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71?
DU PROBLfiME
DE LA MISERE
BT DE SA SOLUTION
CHEZ LES PBUPLBS AMIENS ET MODERRBS.
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Jmpiimeiie dc Gustave GRATIOT, J I, rue do la Mounaio.
DU PROBLEME
DE LA MISERE
ET DE SA SOLUTION
CHEZ LES PEUPLES ANCIENS ET MODERN ES
, PAR
L.-M. MOREAU-CHRISTOPHE
TOME SECOND
ItlOSAlSItlE. — CHRISTIANISItlE. — MO YEN AGE
PARIS
GUILLAUMIN ET OLIBRAIRES
Editcurs du Viclionnaire d'Econamie Politique de la Collection desprincipau.r
EconomisteSf du Journal des Economistes, etc.
14, RUE DE RICHELIEU.
1 851
7/7
659921
L»
DU PROBLEME
DE LA MISERE
ET DE SA SOLUTION
CHEZ LES PEUPLES CHRETIENS.
PREMlfiRE PARTO.
PRIMITIVE £GLISE.
J> CHAP1TRE PREMIER.
De la misdre chez lee Israelites, et dee Inetltatlen*
de Molee pour y rem^dler .
GhriBtianisme et mosaYsme. — L'un procede de l'autre. — Pourquol, avant
d'ltudier la misere chez les premiers chr&iens, nous commenfons par exa-
miner cequ'&aient: — Les riches et les pauvres;— Le travail; — Le sabbat;
— Les prfits gratuits et la remise des dettes ; — L'annee jubilaire ; — La libe-
ration periodique des esclaves; — L'hospitalite; — L'aumftne volontaire et
l'aum6ne forcta ; — Enfln, la communaute' de vie et de Mens— chez le peuple
hlbreu.
S'il est vrai que le Nouveau Testament soit cach6
dans l'Ancien , comme FAncien est manifest^ dans le
Nouveau ; — s'il est vrai que Favenir s'y voie dans le
pass£ et que le pass£ y con temple l'avenir comme dans
un prophetique miroir ; il est vrai, d&slors, que, pour
Itudier les lois du christianisme a lour vraie source, il
faut indispensablement en rechercher le germe et Fes-
prit dans les institutions du peuple he'breu.
Done, ayant k analyser les laments de solution du
probl&me de la mis&re sous Fempire de la loi nouvelle,
nous avons d& nous demander, avant tout, comment
l
2 INSTITUTIONS DE MOlSE.
le m6me problfeme dtait pose et rdsolu sous r empire de
l'ancienne loi.
C'est pourquoi, avant d'entrer dans l'examen des in-
stitutions du christianisme concernant la mi sere, nous
commen$ons par faire connaftre les institutions du
mosaisme sur ]e m£me sujet, en traitant successive-
men t, dans ce chapitre : — Des riches et des pauvres;
— du travail; — dtr Sabbal ; — des pr6ts gratuits et
de la remise des dettes;— du jub i Id;— -de la libera-
tion p&riodique des esclaves ; — de l'hospitalit£ ; —
enfin, de l'aumdne volontaire et forc6e, — chez le
peuple de Dieu^
1 Ge peuple ce*lebre de l'Asie, le premier ei le plus glonnant, sans
conlredit, dans les annates du genre humain, par sa religion, ses lois,
ses moeurs et sa deslinge, porta d'abord le nom &'0£breux 9 ensuite
celui d 1 Israelites', et pril enfin celai de Juifs apres la captivity de Baby-
lone. Abraham fut la tige de ce peuple et alia, par ordre de Dieu>
s'6tablir dans la terre de Chanaan (2291 ans av. J.-C.). Jacob, petit-
ills d' Abraham, fut le pere de douze fib qui devinrent les chefs des
douze tribus de la Judge. Joseph, un de ses ills, ayant 6te* vendu par
ses freres a des marchands, fut conduit en £gypte, y devint premier
ininislre de Pharaon, y fit venir Jacob, et l'6tablit avec toute sa fa-
mille au pays de Gessen, le plus fertile de l'£gypte(1976 at. J.-C).
Ayant 6te* asservis par les Pharaons, Moise se mit a leur tete, les d6-
livra de la servitude (1645 av. J.-C.), el les conduisit dans le d&ert ou
H les guida pendant quarante ans. Moise mourut, en 1605, sans avoir
pu les conduire dans la terre promise. Gette gloire 6lait r&ervee a son
successeur, Josu6, qui partagea le pays en douze parts et le distribua
aux douze tribus (voy. ci-apres, p. 18, n. 4). A la mort de Josue* le gou-
ternement fut confix k des ;«0e*(1554-lO8O av. J.-C.). Ensuite vinrent
les rois; le premier fut Saul (1080); apres lui David (1040); enfin Sa-
lomon (1001-962). Salomon morl, survint, sous Roboam, son fils, un
schisme pendant lequel dix tribus se separerent et formerent un
royaume, le royaume d'IsrM, dont le premier roi fut Jeroboam. Les
deux autres tribus demeurerent fideles a Roboam et formerent le
royaume de Juda. De ces deux royaumes le premier fut dgtruil par
Salmanasar, roi d'Assyrie (718 av. J.-C.) ; le second par Nabuchodo-
nosor, qui emraena les Juifs captifs k Babyloae (587 av. J.-C).
RICHES ET PAUVRES.
1 1-
Rlche* et Pauvrei.
Richesses an temps des patriarches. — Quand naquil et s'accrut la miaere. —
Causes. — Polygamic et concubinage legal. — Exces de population et exposi-
tion d'enfanta, etc. — Details sur la vie privee des Israelites. — Pauperes,
• egerU t vagi, mendici, leprosi, etc. — Les cinq doigts de la main de la mlsere.
— Mauvais riches — Portraits. — Antagonisme et parallele du riche et du
pauvre. — Exemples. — Causes. — Probleme de la misere pose et resold par
MoYse. — • 11 y aura toujours des pauvres, mais il peut,, mais il doit n'y avoir
ni indigtntt ni mendianu parmi vous. » — Distinction des litres saints entre
•pauvreU et m«*re.— Moyens proposes par Molse pour adoucir Tune ct 6teindre
V autre. — Le Decalogue.
La richesse et la pauvrete d'un peuple se mesurant
sur l'etendue de ses ressources et de ses besoins, les
Israelites ne purent qu'6tre universellement riches, au
temps des patriarches, car, bien qu'ils connussent Tor
et les bijoux 1 , l'extrdme simplicity de leurs moeurs 1
faisaitqu'ils avaient assez du produit de leurs bestiaux*
1 Voy. Genes. XXIV, 22. — Us connaissaient aussi les parfums et
les habits precieux (voy. ibid., XXY1I, 27) ; ainsi que F argent mon-
naye (Ibid,, XX, 16, et XX 111, 16).
1 Les patriarches logeaient sous des tentes, et se servaient eux-
m&mes pour les hesoins ordinaires de la Tie. Abraham, qui avait tant
de domesliques, apporte lui-meme de l'eau pour layer les pieds a ses
bftles, presse safemme de leur faire du pain, va lui-meme choisir la
viande, et revient les servir debout (Gen., XVII, 4). Jacob fait un
voyage de plus de deux cents lieues un baton a la main (Gen., XXXII,
11), etc., etc.
8 La richesse des patriarches consistait principalement en trou-
peaux. Abraham en avait de si nombreux, qu'il fut oblige* de se s£-
parer de son neveu Lot, parce que la terre ne les pouvait contenir en-
semble (Gen., XIII, 6). Jacob fit a son frere Esaii un present de cinq
cent qualre-vingt-dix pieces de belail (Gen., XXXII, 16, etc.). Les trou-
peaux consistaient en chevres, brebis, chameaux, boeufs et anes. II n'y
avait ni pores ni chevaux. — Voy. la p. 5, note 5.
■1.
4 INSTITUTIONS DE MOISE.
et de leur travail *, pour satisfaire k tous les besoins de
leur vie frugale 2 et heureuse*.
Mais, depuis la sortie d'figypte jusqu'a la captivite de
Babylone, — p^riode a laquelle se rapporte la plus grande
partie des livres saints, et dans laquelle nous nous ren-
fermons, — leurs besoins s'accrurent avec l'accroisse-
ment de leur population 4 , et leur petit territoire',
1 La principale occupation des patriarches 6tait le soin de leurs trou-
peaux (Gen., XLIII, 3). Quelque innocenle que soit 1'agriculture, la Tie
pastorale leur paraissait plus parfaite ; ils ue se considgraient sur cetle
terre que comme voyageurs (Hebr., XI, 7, 13).
1 Les lentil les qui tenterent si fort fisaii sont une preuve de I'ex-
Ireme sobrtete* des patriarches. Cependant, dans le repas qu'Abraham
servit autrefois aux trois aoges, on voit figurer un veau, du pain frais
cuil sous la cendre, du beurre et du I ait (Gen., XVIII, 6, etc.). Pareil-
lemenl Rebecca serl a Isaac un ragout compost de deux chevreaux
(Gen., XXVIII, 9); ma is, dit Fleury, son grand age fait excuser cette
delicatesse. Ajoulons que c'esl un veau tout entier, et un pain de trois
mesures de farine, ou deux de nos boisseaux, cinquante-six livres de
notre poids environ, qu'Abraham servit a ses b6tes. Ge qui prouve
qu'ils gtaient grands mange urs [Mceurs des Israelites, IV).
8 G'est ce qui les faisait vrvre si longtemps et mourir si doucement. II
n'est fait nulle part mention dans l'£criture que les patriarches fussent
jamais malades. « II deTaillit et mourut dans une heureuse vieillesse,
rempli de jours. » C'est ainsi que l'ficrilure exprime leur mort (Gen.).
* Quand les Israelites enlrerenl dans la terre promise, il y avail plus
de six cents mille hommes portant les armes (Num., 11, 32). La seule
tribu de Benjamin, la moindre de toules, avail une armle de vingt-
cinq mille hommes ; le resle du peuple en avail quatre cent mille
(Jud. f XX, 15, 17). Saul avait deux cent dix mille combattants quand il
extermina les AmalGciles (I Reg., XV, 4). David entretenait continued
lement deux cent quatre-vingl mille hommes, et, dans le d6nombre-
ment qu'il fit du peuple, il comptaun million trois cent mille combat-
tants (I Parol., XVII, XXVII, 2. — Reg., XXIV, 9). Josaphat, qui n'avait
pas le tiers du royaume de David, avait jusqu'a onze cent soixanle
mille hommes de bonnes troupes (II Parol., XXVII, 14, 15, etc.). Le
tout, sans compter les ferames aussi nombreuses, les enfants, les vieil-
lards, les esclaves. L*exag6ration de ces chiffres ne ressort-elle pas de
leur enormity ?
B La Palestine contenait en superficie quinze millions d'arpents car-
RICHES ET PAUVRES. 5
malgrd sa fertility % son exemption d'impdts* et l'ina-
lienabilit^ de son sol 8 , flnit par ne plus se trouver assez
grand pour qu'en l'absence de tout commerce et de
toute iridustrie*, et inalgr£ leur vie simple 5 et labo-
rieuse 6 , tous ses enfants 7 y vecussent dgalement li-
bres % egalement riches * ; aussi, a c6t£ de ses grandes
re* de cent perches, ou quarante mille pieds carr6s chacun ; — dont un
million sept cent mille arpents de terre labourable seulement. Or,
comment un terriloire si petit pouvait-il nourrir un si grand nombre
d'hommes? (Voy. Fleury, Mceurs des Israelites, § VII).
1 Voy., sur la fertility de la Terre sainte, Fleury, ub. sup., p. 30.
1 Avant les rois, les terres n*6taient charges d'aucune autre rede-
vance que des dimes et des pr&nices ordonn&s par Dieu meme. Sous
les rois, elles furent frappees de divers tributs. Salomon ecrasa son
peuple d'imp6ls. Leur enormite* souleva le peuple sous Roboam, son
fils, et occasionna le d&nembrement du royaume.
* Voy. ci-apres, $ V.
* Voy. ci-apres, $ II.
5 Le lait, Peau, le vinaigre, le miel, le pain cuit sous la cendre, et,
dans les ^grandes occasions, quelques viandes r6lies, telle e"tait leur
nourriture (voy. ci-apres, p. 15). — Rien n'egalait la simplicity de leurs
meubles, de leurs habits (voy. Fleury, t*6. sup., X, XI etXII). — Les
anes eHaientla monture ordinaire, meme des riches (76., VIII). Salomon
est le premier qui se soit donne* le luxe des chevaux (76., XXVII).
, • Voy. ci-apres, §11.
7 Les douze tribus d' Israel formaient comme douze parties d'une
nie'me famille dont tous les membres s'appelaient enfants. On disait
les enfants d'Edom, les enfants de Moab, etc. Chez les anciens,
d'ailleurs, le nom tf enfants se prenait pour une nation ou pour une
certaine espece de gens. Homere dit souvent les enfants des Grecs.
Les enfants des hommes ou d'Adam, c'est le genre humain. Dans
r^vangile on voit souvent les enfants du siecle, les enfants des lene-
bres, de la lumiere, etc.
8 Voy. ci-apres, § VI.
9 La principale richesse des Israelites consistait en terres et en
bestiaux. Us appelaieht tr&sors toutes sorles d'amas de choses utiles ou
precieuses, et sous le nom de richesses ils enlendaient non-seulement
Tor et I'argent, mais encore les fruits de la terre, le vin, I'huile, le b£-
lail. Les rois de Judge avaient des intendants de leurs trisors, c'est-a-
dire de leurs greniers, de leurs celliers, etc.
6 INSTITUTIONS DE MOlSE.
richesses 1 y eut-il toujours de grandes miseres 2 , et,
apr&s Jes ann^es d'abondance, les annees de famine *
etdepeste*.
En ces temps-la, en effet, il n'y avait pas seulement
que des pauvres, c'est-&-dire des individus prives des
commodity de la vie, pauperes *; II y avait encore et
surtout des indigents , egenos 6 , c'est-a-dire des pau-
vres manquant des n£cessit£s de la vie \ II y avait aussi
des vagabonds, vagos 9 , et des mendiants, tnendi-
1 Gitons pour exemple les immenses fortunes de David et de Sa-
lomon. David pourvut de ses deniers a la construction du temple de
Jerusalem, donl la dgpense monta a cent huit mille talents d'or, et un
million dix mille talents d'argent (I Paral, 29, 7). Ge qui fait environ
douze milliards de notre monnaie (Fleury, ub. sup., XX VI II). Les ri-
chesses prodigteuses de David glaient le produit amoncelg de ses con-
quotes, des Gpargnes de quarante annees de regne, et peufc-6tre aussi
des rois ses pr£d£cesseurs. Du temps de Salomon, on ne faisaitplus au-
cun cas de L'argent, tant il 6tait abondant. Toute sa vaisselle et les
meubles de sa maison du Liban 6taienfc de pur or, sans compter deux
cents pavois d'or, et trois cents boucliersd'or, etc., etc. (Reg*, V, 4, etc.).
N'avons-nous pas vu, de nos jours, un chef de pirates, le dey d'Alger,
avoir dans son trgsor pres de cent millions, en or et en argent ?
* Voy. ce qui suit.
8 Voy. famine du temps d'Abraham (Gen., XII, 10). id. du temps
d'Isaac (Gen., XXVI, 1). Id. de Jacob (/6., 41 et suiv.). Id. de Ruth
(Ruth, I, 'i). Id. de David (II Rois, XXI, 1). Id. de N6h6mie (II Esdras, V).
Menaces de famine cotrtre ceux qui n'observeront pas la loi (Deut. XXVUI,
53 ; XXXII, 24. — Jer.< XIV. — XXIX, 17. — Ezech., V, 12. — JM, I.
—Amos, IV. — II Rois, XXIV, 13).
4 Exemple : le peuple frapp6 de peste a cause du p€ch6 de David
(II Rois, XXIV, 15).
* Deut., XV, il.
• Isdie, LVIII, 7.
7 D'aprfes YEccUsiastique, les principales choses nScessaires a la vie
de l'hommesont: aqua, pants, vesHmentum el domus (XXIX, 28). Plus
loin il est dtt : Initium necessaries rei vitas hominum : aqua, ignis, fer-
rum (oulil, soc), sal, lac, panis, mel, uvm, oleum et vestimentum
(XXXIX, 31).
• JsaXe, LViil, 7. — Eccli., XXIX, 25.
RICHES ET PAUVRE*, 7
cos l t c'est-a-dire des indigents qudtant par les che-
mins ou par les rues un asile et un morceau de pain 1 .
II y avait aussi des maJheureux sans vttements,
nudi 6 ; affam£s, esurientes*; d£figur& par le chagrin et
la mis&re, *quallente& calamitate et miserid* ; dess^ches
par Findigence et par la faim, egestate et fame sterile* * ;
mangeant de lherbe et des £corces d'arbres, tnande-
bant herbaset arborum cortices '; se nourrissant de raci-
nes de gen^vrier, radix juniperorum cibus eorum *; cher-
cfaant dans les d&erls, in desertis, tout ce qu'ils
pouvaient trpuver a ranger, rodebant 1 ; et se precipitant
avec des cris de joie sur tout ce qu'ils pouvaient de-
vorer, ad ea cum clamor i e currebant*.
. II y avait aussi, et en grand nombre, une autre
classe d'infortun& appartenant sp^cialement aux,
temps bibliques, et qui n'&aient pas rong^s que de nri-
s&re; c'&aient les lepreux, les impurs, les brebis ga-
leuses chassdes du troupeau , et mourant , Isoldes , de
honte, de maladie, et de besoin 4 .
II y avait aussi des families pauvres que la poly-
gamic legale rendait trop nombreuses 5 et que lamisfere
* Prov. 9 XXIX, 49.
* Isdie, LVIH. 7, 10. — Voy. peinture du sort du vagabond dans
YEccUsiastique, XXIX, 25 et suiv.
» Job, XXX, 3, 4, 5, 6.
* Voy. le Levit., XIII et XIV.
8 Outre la polygamie legale qui permettait a un seul mari d'avoir
plusieurs ferames, il y avait le concubinage 16gal qui permettait au
raeme mari d'avoir plusieurs femmes illegitimes. C'est ainsi que Jacob
eut, a la fois, deux femmes, Rachel et Lia, et deux concubines, Bala,
et Zelpha, ses servantes, dont il eut plusieurs enfants (Gen., XXX, i et
suiv.). C'est ainsi que Roboam eut dix-huit femmes et soixante concu-
bines qui lui donnerent vingt-huit fils et soixante filles, et qu'Abia,
son ills, eut de plusieurs femmes vingt-deux ills et seize filles (II Par*
XI, 2, 21, 23. — Id. XIII, 1). David eut dix-neuf fils de ses femmes,
8 INSTITUTIONS DE MOlSE.
fonjai t a exposer leurs enfants comme Molse ! ;oua les
tuer pour n'avoir point la charge de les nourrir 2 ; ou a
les vendre pour payer leurs creanciers • j ou a se ven-
dre elles-mdmes pour un morceau de pain 4 .
II y avait, en fin, des veuves, des orphelins, des es-
claves, des Strangers, des desh^ritds de toute famille et
de tout bien', lesquels formaient comme les cinq
doigts de la main de la misere, et pour lesquels rEcri-
ture frappe sans cesse a la porte des riches.
En ces temps-l&, aussi, il n'y avait pas seulement
que des riches , divites , c'est-a-dire des heureux du
siecle d^pensant leur fortune en bonnes oeuvres*
quand ils ne la depensaient pas en luxe et en plaisirs 7 .
II y avait encore et surtout des opulents Igoistes, fer-
mant l'oreille au cri du pauvre * et mangeant leurs
sans compter ceux de ses concubines. L'ficriture parte de deux juges
d'Israel dont Tun avait trente ills et l'autre quaranle, avec Irente pe-
tits-fils (Jud., X, 4, 42, 44). — Le concubinage n'gtait pas une immo-
rality, comme de nos jours. C'6tait simplement un mariage moins
solennel. Les Spouses legitimes n'avaient sur les concubines que Fa-
vanlage de rendre leurs enfants hentiers. — Ge croisemenl et cette
multiplicity de femmes et d'enfants, sous un meme toit, ne pouvaient
qu'engendrer des querelles, des rivalit6s et des guerres domestiqucs
qui devaienl en chasser le bien-&re, m£me dans les families riches.
Qu'6tail-ce done dans les families pauvres !
1 E&od., II, 4 et suiv.
• Voy. Fleury, Mcsurs des Israelites, XXIV.
» Ibid.
4 Voy. ci-apres, § VI.
• Souvent meme des riches ruinls pour avoir repondu de deltes
qui n'Slaient pas les leurs. Eccli., XXIX, 24 et 25.
• Prov., XXII, 9.
7 Par exemple, en achats d'ornements, debois precieux, de tapis, de
pierreries, de lits d'ivoire, de parfums, etc. (voy. Fleury, ub.sup.,Xei
XI), ou dans les plaisirs dela musique, de la danse, etc. (Ibid., XVII).
• Prov., XXI, 43.
RICHES ET PAUVRES. > 9
biens tout seuls, nunc manduedbo de bonis meis solus ' ; et
des opulents avares, affames a leur propre table 2 et
s'enfermant dans leurs richesses a l'approche des pau-
vres, comme dans une ville forte a l'approche de Fen-
nemi *. II y avait aussi des riches qui s'engraissaient de
la substance du pauvre , et qui ne vivaient que du
fruit de ses sueurs *.
Tel fut Achab volant a Naboth sa vigne \
C'est de ces riches-la que Job a decrit, en ces termes,
les depredations et les rapines : « II y a des riches qui
outrepassent les bornes de leurs champs, et qui m&nent
paitre leurs troupeaux sur les maigres terres de leurs
voisins. Us enlevent a la veuve sa vache, et son &ne a l'or-
phelin. Us privent les pauvres de leurs seuls moyens
d'existence, et oppriment tous ceux qui sont humbles et
doux. D'autres moissonnent le champ qui n'est point a
eux, ettendangent la vigne de celui qu'ils oppriment par
violence. Us arrachent jusqu'a quelque peu d'^pis glands
a ceux qui meurent de faim, et renvoient tout mis ceux
qui n'ont pas de v&ements pour se mettre k l'abri du
froid. Et eux, pendant ce temps-la, font la meridienne
aupres du ias enleve a celui-la mfirae qui, apres avoir
foule leur viu, meurt de soif dans leurs pre ssoirs... Que
la misericorde les mette en oubli, et que les vers leur
soient doux; dulcedo illorum vermes 6 In
C'est de ces m£mes riches que Jeremie a dit : « Leurs.
maisons sont pleines des fruits de leurs rapines, comme
1 Eccli., XI, 19.
* Eccli., X\\, 10.
»Prot>.,X, 15; et XVIII, 11.
* Prov., XXI, 13 j et XXII, 16. — Eccli., XXXIV, 25 el 26.
« III Reg., XXI.
* Jo6,XXlV,lelsuiv.
10 INSTITUTIONS DE MOi&E.
un trebuchet est plein des oiseaux qu'on y a pris. Us
violent ma loi, pers^cutent la veuve, abandonnent
I'drphelin. C'estainsi qu'ilad&Vieanent riches et qu'ils
sont gros et gras '. n
C'est de ces mdmes riches que V Ecclesiaslique a dit :
« De mdme que l'&ne sauvage est la proie du lion
dans le d&ert, de m£me le pauvre est la p&ture du
riche, dans le monde ; pascua divitum pauperis \ »
. a Et de m£me que l'humilit^ efct eii horreur au su-
perbe, de m&ne le pauvre est en execration au riehe ;
execraiio divitis pauper*. »
« C'est pourquoi il n'y a pas plus de relation possible
a dtablir entre le riche etle pauvre, qu'enfre le loup et
I'agneau \ »
Get antagonisme d a riche et du pauvre ftait en tretenu
par le pr^juge des masses qui tenait en bien plusgrande
estime le premier que le second.
L'or &ait un aimant qui attirait, d&slors, a lui, toutes
les sympathies, tous les respects, tous les hom mages.
Pecmim obediunt omnia* .
« Les richesses, dit Salomon, donnent des amis qu'on
iv avait pas ; la pauvretd , au oontraire , Soigne mdme
les amis qu'on avait \ »
Le saint auteur de Y EccUsiastique ' fait k ce sujet un
parallele aussi juste que spirituellement exprime :
« Quand le riche chancelle, dit— il , ses amis le sou-
1 Jerem. y V, 27 et 28.
f J?ccJi.,XIH,2J,22, 23, 24.
* Eccles., X, 49.
4 Prov., XIX, 4 el 7.
5 J£sus,fils de Sirach. Son livre, raodfele de Y Imitation de JSsus-
Christ, a &6 6crit en Tan 475 avant l'fcre chr6tienne. II est distingue,
dans nos notes, de YEccUsiaste de Salomon, par cette abr^viation
Eccli.
RICHE& ET PAUYJtSff. U
tiennent; quand le pauvre trebucbe, ses amis m£mes
le font tomber * . »
« Quand le riche dlraisonne : « Que c'est sagement
pens4 ! » s'lcrie la foule. Quand le pauvre raisonne :
(( Que vient nous chanter celui-la? » murmure-t-on 1 .
« Ainsi, la sagesse du pauvre est m£pris£e et sa votx
sans 6cho 2 ; tandis que l'insolence du riche est tenue
k honneur, et sa parole portde jusqu'aux nues 3 .»
Au riche done l'encens, au pauvre le horion 4 .
De l'encens, du horion m6me le pauvre eAt fait fi,
si, au bout, ne se fAt trouvee pour lut la misfere. Mais la
misfere l'enla$ait souvent de ses cruelles &reihtes , et,
corame Job, n'ayant plus que la peau sur les os> et les
l&vres autour des dents % il demandait k Dieu , dans
le doute de sa justice : Potfrquoi tant de riches, regor-
geant de superflu ? Pourquoi tant de malheureux, man-
quant du n&essaire 6 ?
Ge terrible probl&me de la mis&re, Moisel'a pos^ et
rdsolu par ces paroles des livres saints : « II y aura
toujours , disait ce legislateur a son peuple , il y aura
toujours des pauvres sur la terre que vous habiterez ;
Non deerunt pauperes in terrA habitationie Hue 7 . Mais, faites
ce que je vous commande, et il ne se trouvera plus ni
indigents, iri mmdiants parmi vous; Et omninb indigent et
mendieus non erit inter vo$*. »
Eccli., XIII, 25, 29.
Eccles., IX, 46.
Eccli., XIII, 26 et 28.
Eccli. f XIII, 27.
Job, XIX, 20.
Job, X, XXI, XXX et XLIL
Deuter.,XV, 44.
/)etiter.,XV, 4.
12 INSTITUTIONS DE MOUSE.
C'est commes'il eftt dit : II y aura toujours des pau-
vres ici-bas , parce qu'a cdt£ des forts, des puissants,
des prdvoyarits, des sages, il y a eu de tout temps, il
y aura toujours des faibles, des impotents, des prodi-
gues , des in senses. « Cbaque chose a son contraire
dans la creation ; Tune est opposee a l'autre ; rien ne
manque ainsi a l'oeu vre de Dieu • » Omnia duplicia, tintim
contrd tmum, etnon fecit quidquam deesse 1 . C'est ainsi
que « le pauvre et le riche se sont rencontres , et que
Dieu est le createur de Tun et de l'autre. » Dives et
pauper obviaverunt sibi ; utriusque operator est Dominus 2 .
Mais, de ce qu'il doit y avoir n^cessairemerit toujours
des pauvres, c'est-a-dire des gens qui n'ont pas ce
qu'out les riches, s'ensuit-il qu'il doive pareillement
y avoir toujours des indigents et des mendiants, c'est-
a-dire des pauvres qui manquent de tout, et qui tendent
forcement la main pour vivre ? Non, assur&nent ; car
pauvret^ n'est pas misere ; c'est la distinction qui ressort
de cette priere de Salomon : « Ne rne donnez jamais,
Seigneur, ni la mendicite, mendicitalem , ni les riehes-
ses , divitias, mais seulement ce qui me sera necessaire
pour vivre, lantum vicluimeo neces&aria, de peur qu'&ant
rassasie, je ne sois tente de vous renter et de dire : Qui
est le Seigneur? ou qu'etant contraint par la mis&re,
egeslate compuhus, je ne d£robe le bien d'autrui, et que
je ne parjure le uom de Dieu 3 . »
Distinction qui se trouve encore plus energiquement
etablie dans cet autre passage des livres saints :
« On peut vivre heureux et juste dans la pauvreti ;
1 Eccli. 9 XLII,25.
* Prov., XXII, 2.
» Prov., XXIX, 19.
TRAVAIL. 13
mais roieux vaut mourir que de vivre dans Y indigence :
Melius est enim mari quam indigere * . »
■ Si done l'existence de la pauvreti est, comme l'exis-
tence de la richesse, une consequence necessaire des
in£galit£s n at u relies des homines entre eux, il n'en est
pas de m6me de la misers ; — celle-ci pouvant toujours
6tre extirpee du sol de la civilisation, tandis que la
pauvret£ ne le peut jamais.
Ainsi, pour que le probl&me de la mis&re soit r&olu,
il suffit de faire ce que les lois divines et humaines
commandent pour que la pauvreU ne devienne jamais
paupirisme.
Or, e'est a quoi les lois de Moise ont eu pour objet
de pourvoir , par les commandements du Dialogue 2 et
par sa quadruple institution du travail, du sabbat, de
l'auradne et du jubile, dont nous allons faire connaftre
l'economie d'ensemble et de detail.
§ II.
Travail.
In sudore vultib tui vesceris pane, — Consequences de eette condemnation. —
Applicable a tous les hommes, a toutes les conditions. — Formes diverse* du
travail, suirant la diversity des temps et des besoins. — Hei>reux, pasteurs et
» EccU. f X, 26 et XL, 29.
1 « I. Yous n'aurez point de dieux Grangers devant moi : tous ne
ferez point damages taillles, de figures ou de statues pour les adorer,
II. Vous ne prendrez point en vain le nom du Seigneur votre Dieu.
III. Vous sanctifierez le jour du repos. IV. Honorez votre pere et votre
mere afin que vous viviez sur la terre que Dieu vous donnera. V. Vous
ne tuerez point. VI. Vous ne commettrez point d'adultere. VII. Vousne
d&roberez point. VIII. Vous ne porterez point de faux tgmoignage contre
le procbain. IX. Vous ne convoiterez point la femme de votre procbain.
X. Pous ne convoiterez point le bien d'autrui, ni sa raaison, ni son
servileur, ni sa servante, ni son boeuf, ni son ane, ni aucune chose
qui lui appartienne » (Exod., XX).
14 INSTITUTIONS DE MOlSE.
agrieulteurs ; — Tons l'&aient, rois et sujets. — Kxemples. — Travaux det
femmes. — Industrie domestique et de manage. — Vente de leurs denrees,
seul negoce qu'ila Assent. *=- La Porte. — Deyiennent indnstriels et commer-
- cants quaod deviennent Juife. — Mors, le travail professionnel se developpe et
se generalise. — Mais, il y avait des longtemps des artisans et des artistes.
— Exemples. — Travail manuel en honneur. — Toutefois, rendait impropre
a eertaines charges. — But du travail : est-ce pour devenir riche? — A van-
tages du travail. — Dangers de l'oisivete 1 . — Proverbes de Salomon contre les
faineants. — Salaire ; sa legitimit6. — Yertus de l'ouvrier. — L'epargne.
La premiere loi de la soc\it6 humaine d£chue,loi dictle
par Dieu m&ne pour rem^dier aux maux de cette chute,
est l'obligation imposde k tous les hommes de se suffire
& eux-m&nes, chaque jour de leur vie, par leur propre
travail. In laboribus comedes, cunctis diebus vitce turn ' .
Vous mangerez le travail de vos mains, Lahore* ma-
nuum tuarum manducabis, dit David au peuple de Dieu *.
Le travail, chez les Hebreux, n'etait done pas prati-
que seulement comme un devoir domestique , comme
un devoir social ; il I'&ait encore , et surtout, comme
une expiation, par suite de cette sentence de Dieu pro-
noncde contre nos premiers peres : « La terre sera
maudite a cause de ce que yous avez fait... Elle vous
produira des ronces et des Opines..., et le pain qu'elle
vous donnera vous le mangerez a la sueur de votre
front; In sudor e vultxts tui vesceris pane '. »
Et cette sentence, Dieu ne la prononga pas seulement
contre une classe d'hommes , mais contre l'humanit£
tout entifcre, personnifiee dans Adam 4 .
Tous les hommes done, quelle que soit leur condi-
tion, sont frappes de la m6me peine originelle , de la
« Genes., Ill, 17.
* Ps., CXXVII, 2.
* Gene*., Ill, 17, 48, 19.
* Oocupatio magna creata est omnibus hominibus et jugum grave
super filios Adam. (Eccli., XL, 1, 3.)
TRAVAIL. 15
m&ne loi primordial e du travail. Homo nascitur ad
laborem *.
Et comme les forces et les faiblesses des hommes
sont multiples, de rn&ne le travail, accommode a ces
forces et k ces faiblesses, est multiple comme elles, car
le travail ne rev6t pas qu'une forme ; il se diversifie a
l'infiui, suivant r infinite des besoins et des objets aux-
quels il s'applique.
Dans la terre promise , les besoins &ant beaucoup
plus born^s que les ndtres, le travail etait beaucoup
moi-ns diversity que le ndtre.
Les ruisseaux de miel et de lait qui coulaient dans
le premier sejour du premier horn me, et les fruits pro-
duits par une terre virgin ale, semblent offrir l'embl&me
symbolique des premiers besoins des hommes, et de Inoc-
cupation des premieres peuplades sorties des tentespa*
triarcales. La vie pastorale pure est, en effet, le premier
degr£ de la vie sociale. Elle est applicable a une popu-
lation qui commence, car il faut aux troupeaux d'iooH
menses espaces. La vie agricole u'est que le second degr£
de r existence sociale ; elle convient a une population
d£ja form£e. Les populations trfes nombreuses exigent
le concours et la combinaison de tous les moyens de
production et reunissent, alors, a l'edu cation des trou-
peaux et k Fagiiculture, l'industrie, les manufactures
et le commerce. II etait done n^cessaire et naturel que
les peuples primitifs fussent pasteurs et agricutteurs.
C'est pourquoi les Israelites ne connaissaient qu'un
seul travail, en temps de paix % savoir : Fagiiculture
1 Job., V, 7.
* Eq lemps de guerre, il n'y avail pas d'lsra&ite qui ne portal les
armes, jusqu'aux Invites et aux pr6tres. On comptait pour gens de
16 INSTITUTIONS DE MOlSE.
et V&bve des bestiaux, parce qu'ils n'avaient besoin,
pour vivre, que de ce que produit et nourrit la terre.
Tous, grands et petils, rois et sujets, se livraient a
ce travail et aux occupations domestiques qui s'y rap-
portent, selon le sexe, l'&ge et l'aptitude de cbacun.
Tous les patriarches etaient pasteurs ; et Ton voit,
par les reproches que Jacob fit a Laban, qu'ils pre-
naient ce travail au serieux et qu'ils ne s'y ^pargnaient
pas. « Je vous ai suivi vingt ans, dit-il, souffrant toutes
les injures du temps, portant la chaleur du jour et le
froid de la nuit, et me derobant m&ne le sommeil 1 . »
Chez les Israelites, depuis le chef de la tribu de Juda
jusqu'au dernier des enfants de la tribu de Benjamin,
tous etaient laboureurs et p&tres. Le vieillard de Gabaa,
qui logea le levite dont la femme fut violee, revenait,
le soir , de son travail , quand il l'invita a se retirer
chez lui 2 . Gedeqji battait lui-m£me son ble quand un
ange lui dit qd'il delivrerait le peuple 3 . Quand Saul
re$ut la nouvelle du.pdril ou etait la ville de Jab&s, en
Galaath, il conduisait une couple de bceufs, tout roi
qu'il ^tait 4 . David gardait les brebis quand Samuel
Fenvoya cbercher pour le sacrer, et il retourna a son
troupeau apr6s avoir 6le appele pour jouer de la harpe
devant Saul 5 . Depuis qu'il fut roi, ses enfants faisaient
une grande f£te lorsqu'ils tondaient leurs moutons 6 .
guerre tous ceux qui etaient en age de servir, et cet age 6tait fixe*
depuis vingt ans et au-dessus (voy. la-dessus Fleury, Masws des
Israelites, XXVU).
1 Genes., XXXI, 40.
* Jud., VI, 46.
8 Jud., VI, 42.
* I /te^., XVI, 44.
* I Reg., XVII, 45.
« II Reg., XXIII, 43.
TRAVAIL. 17
£lis£e fut appele a la proph&ie comme il men ait une
des douze charrues de sou pfcre, et 1'enfant qu'il res-
suscita dtait avec son pere, a la moisson, lorsqu'il
tombamalade * • L'lilcriture renferme mille autresexem-
ples de m6me sorte.
Les Israelites allaient au travail des le matin. Se
lever matin signifiait, dans leur style, faire une chose
avec soin, avec joie * ; mais, manger et boire des le
matin, signifiait d&ordre et d^bauche * ; voila pour-
quoi les gens regies ne mangeaient qu'apres avoir tra-
vaille, et assez tard 4 .
La nourriture des travailleurs etait simple. Pour
l'ordinaire, c'&ait du pain et de l'eau. Le pain, c'e'tait
le Mton du travailleur, baculum pants, comme Tappelle
le Ltvitique*. La premiere faveur que Booz accorda a
Ruth fut de boire de la m£me eau dont buvaient ses
gens, de venir manger avec eux et de tremper son pain
dans le vinaigre 6 .
Les femmes ne restaient pas plus oisives que les
hommes. Rebecca venait d' assez loin puiser de l'eau
qu'elle emportait sur son epaule 7 . Rachel menait elle-
m&ne le troupeau de son pere 8 . Quand Ruthgagna les
bonnes graces de Booz, elle glanait a sa moisson °. A
la maison, c'dtaient les femmes qui prdparaient les
* III Reg., IV, 48. — IV Reg., XIX, 49.
* 11 Parol., XXXVI, 45. — Jerem., VII, 43; XI, 7; XXXV, 44.
• Isaie,V, ii.
♦ Mceurs des Israelites, XII.
* Levity XXVI, 26. — Le mot de pain se prend aussi pour toutes
sortes de viandes, dans TEcriture (Isa'ie, V, 41, 46).
• Ruth, XXIX, 44.
7 Genes., XXIV, 43.
8 Genes., XXIX, 9.
• Ruth, II, 3,
2
13 INSTITUTIONS DE MOlSE.
viandes, qui faisaicnt cuire le pain ', qui servaient a
manger. Quand Samuel represente au peuple les moeurs
des rois : «.Votre roi, dit-il, prendra vos filles, et en
fera ses parfumeuses, ses cuisini&res, ses boulan-
geres 2 . » Le pretexte dont se servit Ammon, fills de Da-
vid, pour attirer chez lui sa soeur Thamar, fut de
prendre de sa main un bouillon qu'elle-mdme. avait
prepare, toute fille de roi qu'elle fit*.
Les Israelites de Judee, c'est-a-dire les Juifs des
derniers temps *, s'appliquaient pareillement au la-
bourage, a la nourriture du betail et a tout le menage
de la cnmpagne. Sous le gouvernement de Simon, no-
tamment, « chacun cultivait son champ paisiblement;
1 II y a apparence qu'on ne vendait pas de pain, et que raeme on
n'en gardait guere dans les maisons. C'est pour cela que la magicienne
a qui Saul s'adressa lui fit du pain tout exprfcs, quand elle lui donna
a manger, pour le remetlre de sa faiblesse. Chacun avait son four dans
sa maison, puisque la loi menace comme d'un grand malheur de r£-
duire le peuple a une telle famine que dix femmes cuiront leur pain
en un m£me four (Lev,, XXVI, 26).
» I Reg., 111,1, 3.
* II Reg., XIII, 8.
* La captivity des Juifs a Babylone (voy. ci-dessus, p. 2, note 1) dura
soixante-dix ans. En 536 av. J.-C, Cyrus, roi de Perse, mattre de Ba-
bylone, permit aux Juifs de retourner dans leur patrie, et, bien que .
soumis aux Perses, lis se gouvernerent par leurs lois. Alexandre le
Grand s' em para de la Judge en Tan 332; puis elle passa tour a tour
sous la domination de Ptol6m6e, roi d' Egypt e (320), de SSleucus Njca-
tor, roi deSyrie (300-279). Elle retourna aux rois d'figypte (279-203),
et de la passa aux Seleucides (303-169). Les Machabges rgtablirent l'in-
dgpeudance des Juifs (160). Leurs successeurs prirenl le tilre de roi.
Hircan II, Tun d'eux, en guerre avec son fr&re, s'adressa a Pom-
pge (76), ful sccouru par lui et se reconnut ensuite tribulaire des
Romains. Hgrode le Grand monta sur le trdne en Tan 40 av. J.-C.
Jgsus-Cbrist naquit sous son regne. Un an apres celte naissance, Hg-
rode mourut, et la Judge fut sgparge en quatre tgtrarcliies (Judge, Ga-
lilee, Batanie, Ilurie) (voy. ci-apres, p. 20, note 4).
TRAVAIL. 19
la terrc de Juda etait fertile, et les arbres de la cam-
pagne portaient leur fruit... Israel etait en grandejoie;
ehacun etait assis sous sa vigne et sous son figuier, et
personne ne les inquietait. » L'auteur du livre de
YEccUsiastiquc, qui vivait vers le m6me temps 1 , n'a pas
manque de marquer ce devoir : « N'ayez point d' aver-
sion, dit-il, pour le travail penible et le labourage ins-
titues par le Trfes-Haut \ »
CKez les derniers Juifs, comme chez lesHebreux pri-
mitifs, tout ce qui, dans Tficriture, s'appelle travail,
biens, richesse, affaires, se rapporte toujours an ma-
nage de la cam pagne ; ce sont des terres , des vignes ,
des pres, des boeufs, des moutons, des occupations
rurales et domestiques. De 1^, les expressions figures
dont se servaient les Israelites : les rois et les autres
chefs sont des pasteurs ; les peuples , des troupeaux ;
les conduire, c'est les faire paftre, etc.
Les figyptiens et les Syriens joignaient a Tagriculture
la navigation et le commerce. Les Philistins , et les
Cananeens qui sont les Pheniciens, occupant les cdtes
de la mer, vivaient d'industrie, et se constituaient
comme les courtiers et les facteurs des autres nations.
Les Israelites seuls cultivaient exclusivement l'agricul-
ture. Leur terre suffisait a les nourrir. Outre le ble et
Forge, elle produisait Tbuile et le miel en abondance;
les montagnes de Juda et dEphraim etaient de grands
vignobles ; aux environs de Jericho, il y avait des pal-
miers de grand revenu, et c'etait le seul endroit du
monde ou se trouvat le vrai baume '• C'est de ces pro-
1 Voy. ci-dessus, p. JO, note 8.
* Eccli., VII, 16.
• Joseph, I BeU., cap. V, p. 719.— Plin., Nat. Bist., XIII, 4.
2.
20 INSTITUTIONS DE MOlSE.
duits seuls que les Israelites faisaient commerce en
allant les vendre a Tyr 1 .
Toot autre uegoce leur etait inconnu. Seulement,
pour leurs achats ou echanges entre eux, ou pour la
vente de leurs denrees, ils s'assemblaient , a certains
jours, a ce que l'Ecriture appelle si souvent la porte 2 .
C'etait, chez les Hebreux, la mgoie chose que la place
ou le marche, chez les Romains 8 .
Les Israelites n'etaient done ni comraergauts, ni tra-
fiquants; ils ne le sont devenus qu'en devenaut Juifs,
aprfcs la captivite \
1 Ezech., XXVII, 1 , etc.* 17. — Salomon avail ouvert un commerce
avec Tfigyple d'ou il recevait du lin et des chevaux, et il revendait aux
peuples de la Syrie lout ce qui excGdait les besoias de la nation. Tout
porte a croire que, sous son regne, la richesse et la civilisation du peuple
hSbreu elaient parvenu es au plus haul periode (De Villeneuve Bar-
gemont, Hist, de I'e'conom. polit., I, 50).
* La porte de la ville 6lail le lieu ou se traitaient toutes les affaires
publiques el particulieres des le temps des palriarcbes(voy. Gen., XXIII,
40, 18. — Id., XXXIV, 20. — Ruth, IV). C'est a la porte que se ren-
daient les jugements. II y avail sans doute un baliment construit expres
pour cela (Jerem., XXVI, 10). Quand David eut appris la mort d'Absa-
lon, il monlaala cbambre de la porte pour y pleurer (II Reg., XVIII,
33). On voit, d'aprfcs cela, que les portes de Venfer signifient, dans le
langage de PEvangile, le sancluaire, ou le royaume, ou la puissance
du demon.
» Reg., VII, 4.
* Voy. ci-dessus, p. 18, note 4. — « Quand on compare les Juifs de
la restauration de Gyrus avec les H6breux du temps de Samuel, de Sa-
lomon, d'£z£chias, on croit voir deux races differenles. La grandeur
et la simplicity du g£nie Israelite onl fait place a 1'esprit chicanier,
pointilleux et faux des rabbins; le bon sens public est 6clips6, la na-
tion est dechue » (P. J. Proudhon, De la calibration du dimanche y
p. 29, edit, in-24).
« Depuis leur enliere reprobation, dit Fleury, les Juifs ont toujours
616 s'eloignanl de plus en plug de la maniere simple et nalurelle donl
les Israelites subsistaient, Depuis longlemps les Juifs n'oAt plus de
TRAVAIL. 21
£taient-ils davantage industriels , manufacturers,
artisans ?
Nous avons vu que les femmes s'occupaient de toute
1'economie domestique. C'&aient elles aussi qui s'oc-
cupaient de Hndustrie du menage ; c'etaient elles qui
filaient la laine ou le liu, qui tissaient la toile et le drap
sur le metier, qui confeetionnaient les habits, etc. \
Anne , femme de Tobie , etait tisseuse de toile a la
journde. Tous les jours elle allait a son travail, et ren-
trait k la maison avec les vivres qu'elle avait achetds
du produit de Foeuvre de ses mains 3 .
Tous ces ouvrages se faisant a couvert dans les mai-
son s et ne demandant pas une grande force de corps,
les anciens ne les trouvaient pas dignes d'occuper des
hommes, et les laissaient aux femmes, naturellement
plus s^dentaires, plus propres et plus attachees aux
petites choses.
Quant aux autres choses n dee ss aires a la vie, c'e-
taient les hommes qui s'en occupaient.
On lit dans Hom&re que le bonhomme Eumde se fai-
sait lui-m6me ses souliers, et qu'il avail Mti lui-m6me
les ^tables de ses troupeaux s . Ulysse lui-m6me avait
b&ti sa maison et dress£ avec art ce lit qui servit & le
faire reconnaftre de sa femme. Quand il partit de chez
Calypso , ce fut lui seul qui construisit et qui dquipa
lerres, et ne s'appliquentplus a 1' agriculture. lis ne virenl que de tra-
fic, et encore de l'esp&ce la plus sordide; ils sont reyendeurs, cour-
tiers, usuriers; tous leurs biens ne sont que de l'argent et des meu-
bles ; a peine sont-ils propri&aires de quelques maisons dans les villes »
{Mceurs des Israelites, XXXIII).
1 Voy. notre ouvrage Du droit & Toisivett, p. 204,205.
• Tobie, II, 19.
• Horn., Odyss., XIV, 23.
22 INSTITUTIONS DE MOlSE.
son vaisseau*. C'etait un honneur, chez les anciens,
de savoir fairc soi-m£me toutes les choses utiles a la
vie, et de ne dependre de personue, et c'est ce qu'Ho-
mere appelle souvent science et sagesse. Nous invo-
quons ici l'autorite d'Homere parce qu on dit qu'il vivait
du temps du prophete Elie, vers la cdte de l'Asie Mi-
neure, et que tout ce qu'il decrit des moeurs des Grecs
et des Troyens de son temps a un rapport merveilleux
avec ce que l'Ecriture nous apprend des moeurs des
Israelites et des autres peuples orieutaux.
Pour ce qui est des metiers de profession, il ne paraft
pas qu'il y ait eu, avant les rois, des Israelites artisans
qui travaillassent pour le public. Oij lit, eu effet, dans
VEcriture, qu'au commencement du regne de Saiil il
B'y avait a s ucun ouvrier qui sut forger le fer, dans tout
le pays des Israelites, et ils etaient reduits a alley chez
les Philistins, m£me pour aiguiser les outils qui serveut
au labourage 2 . Plusieurs annees apres, David fut oblig£,
dans sa fuite, de prendre l'epee de Goliath et de la tirer
du tabernacle ou elle etait suspendue a , faute, sans
doute, d'armuriers ou il eiit pu s'en procurer uue moins
lourde et mieux appropriee a sa taille.
^outefois, l'Ecriture constate que la plupant des arts
SQH^plus anciens que le deluge, et que les Israelites ne
^nai^quaieut pas d'excellents otyvriefg , d&s le temps do
Moise. Besel^el et Ooliab, qui firent le tabernacle et ses
accessoires, en sont un illustre exemple. G'etaient plus
que des ouvriers , c'&aient des artistes ; oar ils ne se
montr^rent pas, seulement menui$iere, t£piss*er$ , par-
1 Ibid., V.-77 Yojr ( , nojj&wwjft 0*.4Mi-4 Wriwtf> P- 7 -
* I Reg. y XIII, 19.
'IJty.,XXII,9.
TRAVAIL. S3
fumeurs, etc., pour la confection de ee chef-d'oeuvre,
mais tailleurs et graveurs de pierres precieuses, statuai-
res et fondeurs de figures, etc., tellement que leur
science parut miraculeuse et inspiree de Dieu \
- Mais cet exeraple est le seui qu'on puisse citer, tandis
que depuis David les ouvriers et les artisans abondent.
L'ficriture constate , en effet, que David laissa dang
son royaume un grand nombre d'artisans de toutes
sortes, entre autres des masons, des charpentiers, des
forgerons , des orf&vres , c'est-a-dire de tous les ou-
vriers qui travaillent la pier re, le bois, les m&atix *, et,
afin quo Ton ne croie pas que ce fussent des Strangers,
il est dit que Salomon choisit de tout Israel trente milled
ouvriers, et qu'il avait quatre-vingt rnille carriers dans
les montagoes 3 ; ce qui n'emp£chait pas qu'il emprdn-
tdt d'autres ouvriers au roi de Tyr, quand les siens
£taient issuffisanfs , ou moins babiles que les Sido-
uiens 4 .
Depuis la division des royaumes, te luxe dtant aug-
mente, il dut y avoir beaucoup plus d'artisans. Led
artisans de profession &aieut devetius une ndcessite.
Parmi les menaces contre Jerusalem, Id prophfete Isaie
pr^dit que Dieu lui 6teW les gens savants dans U£
arts'; et, quand J&usbteife fut pirise, ?1 est dit plusieurd
fois qu'on enleva jusqu'aux artis&nis \ DatinS la g&i3a[-
1 Voy. Exod., XXXI, 4, 6, 36, 37, etc.
* Parol., XXII, 15. — III Reg., V, 13.
8 Ibid., V. — Les oimiers employes a balir le temple de Salomon
Itaient embrigadls par corps de metiers et organises en jtiraades.
Flavii Josephi Antiquit.jud., lib. VII, cap, 2,
♦ in Reg., VU, 13*
• IstA'e, UI, 3, ±
• IV Reg., XXDf, 14.
24 INSTITUTIONS DE MOlSE.
logie de la tribu de Juda, il est fait mention d'un lieu
appele la ValUe des artisans *, ainsi que d'une famille
d'ouvriers de fin lin, et d'une autre de potiers, les-
quelles travaillaient pour le roi , et demeuraient dans
ses jardins 2 .
Tout cela, dit Fabbe Fleury, montre l'honneur que
Von rendait aux arts, et le soin que Ton avait de con-
server la memoire de ceux qui s'y appliquaient 3 .
Chez les Juifs des derniers temps, les artisans etaieut
en grand nombre. Les apdtres, saint Joseph, Jesus-
Christ lui-mgme, en sont d'illustres exemples. Saint
Paul, quoique elev£ dans les lettres, savait aussi un
metier 4 .
En lui-m£me, done, le travail des mains n'avait rien
qui avilit. II honorait au con tr aire qui savait s'en ho-
norer.
Toutefois, l'exercice des metiers professionnels &ait
incompatible avec l'exercice des fonctions publiques ;
car, pour ces fonctions, il faut une science que l'ou-
vrier, par la nature mdme de s^n travail, est impropre
k acquerir et a appliquer.
Le livre de V EccUsiastique contient a ce sujet une
doctrine qui rappelle celle d'Aristote et de Platon sur
l'incompatibilit£ des professions manuelles avec le titre
et les fonctions de citoyen \
« Quelle science pourrait acquerir le laboureur qui
mbne une charrue, qui se glorifle de son aiguillon, qui
* II Par., IV, 14.
* ld. 9 XXII, 23.
1 Mceurs des lsrailites, IX.
* Voir ci-aprfcs, chap. D, § IV.
1 Voy. notre ouvrage Du droit d I'oisiveti, p, 3 et 10.
TRAVAIL. 25
passfc sa vie avec les boeufs , et qui ne parle que de
taureaux et de genisses ?
« II applique tout son esprit k tracer des sillons et
toutcs ses veilles k engraisser des vaches.
« De m&ne, le charpentier, le ma$on, le sculpteur
passent leurs jours et leurs nuits a perfectionner leurs
ouvrages ;
« De m&me, le forgeron, debout prfes de son enclume,
oonsid&re le fer qu'il met en oeuvre; la vapeur du feu
lui s&che la chair, etil a a se d^fendre de la chaleur
de la fournaise * ; son oreille est sans cesse frapp^e du
bruit des marteaux , et son ceil est attentif k la forme
qu'il veut donner k ce qu'il fait ;
« De mdme, le potier s'assied prfcs de son argile : il
tourne la roue avec les pieds; il ne fait rien qu'avec
mesure , et emploie tout son art a rendre son ouvrage
parfait.
« Tous ces ouvriers ont place leur espoir dans leurs
mains, et chacun d'eux excelle dans son art.
« Sans eux, nulle ville ne serait ni Mtie, ni habitee,
ni frequentee.
« Mais, ils n'en doivent pas moins 6tre exclus des
charges de l'fitat et de l'assemblle des anciens 3 .
« £n conslquenee, ils ne s'assi&ont point sur les
sieges des juges ; car ils ne peuvent avoir la connais-
1 Voy. ibid., p. 10, opinion analogue de Xenophon.
* Des que les H6breux commencerent k former un peuple, ils furent
gouyernes par des vieillards. Quand Moise Tint en l&gypte leur pro-
mettre la liberty de la part de Dieu, il assembla les anciens. Choisissez,
lui avait dit Dieu, pour yous aider dans la conduite de mon peuple,
soixante-dix vieillards. Les juges etaient toujours choisis parmi les
plus dg&. Un conseil des anciens presidait aux affaires publiques.
Vov. Fleury, t*6. sup., XXV.
26 INSTITUTIONS BE MOlSE.
sance des lois qu'il faut savoir pour rendre un juge-
ment. Et its ne publieront ni instructions, ni regie-
ments, et ils n'expliqueront point les paraboles ; car, il
n'y a que le sage qui peut chercher la sagesse dans let
anciens , et fa ire son etude des prophetes ' . »
Du reste, en ratoe temps qu'il &ait subi comme
une peine, le travail portait en lui l'allegement k son
propre joug.
cc Le sommeil, rebelle au riche, est doux a l'onvritt
laborious, » dit Salomon 2 .
« Avec la travail, qu'est-il besoin do richesse? dit
I'auteur de YEccUsiastique. Gelui qui se contente de eft
qu'il gagne ne possede-Ml pas un tr&sor * ?
c« Et le travailleur pauvre qui se suffit a lui~m6me
ne vaut-il pas mieux que l'oisif orgueilleux qui n'a pad
de paia 4 ?
« Tel paraf t pauvre qui est riche ; tel paraii ric^e
qui u a rien * . »
Ce n'e&t done point pour devenir riche qu'il faut tra-
vailler, noli laborare ut diieris e j c'est pour £viter la
pauvret^ , qui fait sou vent tomber dans le p&h£ % of
pour fuir I'oisivetd qui l'am&ne.
L'QteiVefe etait eonsideree, chez lies Hebrenx, comme
l'iustilutriee du ma\ r multatrLtnalitiat*doct4it otiosim *; et
le travail , par contre , comme F^oole de la sagesse.
1 Eccli., XXXVUf, 26 fc 38, et XXXIX, I.
*Bccles., V, ti.
* Eccli., LX, #8.
* Pro*., XII, fr.
* Pro*., XIII, 7.
* Ptm, XXI&, *.
i\Bta*\,XXVI*,l.
* Eccli., XXXIII, 29.
TRAVAIL. 57
p Regardez la fourmi, par esseux ! et apprenez a de-
veuir sages. Vade adformicam, 6 piger ! et disce sapien-
tiam*. »
C'est qu'alors, commeaujourd'hui, l'oisivete amenail
la misere, tandis que le travail la chassait.
Voici a ce sujet les preceptes de Salomon :
« Celui qui laboure son champ sera rassasie de
pains, satiabiiur panibus ; le paresseux qui la laisse en
friche sera rassasie de misere, ripkbtlwr egestate * % »
« Le paresseux qui n'aura pas vault* labourer l'bi-
Yer, a cause du froid, meqdiera Y6\4, et qu »e lui don-
n$ra rieu \ »
« La main paresseuse produit la misere, h wain U-
borieuse la riches^ 4 . »
cc Ou la mam travaille, la eat rabwdance; ou la
lapgueagit, la est rjndigenee 5 . >t
« Le pain vient a qui veille, la (ftte&rte vtfiut k qui
dort*. »
« Dprmez up peu, goipmeilles un peu, mettez un
peu vos mains Tune dans r autre, et la iriig&re viandra
au galop, veniet tibi quqsi cursor eqe$las y et la mendicity
a'emparera de vous comme un horome arm^ 7 . n
« Ge qu'est le vinaigre aux dents, et la fum£e aux
yeux t le paresseux Test a ceux qui r#»pk)ifint \,»
« Le paresseux cache sa main sous son aisselle :
1 Prov., VI, 6.
• Prov., XII, 11, et XXVIII, 19.
• Prov., XX, 4.
• Prov., X, 4.
• Prov., XIV, 23.
• Prov., XX, 13.
' Prov., XX1V,.33><* 34,
• Prov., X, 26.
28 INSTITUTIONS DE MOlSE.
c'est a peine s'il peut la porter jusqu'a sa bouche % . »
« Comme une porte roule sur ses gonds, le pares-
seux tourne, dans son lit, sur lui-m6me 2 . »
« Pendant ce temps-la, ses jours se consumer) t en
d&irs ardents, en vains souhaits ; mais, comme ses
mains ne veulent rien faire, ses desirs le minent et le
tuent *. »
«■ Ainsi, tandis que les pens^es de l'homme laborieux
se tournent toujours en abondance, les pens&s du pa-
resseux se conveitissent toujours en misere \»
« G'est pourquoi, les voies de Tun sont douces et fa-
ciles ; tandis que le chemin de l'autre est couvert de
ronces et d'^pines \ »
ce Le travailleur, on l'honore j le faineant, on le cons-*
pue. Le paresseux est comme une pierre couverte de
boue; ceux qui le touchent s'en eloignent en se se*
couant lesdoigts 6 . »
« Fuyez done l'oisivet^, et l'indigence fuira loin de
vous, et yos moissons surgiront comme d'une source
d'abondance 7 . »
Les Israelites, artisans ou agriculteurs, se faisaient
aider dans leurs travaux par des mercenaires ou ma-
nouvriers, libres ou esclaves 8 .
II existait deux classes de manoeuvres libres. Les
* Prov., XVI, i5.
* Prov., XVI, U.
8 Prov., XXI, 25 et 26.
* Prov. 9 XXI, 5.
5 Prov., XV, 49.
* Eccl, XXII, 1 et 2.
7 Prov.,\l,iU
8 On ne irouve aucune trace de fermage soit a prix fixe, soit Sous
condition de partage des fruits, ou metayage, dans les ficritures. II en
est seulement question dans La Michna des rabbins.
TRAVAIL. 29
uns louaient leur travail pour une saison ou pour l'an-
n^e; ils demeuraient et &aient nourris cbez le maftre
ou patron, et recevaient leur salaire ou prix de location
en argent ou en nature, k l'epoque convenue. Les au-
tres travaillaient k la journde, et recevaient, en argent
ou en nature, leur salaire quotidien. C'est de ceux-ci
surtout que s'occupe l'Ecriture.
Ne point rend re, dit l'Ecriture, par un legitime sa-
laire, au mercenaire qu'on emploie, l'equivalent de ses
sueurs, c'est le priver de son pain.
Or, « le pain du pauvre c'est sa vie ; celui qui le lui
dte est un homme de sang '. » Car « priver Touvrier du
pain gagn£ k la sueur de son front , c'est assassiner
son prochain 1 . » Car « celui qui repand le sang et
celui qui prive le mercenaire de sa journ^e sont
frfcres i . »
C'est pourquoi Mo'ise a public ces deux lois :
« Le prix de journee du mercenaire qui vous donne
son travail ne demeurera pas chez vous jusqu'au
matin 3 . »
« Vous ne refuserez point k 1'ouvrier le salaire que
vous lui devez, mais vous lui payerez le prix de sa
journee, le jour mSme, avant le coucher du soleil, par-
ce qu'il est pauvre et qu'il n'a que cela pour vivre 8 . »
Precepte que Tobie transmit a son fils en ces termes :
« Lorsqu'un homme aura travailld pour vous, payez-
lui aussitdt ce qui lui est dtV pour son travail ; et que le
salaire du mercenaire ne demeure jamais chez vous 4 . »
Non-seulemcnt les livres saints defendent de re-
> Ecclu, XXXIV, 25, 26, 27.
1 Levit., XIX, 13.
' D«u*., XXIV, 14 et 15.
♦ Tobie, IV, 15.
30 INSTITUTIONS DE MOlSE.
mettre an lendemain le payement du salaire de l'ou-
vrier, mais ils recommandent de faire ce payement
sans aigreur, sine trislitia, et de traiter l'ouvrier avee
mansu&ude, in tnansuetudine l ; car, c'est lui tout en-
tier, animam suam, qu'il donne par son travail a celui
qui l'emploie * ; et l'ouvrier pauvre, s'il est honndte,
est digne de tons nos i^gards \
Ajoutons : s'il est sobre ; car l'ouvrier ivrogne, ou-
tre qu'il n'amasse jamais rien \ ne merite que mepris s .
C'est ainsi que la sobriety et l'econemie, c'est-a^dire
V&pargne , etaient rnises, chez les Hebreux , & edt& du
travail, au premier rang de Ifeurs ^lemente de puissance
et de richesse.
§ m.
Le Sabbat.
Ce que c'6tait que le sabbat ou jour du repos. — Command^ sous peine de
ntort. — Tfavaux permit et deTendus. — Exagerations des Juifs a ce sujet.
— RalsoQ de la periodicity fixe et reguliere qui coupe a intervalles egaux )a
succession des ceuvres et des jours. — Origins physiologique de la semaine.
— Sabbat de I'homme et sabbat de la terre. — Ce que c'gtait que le sabbalum
terra. -^ La terre se reposait tons les sept ans. — Comment vivre, pendant
Tannic sabbatique, en l'absence de Urate rewrite?
Les Israelites travaillaient six jours de la semaine et
se reposaient le septieme qui etait le jour du sabbat 6 .
En dehors de ce jour, ils n'interrompaient leurs tra-
vaux que pour les autres fetes marquees par la loi \
1 EccU., IV, 8.
« Eccli., VII, 22.
8 Eccli., X, 26.
* J5cc/i.. XIX, i.
8 EecU. 9 XXXI, 33.
6 En hgbreu, sabbat sign i fie repos.
7 Telles que la Paque, la Penlecdte, la Ule des Tabernacles, e(c. —
SABBAT. 31
Moise arait fait de l'observatkm da sabbat une lot si
rigoureuse que quiconque Fenfreignait dtaii puni de
mart.
« Vous travaillerez durant six jours et tons y ferez
tout ee que vous aurez & faire * . »
« Mais le septieme jour est le jour du sabbat, c'est-
a-dir^ du repos du Seigneur voire Dieu*, car le Sei-
gneur a fait en six jours le ciel, la terre, et la mer et
tout ce qui y est enferm^, et il s'est repos£ le septieme
jour. G'est pourquoi le Seigneur a Wni le jour da sab-
bat et la sanctifie \ Aussi, le septieme jour est— il appele
saint 4 . »
« Vous garderez done le jour de mon sabbat partout
ou vous deraeurerez 8 ; ce jour doit vous 6tre saint, car,
entre moi et mon peuple, e'est un pacte e tern el \ »
« Done, vous travaillerez pendant six jours, et, le
septieme jour, vous cesserez de labourer la terre et de
mpissonner 7 . Vonsne ferez, ce jour-la, aucun ouvrage,
aucune ceuvre quelconque, omne opw non farietis *, ni
Curtains de leurs travaux 6taientaussi pour euxdes ffetes. TeUesllaient
]es tondailles des moutons, la moisson et les vendanges auxquelles let
voisins prenaient part pour s'entr'aider, en se rtjouissant les una les
aulres {lsdXe, IX, 3. — Ibid., XVI, 10).
» Exod., XX, 9. — Deuter., V, 13.
* Exod., XX, 10. — Deuter., V, 14.
» Exod., XX, 11. — Deuter., V, 12.
* Levit., XXIII, 3.
* Levit., XIX, 23. — Id., XXIII, 3.
« Exod., XXXI, 14, 15.
7 Exod., XXXIV, 21 .
P Jerem., XVII, 22.— Exod., XX, 10. — Deuter., V, U.— Dans leur
Talmud, ou Rilue}, les Juifs, e?ag£rant la loi de Moise, poussent jus-
qu'k l'extravagaace leurs srrupules sur ce qui regarde l'observation
du sabbat. Non-seulement, se fondant sur un teste de I6r6mie (XVII,
21 et 22), el sua un autre d'Isaie (LVI1I, 13), ils 3vitent de porter au-
32 INSTITUTIONS DE HOlSE.
vous, ni votre fils, ni votre fflle, ni voire serviteur, ni
votre servante, ui votre bceuf, ni votre &ne, ni aucune
de vos bikes de service, ni l'etranger qui est entre vos
portes ', afin que votre bceuf et votre £ne se reposent
et que le fils de votre servante et l'etranger aient quel-
que rel&che, refrigerentur % et afin que votre serviteur
et votre servante se reposent comme vous ; ut requies-
cant servus tuus et ancilla lua sicut It* 3 . »
(( Heureux celui qui observe le sabbat et ne le viole
pointy car il trouvera sa joie dans le Seigneur 4 . »
« Malheureux, au conlraire, celui qui ne sanctifie
pas le sabbat, selon que je l'ai ordonne % car quiconque
travaillera ce jour-la sera puni de mort 8 . »
cun fardeau, ou de faire plus d'un mille de cliemin hors de la ville
ce jour-la; mais ils n'osent allumer ni gteindre le feu. lis ontsoin
d'appr&er la veille tout ce qui est necessaire pour leurs repas. Ils out la
precaution de ne pas trop se charger d'habits. Tout entretien sur les
affaires temporelles est interdit. Ils ne peuvent ce jour-la ni rien
donner ni rien recevoir, ni manier aucun outil ni rien qui soit pesant.
Manier de l'argent, aller a cheval, jouer des instruments, se bai-
gner, etc., etc., sont autant de contraventions a la loi du sabbat.
* Exod., XX, 10. — Deuter., V, 14. — Voy. sur ce mot portes ci-
dessus, p. 20, note 2.
* Exod., XXIII, 12,
* Deuter., V, 13.
* /saVe, LVI, 2, 6, 7. — Id., LVIII, 14.
8 Jerem., XVII, 22, 27.
* Exod., XXV, 2. — Id., XXXI, 16, 17. — Void, h cet 6gard, deux
exemples cites par les livres saints : « Or, les en fan Is dlsrael 6tant
dans le desert, il arriva qu'ils Irouverent un homrae qui ramassait du
bois le jour du sabbat. Et l'ayant prlsentg a Moi'se, a Aaron et a lout
le peuple,ils le firent meltre en prison, ne sacbant ce qu'ils en devaient
faire. Alors le Seigneur dit a Mo'ise : Que eel homme soit punt de
mort, et que lout le peuple le lapide hors du camp. Ils le firent done
sortir dehors, et ils le lapiderenl; et il raourut ainsi que le Seigneur
l'avail ordonne » (Nornbres, XV, 32-36). — L'autre exemple est celui
de cette troupe deJuifs qui,ayant &6 atlaques le jour du sabbat, pen*.
SABBAT. 33
Et ce jour de repos n'&ait pas perdu pour le travail,
non plus que pour la prosperity des families, car « le
repos est p&re du mouvement, generateur de la force,
et compagnon du travail. Le repos, pris moder&nent
et a temps utile, soutient le courage, vivifie la pensde,
fortifie la volont£ et rend invincible la vertu * . »
Ce quil y a d'admirable, a cet egard, dans la loi de
Molse, e est moins le repos en lui-mgme, dont la nd-
cessitd n'est contests par personne, que cette p^rio-
dicite fixe et reguli^re qui coupe a intervalles egaux la
succession des ceuvres et des jours. Pourquoi cette
constante symetrie ? Pourquoi six jours de travail plu-
tdt que cinq ou sept ? Pourquoi la semaine plutdt que
la decade? Quel statisticien a observe, le premier,
qu'en temps ordinaire la periode du travail doit 6tre a
la periode de repos com me 6 est a 1, et d'aprfes quelles
lois? que ces deux periodes doivent s'alterner, et pour-
quoi?...
De cette loi de proportion, eutre la dure'e du travail et
celle de relAche, nous ne soup$onnons pas plus la raison
que nousne savons l'origiue physiologique dela semaine.
« Notre ignorance est opaque sur toutes ces choses. »
Aussi, ne chercherons-nous point, avec M. Prou-
dhon, jtsonder ce qu'il appelle lui-m6me un abime 3 .
Nous dirous seulement, comme lui, que la certitude de
la science, qu'il appelle harmonique transcendante , et
danl la gaerre des Machabees, aimerent mieux se laisser massacrer,
eux, leurs femmes et leurs enfants, de peur d'enfreindre la loi. Ma-
tbias fit alors rendre une ordonnance qui permettait au peuple de se
deiendre le jour du sabbat, s'il 6lait attaqu6 (Voy. I Machab., II, 30 et
suiv.).
1 De la cMbration du dimanche, p. 84.
* Voy. ProudhoD, t*6. sup., p. 85 et suiv.
5
34 INSTITUTIONS Dfi MOlSE.
qu'avait a fonder Molse lorsqu'il songea k r£gler, dans
la nation isra&ite, les oeuvres et les jours, les repos et
les fiHes, les travaux du corps et les eftercices de I'&roe,
les intfrdts de l'hygfene el de la morale, l^conomie
politique et la snbsistance des personnes, — que la cer-
titude de cette science est d&nontr£e par le fait mdme
dont nous nous occupons. « Diminuez la semaine d'un
seul jour, le travail est insuffisanl comparativement au
repos; augmentez-la de la m&ne quanthe, il devient
excessif. Etablissez tous les trois jours une demi-jour-
nee de relftche, vous multipliez par le fractionnement
la perte de temps, et, en scindant l'muttf* naturelle du
jour, vous brisez le qui lib re nume'rique des choses. Ac-
cordez, au centraire, quarante-huit heures de repos,
aprfes douze jours cous&utifs de peine, vous tuez
Fhomme par Tinertie, aprfes Tavoir £puis£ par la
fatigue ' . »
Que couclure de tout ceci ? Que si Molse se montra pi
juste, en adoptant 6a proportion sabbatique, ce ne fut
pas seulement parce qu'il en avait calculd d'avance
toute la port^e, ce fut encore, et surtout, parce que le
sabbat &ait l'oeuvre de Dieu.
Outre le sabbat du travailleur, Moise avait institu^
le sabbat de la terre, sabbatum terrm*. Le repos &ait
juge aussi n&essaire a la terre qu'au laboureur. Tou-
jours produire ^puise le sol, autant que travailler sans
cesse <5puise le corps. Dans l'ignorance ou Ton &ait alors
des assolements altern^s, la jachere, ou le repos p&io->
dique du sol {jacere), &ait indispensable a la terre pour
renouveler ses forces productives. C'est par le chifiVe
1 Ibid., p. lOi.
» Levit., XXV, 4.
SABBAT. 35
sept <jue se mesurait encore ici le temps du repos.
Settlement ce n'etait pas six jours mats six ans que de-
vait durer le travail de la terre, et, au lieu de chaque
septi&me jour , c'&ait chaque septieme annfo que la
terre se reposait.
« Yous sfemerez voire champ six ans de suite, et
vous taillerez aussi voire vigne et en recueilierer Les
fruits durant six ans. Mais, la sept&me anuee, ce sera
le sabbat de la terre, consacre a l'honneur du repos du
Seigneur. Yous ne s&merez point votre champ et vous
ne taillerez point votre vigne pendant toute cette an-
n£e-la\ »
C'etait ce qu'on appelait Yannie sabbatique. Le repos
en &ait aussi rigoureusement prescrit que celui du sep-
tieme jour de la sernaine. Yous garderez mes sabbats,
dit le Seigneur. Sabbata mea custodite*.
Mais comment vi vre , pendant l'annde sabhatique,
en r absence de toute recolte ?
Voici, a ce sujet, ce que prescrit le Seigneur ;
« Que si vous dites : Que mangerons-nous la sep-
ti&me annee, si nous n'avons point sem£, et si nous
n'avous recueilli aucuns fruits de nosterres? »
u Je rlpandrai ma bduddiction sur vou6> eu la
sixifeme aun& , et elle portera autant de fruits que
trois autres. »
« Yous semerez la huiti&me annde, et vous mangerez
vos auciens fruits, jusqu'a la neuvifeme annee j vous vi-
vrez des vieux jusqu'a ce qu'il en soit venu de nou-
veaux s . »
Je ne sais jusqu'a quel point s'est realisee, chez les
* Ibid., 3, 4, 5.
* LeviL, XIX, 23.
» JLw*., XXV,20, il,22.
3.
36 INSTITUTIONS DE MOlSE.
Hebreux, cette promesse divine d'une r^colte triple pour
la sixieme an nee. Ce qui est certain, e'est que, si elle
Fa ete, ce n'a pu 6tre que par un miracle, et non par
l'effet naturel d'une fecondite rajeunie. Car, dans ce
dernier cas, ce n'eut pas ete la sixieme, ma is la hui-
tieme annee qui eAt produit triple, par suite du repos
de Tannee sabbatique; — sauf, toutefois, en ce qui con-
cerne le repos de la vigne, car ne pas tailler la vigne
c'esl la tuer.
Ajoutons, en passant, qu'avec plus d'intelligence,
les Israelites eussent entrevu le but du l^gislateur, et
ils eussent ordonne que le s abb at ou le repos des terres
eut lieu, chaque annee, par septieme, de maniere qu'au
bout de sept ans le territoire entier se ftit repose '.
Quoi qu'il en piit 6tre a cet egard, l'lsra&ite, qui
n'avait pas d'^pargnes des ann^es prdcedentes, ou au-
quel avait manque la triple rdcolte promise, n'avait
pour se nourrir, pendant Tann^e sabbatique, que ce
que la terre produisait d'elle-mgme ; encore lui etait-
il defendu de r^colter pour lui seul, et de faire ven-
dange de ses raisins pour les premices ordinaires de
ses vignes, car e'etait 1'aunle du repos de la terre, et
ee que la terre produisait d'elle-m&ne, cette ann^e-la,
ainsi que les raisins de sa vigne , devaient servir non-
seulement a sa nourriture a lui, mais encore a la nour-
riture de sa maison, et a celle de l'dtranger qu'il logeait,
des mercenaires qu'il employait, et des bestiaux qu'ii
avait dans ses etables 2 .
1 Voy. Proudhon, ub. sup., p. 105.
1 Levity XXV, 5, 6, 7, 11, 12. — Le texte de ces divers versels est
fort obscur, et paratt conlradicloire. J'ai essay £ de le rend re clair,
sans en alterer le sens, dans 1' analyse que j'en ai faite ci-dessus.
PBtiTS GRATUITS; REMISE DE8 DETTES. S7
Nous verrons, dans les paragraphes suivants, que le
sabbat septennal profitait ^galement aux pauvres , et
qu'outre l'annde sabbatique de la terre, Moise avait
institue l'annee sabbatique des esclaves et l'annee sal>-
batique des debiteurs.
§IV.
Vrlts gratuit*. — Bemlse de* dette*.
Outre l'annee sabbatique de la terre, MoYse avait institue" l'annee sabbatique det
debiteurs. — Remise on banqueroute generale des dettes, tous les sept ans. —
Prohibition de l'usure. — tichange et prfcts gratuits seuls autorises. — Mau-
vaiee foi des debiteurs n'en 6tait pas moins condamnee. — Mais'peu de pre*
teurs consentaient a downer on a perdre meme lenr superfla. — Peu ou point
de pr6teurs des lore ; — Et, des lore aussi, point d'emprants. — C'est tout ce
que voulait MoKse.
Quelque laborieux que fut l'lsraelite, et quelque
salaire qu'il retir&t de son travail, ce salaire, ce travail
n'&aient pas assez constamment productifs pour qu'ii
n'eAtpas besoin souvent de supplier a leur insuffisance
par un emprunt. Mais, chez un peuple sans commerce
et sans industries emprunter, c'est se miner, surtout
quand l'intdr^t vient saj outer a la dette.
Ce premier inconvenient de l'emprunt, Moise le sup-
prima, en supprimant l'usure, c'est-a-dire en ne per-
mettant, parrai les Israelites, que fechange et le prdt
gratuit.
Yoici ce que sa loi porte au sujet du pr6t gratuit :
« Yous ne prdterez a usure a votre fr&re ni argent,
ni grains, ni quelque autre chose que ce soit, mais seu-
lement aux Strangers ' .
* Detrt., XXIII, 19. - «
38 INSTITUTION* Dfi VtfftB.
a Vous prdterez h usure aui Strangers , mais vous
n'einprunterez rien d'eux * .
« Quant h voire fr&re , roils lui prdterez ce dont U
aura besoin , sans en tirer aucqn intlrdt •.
« Si votre frfcre est devenu fort pauvre , et qp'il ne
puisse plus travailler des mains, ne lui pr&ez point
k usure et ne tirez point de lui plus que vous ne lui
aurez donn£. N'exigez de lui aucun inter£t, et ne lui
demandez pas plus de grains que vous ne lui en aurez
« Que si, apr&t avoir pr£t£ quelqoe -chose a votre
prochain, vous alles vers lui pour lui dejuauder ce qu'il
vows doit , ne le presses point comme un exaeieur, et
to* entrez point dans sa maison pour en emporter quel-
que gage, mais tenez-vous en dehors, et il vous appor-
tera lui-mdme ce qu'il aura 4 . »
« Que s'il est pauvre, le gage qu'il vous aura donn^
De devra pas passer la nuit chez vous 9 . »
w Que si c'est son habit que votre debiteur vous aura
dorme pour gage, vous le lui rendrez avant que le so-
leil soit cbuch6 ; car c'est celui dont il se sert pour
couvrir fcon corps f et il n'en a point d'auljce pour
mettre sur lui quand il dort \ Vous le lui rendrez done
aUssitdt avant le coucher du soleil, afin que, dormant
clans Son vfitemettt* il vous b£niss$, et que vous soyez
trouv3 juste devant le Seigneur votre Dieu T . »
*Bo^,XV # e,-*XXVIU,«.
* Haul, tXUi, 20.
* tevii, XXV, 38, 36, 3T7.
* Deut., XXIV, 10 et 11. — Exod., XXH, g&
1 Deut., ib., 12.
* Exod., XXII, 27.
7 Deut., XXIV, 13.
PRINTS G RAT U ITS; REMISE DES DETTES. 39
Rien de plus admirablement bumain que ces pre-
ceptes. Mais etaient-ils de nature a attirer les pr6-
teurs? lis les &oignaient, au contraire; et o'est, je crois,
tout ce que Moise voulait.
Ce n'est pas tout : Quand, a defaut du credit paye ,
le credit gratuit consentait a faire aux ndcessiteux
Favance de ses denizes ou de son argent sans en reti*
rer ni probation, ni echange, cette avance re$ue, il
ne fallait pas stains la rendre, en capital, a Fepoque
convenue. Chv quand le pauvre besoigneux, qui avait
empruaie ce capital pour le depenser, F avait depend,
comment , devenu plus besoigneux par cet emprnnt
m£me, pouvait-il le rendre? Decharg6 seulement du
fordeau acceesaire des int&6ts, il n'en succombait pas
mains sous le peids principal de la soBime a remboor*
ser. C'estdeoepmdssurtoutqu'ilfaUaHle d&anrassoft.
Ceat pcmtfuoi Moise institba, k o6(e de Fannie sahba>»
tique de la terre 7 Fanuee sabbatiqpe des debiteturs ,
cestr-a^dire la reraise ge'ndrale des defctes> tousle? sept
ans*
Voiei le texte de oette loi extraordinaire :
« La sept&me aunta sera Fannee de la remise*
k La remise se fera ainsi : Ub homrae h qui il sera
dft quekjue chose par son ami, oti $on prochaia et m
ir&re, ne pourra Id nedemander, .pares que c'est 1'ansfe
de la remise du Seigneur.
(( Vous pourrez exiger voti e d& de F&ratiger qui sera
vena en votre pays y mais vous n'aurev point le poavoir
de le redemand&r 4 vos concitoyera et k vos procbesv
cr De cette mani&re f s'il j a toujadrs despowret, il
jt'yanra phis ni %ndig*nt$> mmendiants parrai vous 1 . »
* Deut., XV, 1,2, 3, 4 etH.
40 INSTITUTIONS BE MOlSE.
De cette maniere, en effet, l'indigence et la mendicite
etaient taries dans Tune de leurs sources principals ,
l'emprunt ; car, du moment oil il n'y a plus de pr£~
teurs, il n'y a plus d'eniprunteurs, et, partant, plus de
dettes a payer. Or, n'etait-ce pas supprimer les pr6-
teurs que d'&eindre tous les pr&s non rembourse's ,
dans une banqueroute generale , revenant , a epoque
fixe, tous les sept ans?
Quelques Israelites, pourtant, se hasardaient, au
debut de la p^riode septennale, a avancer sur gages
quelques denrees, quelque argent , dans l'espoir que
le temps assez long qu'ils avaient devant eux leur faci-
literait le moyen de rentrer dans cette avance; mais
personne ne voulait en courir la chance quand la pe-
tiode marchait vers sa fin. Yainement Moise leur di-
sait : « Gardez-vous de laisser entrer dans votre esprit
cette pensee impie , et de dire dans votre coeur : « La
septieme ann&, qui est Tannee de la remise des dettes,
appro che, » et de d&ourner ainsi vos yeux de votre
frfcre qui est pauvre , sans vouloir lui prdter ce qu'il
vous demande, de peur qu'il ne crie contre vous au
Seigneur, et que cela ne vous soit impute a peche l ; »
— les H^breux riches n'etaient pas gens a se laisser
^mouvoir de si peu ; et, comme il n'y avait pas de sanc-
tion p^nale a cette loi , laquelle mdme dtait plus un
conseil qu'une loi, leurs oreilles restaient sourdes aux
demandes des emprun teurs, d'autant que 1'ann^e de la
remise des dettes colncidait avec l'ann^e sabbatique
pendant laquelle personne ne rdcoltait rien.
Au milieu de tous ces obstacles , tout pr6t devenait
done impossible; mais, par suite, l'occasion de se
* JPeu*., XV, 9.
PRftrS GRATUITS; REMISE DES DETTES. 4 1
miner, en empruntant, le devenait aussi. Et c'est en-
core, je crois, ce que voulait Moise.
Ce que Moise voulait, c'&ait que les riches ne prt-
tassenl point , mais donnassent leur super flu aux pauvres
manquant du n foe ss aire.
Mais ce qu'en m<6me temps Moise ne voulait pas ,
c'&ait que , m&usant des benefices de la loi qui les
lib£rait de leurs dettes, quand ils navaient pu les payer
h l'dch&nce, les d&riteurs refusassent de les acquitter,
alors mdme qu'ife le pouvaient avant les sept ans 1 .
Or, Israel ne manquait pas de ces mauvais d^biteurs.
Voici le portrait qu'en fait I'Elcriture :
(( Plus dun debiteur considere Targent qu'il a em-
prunte comme une chose qu'il a trouv^e, et prend prd-
texte de Ik pour faire de la peine a qui l'a oblige.
« Ces gebs-la baisent humblement la main de qui-
conque a de l'argent a prater ; ils lui font, pour 1' avoir,
toutes sortes de belles promesses; Font-ils une fois,
qu'ils songent a ne le point rendre. Cest un nouveau
ddlai qu'on demande, sous pretexte de la duretd des
temps. Le chancier hesite-t-il; plaintes et menaces.
II faut payer pourtant. Mais on donne k peine la moitid,
et Ton trouve que c'est encore trop. L' autre moiti£ se
paye en injures. • ' '
« Que de gens aisds refusent de prater, non par mau-
vais cceur, mais par crainte d'etre pay&s de cette mon-
naie-la a ! »
Malgrd cela, les livres saints persistent k recomman-
«
1 « Acquittez-vous de ce que tous devez, redde debitum tuum
(Eccli.y IV, 8). Rendez au temps prefix ce qu'on tous aura pr6t£. Tenez
fid&lement yotre parole, et yous trouyerez toujours ce qui yous sera
ntcessaire » (Eccli., XXIX, 2 et 3).
• EccU., XXIX, J a 10.
48 INSTITUTIONS ME MOiSE.
cter de venir en aide mdme aint pauvres qui ne pouiroat
rcndre ce qu'on leur aura avance.
* Assistez to pauvre, k cause du comraaodemenfc, dit
riffcteiiasJuftie, et pertfes votre argent patir wtfre frirt,
s'il le faut * . »
C'&ait Ik, au fond, 1' unique fin da la thdoriede Moise
s«r le pr6t : PmU ptamiawi propter fratretn tmm. Nws
aohrons le d&reloppement de cette doctrine dans le
paragmphe qui fraifte de I'Aumdiie*
5 V.
Anaie Jubllalre.
JuHU6 again ; InUtuUon magistrate do Molft*. — Tentes ]«* vent* ft rfJrir*.
— Au Iftui de /cJnqqante ans tooths les term aU6neesj»eDtrent aux mains de
lean premiers possesseurs. — Distinction entre les fonds de terre et les mai-
ceps. — Partake primitif deelevres entre tea -douse tribas d'ltreel — Gense-
du pjcsieme agraire 4* Jfelae*
Mql emp6cbaut les pauvres de de veqir plus pauvres par
de? cmpx'unt* qu'tt sut repdre impossibles ou sans effet,
Mofceii'eftt accompli que la moindre par tie de pa t&cbe 9
s'U jue fcs wt emp^cbe^ en na^me temps, de tomber
dans* la mfc&epar la veute de leur patrimouie, vente
qu'il frappa de r&iliation legale, au bout d'un certain
deiai, j#r upe mesure analogue a, celle de l'abplition
p&iodique des dettes contractus.
Nous voulons parler du Jubili agraire, institution
ayant pour objet d'assurer la permanence des biens
dans les families, en prohibant les ventes a perp6tuit£
et an ardwaant le retour p£riadiqu$ des bieps aliens
aneiena preprt&aires.
* EccU., XXIX, 12 et 43.
AN&tfE WMMMt. 43
On 1'appelaM Jnfeite \ parceqm Fti*ef qui Vannon-
$ait, & la fin de ohaque defiii-siecfo, proclamait I'annee
sainte, I'annee de la jubilation pour toutes les families
pauvres que la misdre avait forces de se d^pouiller de
leurs heritages patemels*
D£s 1'origine, les terres d'lsraSl avatent &6 souniises
h un partage £gal, entre les douse tvibus, par une sorte
de cadastre gln&al ex&mtd par les soin& de JosoA, afln
que, dans certains anions, la sf drift t£ na&ureHe du sol
fftt compens& par une plus grande etendtre de terri-
toire, ou par d'autres Equivalents.
Le texte relatif au partage des terres qui se fit sous
Josueporte : « Vous partagerez la terre entre vwi§ au
sort. Yous en donnerez une plus grande partie aux
families qui seront plus nombreuees , une moiudre a
celles qui le seront moins. Chacone aura ce qui lui sera
(Schu par le sort. Le partage sefera par tribus «t par fa-
milies 2 . >i
S'il feat en croire l'abb£ Godn&, ce pirt&ge fat 4qm~
table et fait & 1'avantage et k la satisfaction de toote
la nation; car, dit-it, tandis qu'a Lacld&none, k
Athenes et k Rome , le peuplo ne cesae de se croire
\4s6, de se plain d re, de demander une ttouvelte distri-
bution, on ne volt rien de semblable dan* Pbiatoire d«
peuple Mbreu. Le partage subsists tel qa'Jl a,vai% &6
fait d'abord, sans qu'tl y ait jamais en sur ce point de
m^contentement ni de murmure % les terres qu'il com-
prenait dtant suffisantes, en quantity et en quality,
1 Ce mot yient de l'hlbreu idbel, corae de belier draft <on « aorvait
^Bl guise de trompette pour amioncer l'aunee mate; d'ou le* mot* la-
tins jubileum, jubilari, jubilatio, jubilatus*
• Nomb., XXXIII, 83 et 84.
» Lettres de qu$kpm JMfr *$aiti6, Jettr***
44 INSTITUTIONS DE MOlSE.
pour satisfaire aux besoins de toutes les families en
general, et de chacun de leurs membres en particu-
lier ' .
Mais, pour que ce partage se maintint, entre tous,
tel qu'il avait et6 oper^ dans l'origine, il fallait, de
toute ndcessitd, que cbacun se bora&t a la part qui lui
avait et^ assignee primitivement, et eel a, sanspouvoir
ni acheter ni vendre, autrement qu'a titre provisoire.
(Test ce a quo! pourvut Moise par la loi du jubile : .
<( Vous sanctifierez la cinquantieme annee, et vous
publierez la liberty generate a tous les habitants du
pays. Tout homme rentrera dans le bien quil posse-
dait, et cbacun retournera a sa premiere famille, par-
ce que e'est 1'ann^e du jubile.
« L'annee du jubile, l'annee cinquantieme, tous ren-
treront dans les biens qu'ils ont possedls.
« Quand vous veudrez quelque chose a un de vos
concitoyens, ou que vous ach&terez quelque chose de
lui, n'attristez point voire frfere, mais achetez de lui a
proportion des anndes qui se sont ecoulees depuis le
jubild; et il vous veudra a proportion de ce qui reste de
temps pour en recueillir le revenu .
« Plus il restera d'anneesd'un jubile jusqu'a l'autre,
plus te prix de la chose augmentera; et moins il restera
de temps jusqu'au jubile moins s'achetera ce qu'on
achete ; car celui qui vend vous vend ce qui reste de
temps pour le revenu .
« La terre ne se vendra point a perpetuite, parce
quelle est a moi et que vous 6tes comme des etrangers
a qui je la loue.
« C'est pourquoi, tout le fonds que vous poss^dez
1 Voy. k ce sujet Fleury, Motors des Israelites y VH.
ANNtE 1UBILA1RE. 45
vous ne pourrez jamais le vendre que sous condition de
rachat.
« Si done votre fr&re, &ant devenu pauvre, vend le
petit heritage qu'il possedait, le plus proehe parent
pourra, s'ille veut, racheter ce que celui-la a vendu.
« Que s'il n'a point de proches parents, et qu'il puisse
trouver de quoi racheter son bien, on comptera les an-
n^es des fruits depuis le temps de la vente qu'il a faite,
afin que, rendant le surplus a celui a qui il a vendu, it
rentre ainsi dans son bien.
« Que s'il ne peut point trouver de quoi rendre le prix
de son bien, celui qui l'aura achete en demeurera en
possession jusqu'al'ann^e du jubile. Car, cette annee-
la, tout bien vendu retournera au propri&aire qui i'a-
vait possede d'abord.
« Si, au lieu d'un fonds de terre, il s'agit d'une mai-
son, si cette maison est dans un village qui n'a point de
murailles elle sera vendue selon la coutume des terres ;
et si elle n'a point <5te rachetee auparavant , elle re-
tournera a son ancien propri&aire en l'ann^e du
jubilcS.
« Si, au contraire, cette maison est situ^e dans 1'en-
ceinte des murs d'une ville , celui qui l'aura vendue
aura le pouvoir de la racheter pendant un an.
« Que s'il ne la rachete point dans ce delai, et qu'il
ait laisse passer 1'anuee, celui qui Ta achetee la posse-
dera, lui et ses enfants, pour toujours, sans qu'elle
puisse 6tre rachetee, mfone en l'ann^e du jubile ' . »
D'aprfes la loi, done, aucun bien immeuble ne pou-
vait 6tre ali&id a perpetuite chez les Hebreux. Les fa-
milies seules y dtaienl proprietaires, lesindividus n'e-
* Levity XXV, 10 et suit.
46 INSTITUTIONS DB MOlSE-
taiept qu'usufruiiiers. Le legislated? n'avait except d#
cette mesure que les maisons des villes environnees de
mwailles. Le motif de cette restriction etait que, tout
en d&irant I'accroissement du peuple» Moise d^sirait
qu'il se repandtt uniformement sur le territoire au lieu
de s'entasser et de se corrompre dans les grandes villes.
II y trouvait, de plus, une garantie d'independance et
de s£cuHt^ pour la nation. On aait que 1'appdt de Jeru-
salem enrichte fut la cause perpetueUe des invasions
des rois d'tigypte et de Babylone > et , k la fin, de la
ruine de tout le peuple *.
D'aprfes* done, eel ensemble de mesures , tout en-
font d' Abraham etait oblige de conserve? soil patri-
moine. Chacuu devant pouvoir, dans la prosp£rtt£ ge-
nerate, manger sous sa vigne et son figuier, il n'y avait
ni grandes exploitations, ui grands doraaines. Chaque
Israelite ayant son champ h cultiver, et le m&ne qui
avait 6t6 donn^ en partage a ses anc£tres, ils ne pou-
vaient, dit Fleury, changer de place , ni se miner, ni
s'enrichir exeessivement. La loi du jubild y avait
pourvu. Cette loi, rendant impossible toute acquisition
durable, arrdtait dans sa source la passion d'acquerir.
Chacun, d'ailleurs, sachant d'avance que jamais son
bien ne sortirait de sa famille, s'appliquait davantage
a le cultiver mieux, et la prosperite publique y ga-
gnait*
De cette maniere , la loi du jubite rendait tous les
Israelites a peu prfcs ^gaux en biens , et cette £galite
etait organisee de telle sorte qu'une fois le bien-6tre
d'une famille fix£, ce bien-£tre ne pouvait plus ni p£-
ricliter ni baisser qije par des causes ^trangeres a
1 Proudhon, ti6« sup., p. 46.
LIBjfcRATIOflf BBS ESCLAVES. 47
I'mstHution elle-m&ue, teUes que^ par example : la.di>
Visias flottante des successions , les inaptitudes uadn*
viduelles, et les accidents impr£vus.
Ainsi, it pouvaifc arriver, et il dot arrirer souveat,
que ie patrimoine originaire de chacun finit par s'a-
nmmdrir et so morceler, par les partages successife
qu'y neees&Uait la multiplication des families. Mais le
patrimoine, dans ce cas-la m6me, no disparaissait ja-
mais entitlement, et alors le travail, 1'activit^ l'lntel-
ligence, surexcitds forcemeat par la necessite, sup-
pldaient, par un perfectioanement de culture! ou par
tine augmentation de bestiaux, it r absence ou a Ta^
moindrissement de la part originelle dans I'h&itage
commun.
En tout eas, la pauvret£, dans le systfeme agraire de
Moise, n'&ait, nepouvait 6tre que transitoire. G'en est
asset pour que rinstitution da jubild nous parakse de-
voir compter parmi celles qu'il est le plus regrettable
que nous ne putssions empruater aux ancient
% VI.
Liberation perlodtqne de» esclaTe*.
Les esclaves avaient aussi leur annee sabbatique. — Distinction a ce sujet entre
les esclaves etrangera et les esclaves hgbreui. — Sort et condition domes-
tique des una et des autres.
L'esclavage &ant la loi generate de l'antiquit6, le le-
gislates des H^breux ne put ni 1'abolir, ni en pre-
server son peuple entiferement. L'esclavage, d'ailleurs,
dtait pour lui Tune des ndcessit&, Tun des droits re-
ciproques de la guerre. Mais Moise le mitigea par tou-
tes les douceurs que comportait la justice des reprd-
48 INSTITUTIONS BE MOlSE.
sailles, temp&de par rhumanite. Ainsi, chez les
Hdbreux, il n'y avait d'esclaves que ceux que les
malfaeurs de la guerre leur livraient en servitude, es-
claves que la loi prenait sous sa protection, en les met-
tant a couvert des mauvais traitements *, en favorisant
leur evasion de cbez les mauvais maltres 2 , en faisant
respecter l'honneur et la pudeur des femmes esclaves %
en assurant a tous un jour de repos apres six jours de
travail, en fin en les faisant participer a la joie des fes-
tins dans les fdtes publiques *.
Toutefois, il est fait, dans YEccUsiastique, entre les
bons et les mauvais esclaves, une distinction dont les
termes temoignent que, chez les Juifs des derniers
temps, la douceur et l'humanite des maftres n'etaient
point le temperament habituel, le correctif oblige de
1'esclavage.
« Le chardon, le Mton et le fardeau a l'£ne ; le pain,
la discipline et le travail a l'esclave.
« L'esclave travaille quand on le chAtie ; il reste oisif
et ne songe qua s'enfuir quand on lui l&che la main.
« Le joug et les cordes font plier le cou le plus dur ;
un travail continu rendra souple l'esclave le plus re-
calcitrant.
« Done, la torture et les fers au mauvais esclave...
« Surtout tenez-le constamment au travail, car
1 Exod., XXI, 20.
• Deut., XXIII, 45.
8 B«u*.,XXI,44.
* Deut. t XVI, et suiv. — Do reste, il ne paralt pas < n ae les Israelites
eussent beaucoup d'esclaves. Us n'en avaient pas I I'soin, 6lant eux~
m&mes si laborieux et si nombreux dans un si petit pays. Les patriar-
cbes en avaient un bien plus grand nombre, puisque Abraham seul en
anna plus de trois cents parmi ceux qui glaienl n& chez lui (Gen.,
XIV, 44).
LIBERATION DES ESCLAVES. 49
c'est \h son lot. Et s'il ne vous obeit pas , faites-le se
courber sous le poids des chatnes. Mais vous n'agirez
pas ainsi sans causes graves.
« Quant au bon esclave, si vous en avez un qui vous
soit fid&le, traitez-le comme votre frfere, et qu'il vous
soit cher comme votre vie, car c'est au prix de votre
vie que la guerre vous l'a \i\v6 * . »
Les Israelites avaient chez eux d'autres esclaves que
ceux faits a la guerre. Ceux-ci n'etaient pas des Gran-
gers, des eunemis vaincus; c'etaientdes concitoyens,
des fr&res que la misfere avait forces de se vendre a
leurs concitoyens, a leurs fibres. A proprement par-
ler, ce n'etaientpas des esclaves; ils n'en portaient que
le nom, servi. « Si la pauvret^ r&luit votre frere a se
vendre a vous, dit le Limtique , vous ne l'opprimerez
point en le traitant comme un esclave, mais vous le
traiterez comme un mercenaire et un fermier s . »
« Car , dit Job , celui qui m'a cre^ dans le sein de
ma m&re n'a-t-il pas aussi cred celui qui me sert ? Et
n'est-ce pas le mdme Dieu qui nous a formes tous
deux 3 - »
C'£taient done des serviteurs, des mercenaires, qui
alieuaient leur liberty et vendaient leurs services, pour
un temps.
Ce temps avait 6t6 fix£ a six armies par Moise, et,
dans tous les cas, au retour p&iodique du jubile, si la
servitude s'&ait prolongee au-dela de six ans.
Voici ce que porte a ce sujet la loi de Moise :
« Lorsque voire frfere ou votre soeur, H^breux d'ori-
« £cdt,XXXUl, 25 k 31.
* Levit., XXV, 39, 40.
* Job, XXXI, 13.
50 INSTITUTIONS BE MOiSE.
gine, yous ayant ete vendue, vous auront feervi six Sms,
vous les rendrez libres la septiferae annde $ et vous ne
laisserez pas aller les mains vides celui k qui vous don-
nerez la liberte, mais vous lui donnerez poor viatique
quelque chose de vos troupeaux , de votre aire et de
votre pressoir, parce que ce sont des biens que vous
avez reQus de la benediction du Seigneur votre Dien*.
« Si vous achetez un eselave h6breu, il vous s&rvira
pendant six ans, et, au septieme, ii sortira libresans
vous rien donuer. II s'en ira de chez vous avec le m&na
habit qu'il avait en y entrant ; «t si , en entrant a votre
service, il avait une femme, elle sortira a&ssi avee Jui.
Mais si son maitre lui en a fait £pouser une qui gait
ftrangere , et dont il ait eu des fils et des fllles , les
femmes et les enfants seront k son maitre, et pour lui
il sortira avec son habit. Que si 1'esclave dit : J'aime
mon maitre, ma femme et mes enfants, je ne veux
point sortir pour 6tre libre ; son mattre le conduira
devant les magistrats* et ensuite, 1' ay ant fait approcher
des poteaux de la porte de sa maison, il lui percera
l'oreille avec une alene, et il demeurera son esolave
pour toujours 2 .
« Mais vous sanctifierez la cinquanti&me anmfe, et
vous publierez la liberte generale a tous les habitants,
parce que c'est l'annee du Jubild 8 .
« II travaillera done chez vous jusqu'a l'entree du
Jubite , et il sortira avec ses enfants et retournera k
sa famille et k l'k&itage de ses pfcres j car ils aont mes
esckves a moi 5 c'est moi qui les ai tir& de l'figypte.
* Deut., xv, 12.
» Exod., XXI, 2.
1 Lev., XXV, 10.
HOSPITALIT*. St
Ainsi, qa'on ne lee vende point comme lta autres es-
clave*'. »
Comtne oil le voii, la condition d'an esclaro isra^
lite, chez les Etebreux, ne diff£rait pas beduooup de
la condition dfe nos domestiques. Si c'etait un pauvre
pire de famille qui 5'engageait pour six ans au service
dun homme riche , la somme qui en dtait le prix ser-*
vail a payer sefc dettes oil a faire subsister sa femme el
ses enfants en bas Age, lesquels, en attendant, deve-
naient capables de travailler et de secourir l«ur p&rt
« leulp tour. Quelquefois c'£tait un des enfants qui «6n-
iraotait «et engagement au profit de son pere , de sH
mkre et de ses fr&res. Ce devouement avait quelque
chose de grand, et ce nouveau genre d'esclavage, loin
de rftvalet* 1'hoflim*, Fonn^Hssait aux yedx de tous *.
§ VII.
Hospital*.
Vertu chere aux fllbreux primitifa. ~ Mais moins chere aux Israelites. —
Geui-ei, matgrfe let prescriptions fle MoYse, avaient en horrenr leB yentih,
el ne se inontraient hoapitaliers qu'envers lea leurs* on enters lea frt>Ulyt€$*--
Encore n'6tait-ce pas sans restriction.
Nous avons vu, dans le tome I" de cet duvrage, que
Fhospitalite &ait une vertu ehfere aux Hdbreux*.
ta dure servitude qu'eux-mfimes avaient endurde
en iSgypte, pendant les deux cents ans de leur capti-
vity, leur en faisait pour ainsi dire la loi.
a Si uu Stranger habite dans votre pays, ne luT faites
i Ibid., AOeiAi.
* Tailhant, De la Bienfaisance, p. 249.
* Voy. torn. I«, p 269.
62 INSTITUTIONS DE MOlSE.
aucune insulte ; raais qu'il soit parmi vous comme s'il
dtait n*5 dans votre pays : aimez-le comme vous-mdmes,
car vous avez 6te , aussi vous , Strangers dans la terre
d'figypte 1 .
« Votre Dieu est le Dieu des dieux, le dominateur des
dominateurs, le Dieu puissant, le Dieu terrible, qui ne
fait acception de personne, qui aime l'&ranger, qui
lui donne la nourriture et le vgtement ; done, aimez les
Strangers, car yous avez 6t6 vous-m6mes Strangers en
figypte 2 - »
Mais ce pr£cepte, qui leur fut renouveld vingt fois par
Moise pendant leur sdjour dans le desert, et que nous
verrons reproduit sous toutes les formes dans le para-
graphe suivant qui traite de l'aumfaie, resta lettre
morte, dans le coeur comme dans les actes des Israelites,
line fois qu'ils furent en possession de la terre promise,
L'histoire sainte temoigne, en effet, de l'horreur
profonde que les Israelites ont constamment ressentie
pour les Strangers. C'etait, sans doute, en grande par-
tie, par suite des lois sur les purifications et le choix des
viandes. Un Israelite avait toujours droit de pr&umer
que l'etranger avait mange du pore, ou touchd a quel-
que b£te immonde. De la vient qu'il n'&ait permis ni
de manger avec les geniils ( nom qu'on donnait k tous
les Strangers), ni d'entrer dans leurs maisons. lis n'ex-
ceptaient de la prohibition que ceux qui se faisaient
circoncire, en s'obligeant a observer toute la loi. On
appelait ces etrangers prosily tes \
La seule hospitality que pratiquassent les Israelites,
* Lev., XIX, 33.
1 DeuU, X, 17.
* Voir, sur (out cela, Fleury, ub. wp. t XIII.
aum6ne. 53
surtout les Israelites des derniers temps, &ait celle qui
consistait a se secourir, & s'h^berger mutuellement.
C'^tait done entre eux seulement qu'ils dtaient hospi-
t aliens, et cela en quelque lieu du monde qu'ils fussent ' .
Encore n'etait-ce pas sans restriction, et sans traiter de
vagabonds, de gens sans aveu, les pauvres Juifs forces
de voyager, ou de s'absenter de leur domicile. « Quelle
confiance peut-on avoir, dit VEcctisiastique, en celui
qui n'a pas de nid, quinon habet nidum, qui va chercher
le couvert partout oft la nuit le prend , et qui erre de
ville en ville comme un voleur toujours prdt k fuir \ »
§ VIIL
Anlie.
y
Deux sortes : volontaire et forcee. — - En quo! consistait et qui s'impoeait l'au-
mone volontaire. — Preceptes des livres saints a son sujet. — Admirables
paroles de Job, de Salomon, de Tobie, de l'auteur de YEccUsiastique, det
prophetes. — En quoi consistait l'aumdne forcee ; — Droit a l'assistance et
taxe des pauvres institues par Molse ; — Dime triennale ; — Fruits spontanea
de Tanned sabbatique ; — Glanage legal ; — Sanction penale«
. La triple institution du travail, du sabbat et du jubite,
quelque savamment coordonn£e qu'elle fAt par Moise,
fut impuissante a extirper la mendicitd et la mis&re du
sol isra&ite. C'est pourquoi Moise y ajouta, comme
ciment et comme lien, l'institution compl&nentaire de
l'aumdne.
Les livres saints mentionnent deux sortes d'aumftnes
chez les Israelites : l'aumdne volontaire et l'aumdne
forcee.
* Ibid., XXXI11.
• £«*'., XXXVI,^8.
54 INSTITUTION DS MOlSE.
L'aumdne vokmtaire &ait oelle que lea riofaes s'im-
posaient d'eux-m6mes envers les malheureux.
Le& pr ophetes de Fancienne loi out die les premiers
predicateups de l'aumfoie.
« Beureux eek\i qui est atteatif aux besoins du pau*
vre et de 1'indigent , dit le Psalmists, ^e Seigneur te
dllivrera au jour de I'afiHclion ; il le cflfiserywa, le vi-r
\iflera , le reqdra beuraiix sur k terre , et nf fe livrera
point a la meo^aqoet£ de se* anneal V >i
« Faites part de votre pain& eelui qui a faira, dit Isaie,
et faites entuer dans votre maisou lea pauvres et ceux
qui ne savent ou se retirer. Lorsque vous verrez uu
pauvrenu, donnez-lui des y^tements , etne meprisez
point votre propre chair; alors vous invoquerez le
Seigneur, et il vous exaueera. Vous crierez vers lui,
et il vous dira : Me void... Si vous assistez les pauvres
Wfib #?siqn de <?<Biff , et q} vo^s vemplisse?; <Je cpflftQt-
l&tioi* V&me affligee, vo» tenures deviendroiit eomme
le njidi. Le Seigneur rerxjplira votre Anne de ses splen-
deurs. Vous devietudrea comma un jardin taujoura arro-
s& et comme une fontaine dont les eaux ne tarissent
jamais 2 . x>
<i Rache^ea vos pdejbes par del aumdnee y et voq min
quitfo par* das* ceuvt est de nois&iporde envera leq pau^
vrea , dit Daniel % »<
Cehttd0)tottSik6lsradite» qui enseigaa et pratiqiut
le mieux l'aumdne fut Tobie.
SomifiDe eaptiS, lui, sa femme %b son fils> awe les
dia tribus reduite$ 5 ea eselavagt^ « Tobift»all*it, toualaa
* David, Ps. 9 XL, i.
■ ftafe, LVI1I, 7,
• Dan., IV, 24.
AUM6KB- 55
jours, visiter sea fr&res malheureux ; il les consolait ;
il distribuait de son bien k chacun d'eux , selon son
pouYoir ; il nourrissait eeux qui avaient faim, rev&ait
caux qui 6taient nus, et avait grand soin d'ensevelir
ceux qui ^taient morts *. »
Tobie, au moment de mourir, dieta a son fills eet
admirable testament sur l'aum6ne :
* Soyez charitable, 6 mon fils ! en la maniere que
Tous lepourrez. Si yous avez beaucoup, donnez beau-
eaup; si vousavez pea, donnez de bon cceur de ce peu
qua vou9 avez, car yous amasserez ainsi un grand
tresor et uae grande recompense pour le jour de la
B^Ctt&Hd ; parce que I'apmdne delivre de tout p4cb£,
Qt qu'tilta sera le sujet d'une grande oenfiance devant
l^Dieu suprtapepour tous ceux qui l'auront faite 2 . »
Aiqai fit la saint bomme Job i
« U* wca passion peur les malheureux, loin de s'etein-
dre en mqi f s est accrue f daps ptioo ccbop, avee les
anne$s, J'ai toujour* 6t6 le pere des pauvres. . .; jamais
je ne leur ai refus£ les secours qu'ils m'ont demands.
J'ai toujour* ouyerfc ma porte a l'etrangep, et je n'ai
point vu pleurev les yeux de la veuve sans les essuyer . « .
Dans )es assemblers puhliques> quoique roi entour4 de
mes gardes, ja n& eesaaia pas, pour eela, d'etre le con*
SQlateur des aflljges; j*ai 4\6 Foril de Faveugle et le piedr
du boiteux.
« Jft a'ai p#A W&qg6 won pain tout seul ; Torpbelin
Fa partag£ avec moi... Je n'ai pas n^glig£ de donne*
des v6tements k l'indigent qui mourait de froid...; la
toison de mes brebis a servi a r&hauffer les membres
1 T Q bie+ U 19.
1 ToWe, IV, 7 k 12, 17, 23.
56 INSTITUTIONS DE MOlSti.
de son corps.... Aussi ai-je re$u pour recompense,
avec la benediction de Dieu, la benediction de celui
qui allait mourir.... Et je suis restd, depuis, corame
un arbre dont la racine descend le long des eaux ; la
rosee du ciel est tombde sur mon feuillage " . »
L'ancienne loi contient sur l'aumone les autres pr&-
ceptes suivants :
« Ne mfyrisez point le pauvre parce qn'il est pauvre,
car l'homme qui m^prise le pauvre fait injure a celui
qui l'a cr^e ; et, tandis que celui qui donne au pauvre
ne tombera point dans la pauvret^, celui qui meprise
sa prifere tombera lui-m6me dans l'indigence 3 . »
« Ne m£prisez point celui qui a faim, et n'attristez
point le coeur du pauvre. — Ne d&ournez point non
plus vos yeux de l'indigent, et ne rejetez point la
prifcre de Tafflig^. — Surtout, ne diffdrez point de don-
ner k celui qui souffre, et ne le privez point de son au-
mdne : Eleemosynam pauperis ne defraudes. Car celui que
vous repousserez vous maudira, et Dieu exaucera son
imprecation 8 .
« Ne dites point : allez et revenez , je vous donnerai
demain, alors que vous pouvez donner a l'heure m£me.
— Et si vous ne pouvez donner, n'empdchez point de
donner celui qui le peut. — Car donner c'est s'enrichir.
— Qui donne pr£te k usure, et le Seigneur lui rendra
plus qu'il n'aura pr6t^ \ »
cc L'aum6ne seme dans le temps pour moissonner
dans l'&ernitf \
* Job, XIX, 42, 13, 13, 19. —XXXI, 16 k 20, 32.
» Prov., XVII, 5: — XXII, 22. — XXVUI, 27.
» Eccli., IV, 4 k 6.
* Prov., Ill, 27, 28. — XI, 24. — XIX, 17. — EeeU. t XXIX, 1.
» Eccles., XI, 1.
AUM6NE. 57
« Semez votre grain dfcs le matin, et que, le soir,
votre main le shme encore ; parce que vous ne savez qui
du grain du matin ou du grain du soir l&vera le plus
tdt. Heureux si tous deux 1 event a la fois * !
« L'aumdne renferm^e dans le coeur du pauvre s'&-
leve a Dieu comme une priere 2 .»
« La raisericorde plait plus a Dieu qu'une victime 8 .
C'est pourquoi Faumdne rach&te le pdche \ »
« L'aumdne est comme le paradis; les fruits en sont
kernels ■.
« L'aumdne est le cachet qui sert k l'homrae pour se
faire marquer du sceau de Dieu 8 .
« L'aumdne est contre 1'ennemi une arme plus
forte que la lance 7 .
« L'aumdne est un bienfait que Dieu garde comme
la prunelle de 1'oeil 8 . »
Pour cela , il ne faut pas que donner vite, il faut
donner avec joie, et sans un mot qui sente le regret ou
le reproehe.
cc Mon fils! ne mglez point de reproches au bien
que vous faites et ne joignez jamais k la douceur de
votre don la tristesse d'une parole amire. — La ros&
tempore l'ardeur du soleil ; ainsi une bonne parole ra-
fratchit le coeur de I'affligl ; une bonne parole, sou-
vent, fait plus de bien que le don *• »
Eccles., XI, 6.
EccU., XXIX, 15.
Prov., XXI, 3.
Prav. 9 XVI, 6.
Eccli., LX, 17.
2tccfc\, XVII, 18.
£ccft.,XXIX, 16.
EccU., XVII, 18.
£be&,XVUI,156tift. ; ^ ^
53 INSTITUTIONS DR MOlSE.
Maiiitenant, a qui faut~il donner ?
« Si votre ennemi a feiyi, (lit Salomon , donnez-luf
a monger; s'il a aoif, donnez-lui de Feau a boireV »
Mais, n'y a-t-il pas de distinction a faire entne lea
bons at laq meehaots, et fout-41 donner egalement,
c'est-a-dire indifferemment, et aua una et aux autre* ?'
a Quand vous donnea, sacfcez k qui voua doaneK* Si
beneficent scito out feceris.
« Faites du bten au juste , maia n'assistea point Tim-
pie. Benefac jus to, et non dederis impio.
« Bmp^chez m6me qu'on ne donna du pain au pe-
cheur, Prohibe panes itli dart ; autvement, tout le Men
que Y0U6 lui fewez vena tournerait & mal\ »
Ces distinctions dtant arbitrages, et njuHe sane**
tkro pdnale u'etant atjachee k riaexe'eution de pr£-
ceptes qu'il de'pendait des veloutes iudividuelles d'in-
terpr&er ou da snivre divorcement, Moise fit plus que
de reoommandep Pai*mdne volontaire; il fit du devoir
de secourir le pauvre line dette obligatoire dont it greva
le* biens du riob$.
En consequence, MoI$& proel^naa le droit & l'assis-r
tanee en mstituant, au prqfit des indigents, une taxe
des> pau vr«& consistant en una dime trie nnak pre^vde
sup toua lea fruit* da la terrs j dime augmentde dea
fruits spontands de 1'aimde sabbatique, et du glauage,
autoris£ comme droit, sur toutes les recoltes an-
nuelies :
Aux petits des oiseaux Dieu donne la patufe*
Et sa bonte s'ltend sur toute la nature *.
* Prov., XXV, 2i.
* J£cc&,XII, i,2,6et7.
* Racine, Athalie. — Void une legon d'huatattit^ W*» aafyaaijbfcn
AUHftHft. 59
La dime trienaalt au profit des indigents est insti-
tute en ces tonnes pa» Moise t
cr Veiei ee quordonne le Seigneur :
* Vous ne dif&rqrez point a payer lea dtme& et ies
premiees de ves hiens *.
(t Outre la dime qui est due aux levites ', tou* Ies
trois ans vous s^parerea encore une aytre dtmo de toils
mi biens, \om la metlrez en reserve daiw vps raaisons,
et F&rahger, la veuve et lorphelin, qui sent dans vos
villes, viendvoat en manger et se rassasiei\ avec Ies
Invites. $ alors Di^u J)enira tout le travail de ves
mains 3 . »-
Le levite, l'etranger, la veuve, Torphelin 9epr&e»«
tent ici toute la efas?e pauvre dans ee qu'elle a de phis
digae d'int&^t : -~~ le ldvite, par son d^ta$he»*e»t des
ohoses de la terrej — Tetvanger, pa? I'&oignement de
sa patrie; — la veuve, par la faiblesse de son sexe? —
Forphelip, par sen Age $t son d&ausement 4 .
teuchante, donaes parte* forces saints* « $i* marcaanfc dan* a* clto<-
min, vous trouvez sur un a*bre, oua-terre,, 1ft aid d'un o^eau,, qt la,
mere qui est sur sqs petits ou sur ses oeufs , yous ne retiendrez point
la mere ayec les petits; mais, ayant pris les petits, yous laisserez en-
yote» la mere. » (Bent., XXJ^ 6".)
i ^orf., XXII, ^.,
* Les leviles ne furent point cpmpris dans le, partake nrimitif des
terres d'Israel, pour les detacher d'avanlage des soins temporels, el
leur donner plus de loisirs de vaquer aux choses de la religion. Mais
lis avaient la dime de tous les fruits que recueillaient les onze autres
tribua, et, quoique leur ftribu futla mouts aomJyseiisev dfese trauxai*
par*& la, plus ticha. Us axaiente* outre to prfmioe* (fetal* les &ni~>
maux , 8SB& compter les bes^aua qu'ila avaknt en. propr** et le* eoV
f nudes jouisalier.es dpnllos pa&res. subsjstateftft <guao4 Hk> semriafti
a Paulel. — Fleury, ub. sup., £&.
» Deut., XIV, 28 et 29i — XXVI, thi^
4 Les Juifs des derniers temps, ttanft Jfext dispersftsy nepoutftleot, k
cause de leur eloignement, payer les dimes eivaajitife, fkst p ew q uoi
60 INSTITUTIONS DE MOfeE.
A la dime triennale venaient s'ajouter, tous les sept
ans, les fruits spontanea de toutes les terres en repos.
« Vous ne cultiverez point votre terre la septi&me
annee , et vous la laisserez reposer, afin que ceux qui
sont pauvres parmi votre peuple trouvent de quoi
manger. Yous ferez la m&ne chose k regard de vos
vignes et de vos plants d'oliviers '• »
Pour ce qui est du glanage, voici ce qui est present
par le Lfoitique et par le DeuUronome :
« Lorsque vous ferez la moisson dans vos champs >
vous ne couperez point les tiges jusqu'au pied, et vous
ne ramasserez point les dpis qui seront restds; mais
vous les laisserez pour les pauvres.
« Yous ne recueillerez point non plus dans vos vignes
les grappes qui restent et les grains qui tombent j mais
vous les laisserez prendre aux pauvres et aux Stran-
gers *.
« Apres que vous aurez coupe vos moissons, si vous
avez oubli£ une gerbe dans votre champ, ne retournez
pas pour l'emporter ; vous la laisserez prendre a l'e-
tranger, a la veuve, a Torphelin s .
cc Quand vous aurez cueilli les fruits de vos oliviers,
vous ne reviendrez point pour reprendre les olives qui
sont restdes sur les arbres ; vous les laisserez a l'&ran-
ger, k la veuve, k Porphelin 8 .
ils convertissaient en argent tout ce qu'ils devaient a Dieu. Ces contri-
butions rassembtees faisaient un tribut considerable que chaque pro-
vince envoyait, tous les ans, a Jerusalem pour les frais des sacriGces,
1'entretien des pr&res et des pauvres. (Jos., XIV, 12.) C'est de cet or
judaique que parle Cic&ron. (Pro Flacc.)
* Exod., XXIII, 11. — Voy. ci-dessus, p. 38.
1 Levit., XIX, 9 et 10. — XXffl, 22.
* feu**, XXIV, 19, 20, 21.
aum6ne. 61
« Quand vous aurez vendang£ votre vigne , vons
n'irez point cueillir les raisins qui y seront rest&t; ils
seront pour l'6tranger, pour la veuve et pour l'orphe-
lin *. »
No£mi dtant devenue veuve, et s'en dtant retournle
k Bethl&m avec Ruth, sa belle-fille, du pays de Moab,
devenue veuve aussi , Ruth s'arr&a dans le champ de
Booz , et se mit a glaner derrifere les moissonneurs.
Booz &ant survenu : Quelle est cette dtrang&re? de*
manda-t-il. — C'est, rdpondit le chef des moissonneurs,
Ruth la Moabite qui est venue avec Nolmi du pays de
Moab ; elle nous a pri£s de trouver bon qu'elle ramas-
s&t derrifere nous les dpis ^cbapp&s de nos mains. —
Quand mdme elle voudrait moissonner avec vous, re*
prit Booz, ne Ten empdchez point ; mais laissez tomber
expres des dpis de vos javelles , et laissez-en dans le
champ, afin qu'elle en ramasse le plus possible. — Elle
glana done ainsi dans le champ jusqu'au soir; et ayant
battu avec une baguette les dpis qu'elle avait recueillis,
et en ayant tird le grain, elle trouva environ la mesure
d'un tphi d'orge, e'est-a-dire trois boisseaux. Ce que
voyant, No&ni s'&ria : B6ni soit celui qui a eu pitie de
vous 2 !
Tous les riches n'&aient pas comme Booz. Tous ne
s'accommodaient'pas aussi volontiers que lui d une loi
qui, non contente d'ouvrir leurs champs aux pauvres ,
leur ouvrait aussi forcdment leurs greniers. Cette loi ,
cependant, dtait imposee aux Israelites au nom de la
religion , et Ton ne pouvait l'enfreindre sans crime et
sans sacrilege , car voici la protestation que tout Israe?
* Dou*, XXIV, 19, SO, 21.
* Ruth, II, 1 el suiv.
62 INSTITUTIONS Dfi MOlSE.
lite &ait oblige de faire, chaque annde* dans le ttetaple
du Seigneur, aprfes avmir mis enttfe les mmrts du prtltre
les pumices des flrciite de la wtve > « Steigaeii? , j'ai &t£
de ma maison ce qui vous etait consacr^, et je l'ai
donn^ au levite, et k I'&rauger, k la \$aH et a 1'orphe-
lin, comme vous me 1'avez com man d&. le n'ai point
ndgligd vos ordonnances, ni ee que Vous m'aveifc pres*
crit\ »
Quiconque, d'ailleufs, violait la loi des pauvres &frit
d^voud par Molse aux plus terribles (Mtiments.
« Si VBus refuses de falre pour les pauvres ce que 1*
Seigneur vous ordotme de faire pour eux, ils crieront
vers lui, et il dcoulera leurs oris, et il vous fera p£rtf
par l'^p& , et vos femmes deviendront veuves , et vos
enfant* orphelins 2 .
* Si vous ne gardez pas tous ses commandements >
le Seigneur vous frappera de pauvrete et de mis&re ,
de il&vire, de froid, de chaleur, de peste. II enverra au
milieu de vous 1'indigence et la famine. Le fruit de
votre venire et le fruit de votre terre seront m audits,
aussibien que vos celliers, vos greniers, vos Stables, et
tous les travaux de res mains. — Vous s&merez beau*
coup de grains dans votre terre , et vous ne rdcoltereZ
rien, parce que les sauterelles mangeront tout.— Vous
planterez une vigne et la bdeherez/ mais vous n'en
boirez pas de vin, parce qu'elle sera rongde par les vers.
-** Vous awe* des oliviers dans tous vos champs, mais
vous n'en tirerez point d'huile, parce que tout ooulera.
— Vous mettrez au fnonde des fiis et des filles, et vous
n'aurez point la joiede les poss£der, pareequ'ils seront
1 Deut., XXVI, 13.
• Exod, 9 XXII, 22, 23, 24.
COMMUrUUTfc TO MENS* 63
6mme^s captifs et Ggypte. — Enfin, le Seigneur vou*
fera tomber devant vos ennemis ; votis marcherez par
un seul chemin contre eux, et vous fairez devant eux
par sept ; et vous serez disperses parmi tous les pfcu-
ples, depuis une extr^mit^ de la terre jusqu'a i'autre '. »
Et les commandements de Dieu n'ayant point 4ti
sUiYis, toutes les menaces de Mohe se realiserent *
§IX.
Comnnmaate' to vito et tie blent.
IndfridaaUtes excentriqnes sont de tous les temps. — Seete des pharis&eto* ~*
Seote des es*6niens. — En quoi dififeraient. — Les esslniens vivaient en com*
munautg. — Leur noinbre, leurs habitations, leurs niceure, leur regime, etc.
— Cetfbat. — Comment se recrateient. — Les tkecapeutes. •— Repas £gall*
taires. •*- Resultats de cet essai de communisme.
Dans tons les temps, et chez tous les peuples, on a
vu, Ton voit, et Ton verra surgir, du sein des masses,
des individuality excentriques que Ja piet£ quelque-
fois, la singularity souvent, l'orgueil presque towjours,
ptmssent h s'assimiler et h so r6unir,pourvivre en cdfti-
mun, en dehors des lois communes, sous V empire de
regies speciales, et sons le voile de verlus exception-
nelles qui attirent respect, attention, et profit.
C'est surtout au sein des societes corrompues que
naissent et se forment ces petites societes d^lite, les-
qUelles meurent an monde, pour y mieux vivre seules,
pour elles seules.
C'est ainsi que, chez les Juifs des derniers temps, na-
quirent et s'&abli rent deux sectes, — les pharisiens et
1 Devt., XXVIII, iS * 41,
64 INSTITUTIONS DE MOfSE
les ess&riens, lesquels plac&rent 1'imitation des an-
ciennes moeurs isra&ites dans l'exageration et l'isole-
ment de leurs vertus.
Les pharisiens vivaient au milieu du monde, mais a
part de ses usages, et comme critique vivante de ses
moeurs. lis vivaient, non en communaute, rnaisfort unis
entre eux. A l'ext&ieur, tout etait, chez eux, pidtd,
humilite, g&i£rosit£. A Hnt^rieur, tout ^tait egoisme,
avarice, ambition, hypoerisie. Us donnaient tres exac-
tement la dime, non-seulement des gros fruits , mais
des moindres herbes. du cumin, de la menthe, du mil-
let. Us jeunaient tres souvent, et se montraient trfcs
stricts observateurs de laloi *. Mais, quand ilsfaisaient
l'aumdne, c'etait toujours en public; quand ils jeti-
naient, ilssejaunissaientle visage; quand ilssortaient,
ils affectaient de porter, au front et au bras gauche, des
totapholh demesurement grands 2 ; tout cela accompa-
gn£ de beaux discours, pour s£duire le peuple et les
1 Si stricts, qu'ils firent an crime a J6sus-Christ d'avoir delrempe* un
peu de terre au bout de son doigl, un jour de sabbat, et a ses disciples
d'avoir, lem&nejour, arrachG, en passant, quelques 6pis pour en
manger le ble\ Le Talmud, gcrit plus de cent ans apres la resurrection
de Jgsus-Christ, conlient mille autres cas de conscience de cette sorle :
s'il est permis, le jour du sabbat, de monter sur un ane pour le mener
boire, ou s'il faut le tenir par le licou; si Ion peut marcher dans une
terre fratchement ensemencee, puisqu'on court le risque de semer les
grains qu'on aurait pu enlever avec les pieds; s'il est permis, ce m6me
jour, d'6crire assez de lettres pour former un sens ; s'il est permis de
manger un oeuf pondu ce jour-la meme, etc.; sur la purification du
vieux levain avant la Paque : s'il faut recommencer a purifler une
maison, lorsque Ton y voit passer une souris avec quelques mietles
de pain ; s'il est permis de garder du papier col!6, ou quelquc emplatre
dans lequel il entre de la farine, etc., etc.
* C'6taient des gcrileaux contenant quelques passages de la loi,
suivant le pr6cepte du Deutironome, qui veut qu'on ait toujours
la loi de Dieu devant les yeux ou entre les mains.
COMMUNAUTtf DE BIENS, 65
femmes, lesquels se privaient de leurs bieos pour les
enrichir 1 .
Les essdniens, au contraire, fuyaient les grandes
villes, et, k Fin star des disciples de Pythagore 3 , et pour
mieux se rapprocher de la vie des prophfetes % ils met-
taient leurs biens eu commun. « Yoici , dit l'ecrivain
juif Philon 4 , en quoi consiste la communaute des es-
seens, ou ess&iiens. En premier lieu, aucuue maison
n'appartient en propre k aucun d'eux qui ii'ajpar-
tienne, par le fait m£me, k tous ; car, outre qu'ils y vi-
vent plusieurs en famille, elle est ouverte a tout sur-
Tenant qui fait partie de ieur secte ; de plus , toutes les
provisions qu'elle renferme sont a tous ; on y trouve un
office pour tous les habitants ou hdtes, un vestiaire com-
mun a tous, des aliments mis a la disposition de ceux
qui sont charges de preparer les re pas. C'est qu'il serail
impossible de trouver au m6me degre , ailleurs que
chez eux, cette confraternity qui fait que des homines,
unis par les liens du sang ou par l'amitie, vivent sous
le m6me toit, partagent le mdme sort, mangent a la
m£me table... De ce qu'ils ont gagne comme recom-
pense de leur labeur, en travaillant pendant la jour-
uee, ils ne gardent rien comme leur propriete particu-
lifere; mais, portant tout a la communaute, ils en font la
propriety de tous. Les faibleset les malades, nepouvant
subvenir a leurs besoins, trouvent leur necessaire assure'
dans le superflu des forts et des valides; etils peuvent
1 Voy. Fleury, ub. sup., XXXIV.
* Voy. sur les pylhagoriciens, ces jSsuites de l'antiquitl, YRist, du
communisme, de Sudre, p. 53 et suiv.
9 Voy. sur le nombre et la vie en commun des prophetes, Les Mceurs
des Israelites, de Fleury, ch. XXII.
* Comparez Josephe, Antiquit. judaic, lib. I, 7, 8, et Philon, De
vitd cofUemplat., vol. II, p. 471, qui parlent longuement des esslniens.
5
66 INSTITUTIONS DE MOlSK.
en jouir sans honte, car c'est aussi leur propria *.*
Les ess&riens habitaient par petites bourgades la
contr^e solitaire qui forme* la c6te occidentale de la
mer Morte. Leur nombre ne d^passa jamais quatre
mille. lis s'adonnaient h l'agriculture et a la fabrica-
tion des objets de premiere n£cessit£ f dddaignant le
commerce et la navigation 1 . La plupart des ess&-
niens vivaient dans le c^libat 3 . lis se recrutaient par
des admissions volontaires*. Tout coupable de crimes
ou de fautes graves &ait chass£ de la communaut£.
lis meprisaieut les richesses, n'amassaient ni or ni ar-
gent, et s'etudiaient a vivre de peu, ce qui ne les em-
pdchait pas d'etre fort riches , « car , dit Phi Ion, la
simplicity et la moderation sont une grande rich esse. »
Leurs biens, mis en commun, &aient administr^s par
des economes &ectifs. Leur doctrine religieuse repo-
sait sur ces trois points fondamentaux : aimer Dieu,
la vertu , et les hommes. Enfin , ils n'avaient point
d'esclaves, et consideraient l'esclavage comme impie
1 Traduction de Pierre Leroux. — Voy. Id. De l'£galiti y 2 e partie.
1 « Vous ne trouverez pas, dit le juif Philon, un artisan parmi eux
qui tntvaille a faire une fleche, un dard, une 6pee, une cuirasse ou un
bouclier, en un mot aucune espece d'armes, de machines, ou d'instru-
menls servant a la guerre , ni m6me qui se livre a aucune des occu-
pations, paciflques en apparence, qui tournent si facilement a mal ; je
veux parler des diflfererits genres de negoces ou de trafics, cette source
dfune insatiable avidity ; ils les suppriraent completement. Ils ne savent
ce que c'est que marches, boutiques, factoreries. »
8 C'est ce qui fait dire a Pline le naturaliste : « La peuplade soli-
taire des esseniens , peuplade la plus extraordinaire qui soil sous les
cieux, vit sans argent, et se perpeiue sans femmes. Ainsi, chose in-*
croyable, depuis plusieurs siecles, elle se renouvelle sans qu'il y naisse
personne. » (Hist. nat. f ch. V, p. 15.)
4 « Le repentir et le degout du monde sont la source feconde qui
atimenle cette peuplade. » (Pline, ub. sup.)
COMMUNACTti DE BIEK3. 67
et contraire a la nature qui a fait tous les homines
£gaux. k L'dgalite, dont le maintien etait le veritable es-
prit du mosaisme, fut ainsi conserve par la secte es-
s&iienne dans laquelle la vie en commun et le repas
dgalitaire furent constamment pratiques *. »
II en fut de mdme, pour le repas egalitaire, dans la
secte juive des therapeutes de lEgypte, lesquels, bien
que leurs maisons fussent isolees les unes des autres,
par groupes d'habitations cellulaires, rie s'en reunis-
saient pas moins, periodiquement , pour le banquet
fraternel 2 .
Maintenant, le seul fait de la vie en commun et du
repas ^galitaire des esseuiens suffit-il pour chasser
d'au milieu d'eux la misere et les vices qui Tamenent?
L'histoire ne nous apprend rien de precis a ce sujet.
Nous savons seulement qu'a leurs coutumes et a leurs
maximes, dont plusieurs se rapprochent des pr^ceptes
du christianisme, les ess^niens m£laient des erreurs et
un orgueil qui les s^parent profondemeut des disciples
de Jesus. L'egalitd et la fratemite, leur doctrine fon-
damentale, n'dtaient pas mfime pratiques parmi eux.
Dans la hierarchie des classes, qu'ils avaient ete obliges
d'etablir pour se gouverner, les membres des classes
supdrieures s'abstenaieut de tout contact avec ceux
d'un rang interieur, et s'eu puriflaient comme d'une
souillure quand ils n'avaient pu reviter. Quant aux
iucirconcis, aucune secte juive ne professait une an-
tipathie plus prononcee contre eux 3 .
i P. Leroux, De VEgaliU, 2° partie.
1 Les therapeutes furent les devanciers des anactioretes Chretiens,
comme les esseniens furent ceux des cenobites. — Voy. Sudre, ub.
sup., p. 58 et 519. Et Salvador, Jtsuset sa doctrine, torn. I, p. 465.
* Voy. Sudre, w&, sup., p. 57.
5.
68 INSTITUTIONS BE MOlSE.
Si, avec son humility et ses vertus, l'tiglise pri-
mitive de Jerusalem ne put, ainsi que nous le ver-
rons bientdt, se soutenir, et se gdn^raliser, sur la base
de la communaut^ des biens, comment, avec sou or-
gueil et ses vices, la secte des ess&iiens eftt-elle pu ne
pas trouver, dans cette base mdme, la n^cessit^ de sa
chute, alors m£me qu'elle eftt pu survivre aux autres
causes de dissolution et de mort qui firent, de la ruine
simultanee du monde paien et du monde juif, la palin-
g&i&ie du monde chrdtien ?
§ x.
Rtsultau obtenus.
La solution du probleme de la misere tel qu'il avail 6t6 pose 1 par Mots© eit-
elle sortie de ses institutions? — - Non. — Pourquoi ?
En resumd : — Preeminence de l'agriculturesur l'in-
dustrie ; — Absence de commerce ext£rieur ; — Tri-
buts pr£lev& sur les peuples conquis ; — Impdts assis
sur les terres poss^dees par les citoyens; — Droits
per$us sur les marchandises &rangeres ; — Art mo-
n&aire, connu" de toute l'antiquit^; — Pr^voyance
dans les cas de disette ; — ficonomie et ^pargne con-
siders comme principes g&i&ateurs de l'aisance et
de la richesse ; — Esclavage admis, mais tempore par
des prdceptes humains; — Luxe autorise', mais seule-
ment pour le culte de l'Eternel; — Code rural ou Ton
voit poindre le principe fecund des assolements ; —
Code moral ou briilent l'aurore de la charitd chr&ienne
et le principe de la taxe des pauvres ; — Code industriel
qui consacie, avec la ldgitimit^ du salaire, et du repos
fctfSULTATS OBTENUS. 60
hebdomadaire pour l'ouvrier, r obligation du travail,
et sa division comme moyen de perfectionuemeut et
d'&onomie de la main-d'ceuvre; — Code civil qui
adopte pour base la propria et la famille ; — Code
social qui consacre la gratuity du credit, la remise pd-
riodique des dettes, et le retour p&iodique des biens
vendus aux mains des anciens proprietaires ; — En-
fin , richesse et bien-6tre temporel de l'homme assi-
gues comme but et comme recompense a son travail ' :
— Tels sont, en substance , ind^pendamment de Fes-
sai de communisme pratiqud par les esseniens, les di-
vers dements de F^conomie politique des Hdbreux
tels qu'on peut les d^duire de leur histoire.
Ces divers elements, combines et sanctionnes par
Fautoritd de la religion et du pouvoir, eurent-ils pour
r&ultat de resoudre le problem e de la mis&re dans le
sens que Favait posd Moise : « Des pauvres, oui; des
indigents, non 2 . »
Oui, tant que Finstitution du Jubite, leur couron-
nement et leur base, resta debout. Cette institution
avait surtout pour but d'empdcher la formation des
castes qui, comme celles de VEgypte, se fus$ent ren-
dues proprietaires de tout le territoire et, par suite,
mattresses souveraines du pays. Pour eel a, que fit
Moise? II permit la mobilisation, e'est-a-dire la circu-
lation des terres, mais en la soumettant h des regies
qui rendissent impossibles les agglomerations cons-
tantes des propri&& dans une mdme main, dans une
mdme famille. Par \h, les pauvres etaient forcement
ramen^s, au bout d'un certain nombre d'ann^es, au
1 Voy. ci-dessus, p. 27 et 62, et ci-aprfes, chap, II, $X.
* Isaie, V, 8.
70 INSTITUTIONS DE MOlSft.
niveau de leurs freres, et, soit qu'on gardAt sa pro-
pria, soit qu'on la transmit k un autre, l'inegalit^
permanente des fortunes, l'oisivet^, la sterility, la mi-
sere &aient bannies d'Israel *. Mais cet 6quibre p^rio-
dique ne put se maintenir longtemps, et, d&s le temps
des proph&tes, Isaie faisait entendre ces paroles de ma-
lediction : « Malheur a vous qui joignez maison k mai-
son et champ k champ, de manifere k absorber tout 1e
terrain et k vous rendre seuls possesseurs du pays !
Jehovah dit : « Vos vastes maisons seront d&oldes, et
vos palais resteront sans habitants ' . »
D'ailleurs, l'examen que nous allons faire des institu-
tions chr&iennes relatives aux pauvres ach&vera d^lu-
cider cette question.
1 Salvador, Hist, des institutions de Moise, torn. I, p. 245 et 248.
PRIMITIVE £61196- 71
CHAPITRE II.
Be la mittdre chex lea chr^tiena de la primitive
EgUae* et dea moyena pratiqula poor y rem^-
dier«
£tat dea Juifs a la venae du Messie.— Loi da Jubil6 et autres institutions da
MoYse abolies. — Misere juive, noisere universale. — Meme probleme a re*
soudre. — Moyens de solution : — Des riches et des pauvres au temps de
Jesus ; — Transmutation de la richesse en pauyret6 ; ->- Transmutation de I'et-
clavage paYen en servitude chrelienne. — Da travail et de son organisation.
— De la Charity et de ses ceuvres : aum6ne; prfils gratuits; hospitality. —
De 1' administration de la Gharite : diaconies ; hdpitaux. — Communaute' de
biens ; — DroR a l'assistance ; taxe des pauvres. — Lois contre la mendicity
etc. — Peines et prisons penitentiaires. — Resultats obtenus.
Quand J&us-Christ parut sur la terre , les Hebreux ,
depuis longtemps, avaient disparu, pour ne plus 6tre
que des Juifs : Israel etait devenu la Jude'e, et les douze
tribus de la terre promise se trouvaient reduites au seul
royaume de Juda , — royaume cinq fois conquis et de-
venu, k la fin, une t&rarchie romaine 1 .
Pendant les soixaute-dix ans qu'avait dur£ leur cap-
tivitd, apres la prise de Jerusalem et la destruction du
temple par Nabuchodonosor ; pendant les quatre-vingts
ans qu'ils avaient mis a reb&tir leur temple et k relever
les murailles de leur ville sainte, apres leur restatt-
ration par Cyrus; pendant les trois cents ans qu'ils
avaient v£cu sous la domination des Perses, des Grecs,
des Mac£doniens ; pendant le si&cle de persecution et
d'invasion qu'ils avaient subi sous les rois d'figypte
et de Syrie ; enfin , pendant les soixante-dix annees
de servitude quilp avaient soufferies sous les Rooiatns,
1 Voy. ci-dessus, p. i, Bote 1, et p. 18> note 4.
72 PRIMITIVE EGLISE.
apres quatre-vingts ans seulement de liberte recon-
quise par les Machabees S — les Juifs n'avaient pu que
s'affaiblir, que se depeupler, que se ruiner; aussi,
quand le Messie promis arriva, sous le r&gne d'Auguste
a Rome, et d'Hdrode en Judee, trouva-t-il le peuple
de Dieu ronge de vices , de maux et de miseres.
Et comme , depuis la captivite de Babylone , la loi
du Jubil^ , et les autres institutions de Moise , protec-
trices des pauvres, n'avaient plus regu d'exdcution, et
que m^me, dans le nouvel etat politique de la Judee,
elles ne pouvaient plus en recevoir, on peut dire que
le probleme de la misfcre se pr&entait tout entier, sans
moyen de solution applicable v lorsque le Sauveur du
monde fut appete h le resoudre.
Yoyons done sur quelles bases reposait l'economie
politique sacr^e a l'aide de laquelle Jesus, et, apr&s
lui , FEglise , entreprirent de guerir la mis&re juive ,
devenue la misere universelle.
Des riches et des pauvres , au temps de Je'sus ; —
Transmutation de la richesse en pauvrete; — Transmu-
tation de l'esclavage paien en servitude chr&ienne; —
Du travail et de son organisation; — De la cbaritd et
de ses ceuvres : aumdne, pr&s gratuits, hospitality ; —
Administration de la charite : diaconies; hdpitaux;
— Communaut^ de biens ; — Droit k r assistance ;
taxe des pauvres ; — Lois contre la mendicite; — Peines
et prisons p^nitentiaires ; — Resultatsobtenus : — Tels
sont les divers points que nous avons pris a t&che de
traiter dans ce chapitre.
1 Ou princes Asmoneens, famille de b^ros qu'il ne faut pas con-
fondre avec les sept freres Machabees et leur mere, qui ont tir6 leur
nom du livre dans lequel cet episode est consign^.
RICHES IT PAUVRES. 73
§i.
Het riehet ct *et panares, an temp* *« 16mm.
Inegalite* des fortunes et des conditions selon le ehristianisme ;-- Doctrine de
saint Paul a ce aujet. — Pourquoi JSsus, qui pouvait se faire noble et riche,
s'est fait pauvre et artisan. — Mfcmes Sgards dus aux pauvres qu'aux riches. —
Malediction de J&us contre les riches. — Distinction du bon et du mauvais
riche. — Legendes de ZachSe et de Lacare. — Autres exemples de mauvais ri-
ches. — Tourments qui leur sont r&erves. — Le Lasthenes des Martyrs. —
Sons et mauvais pauvres. — Exemples des uns et des autres. — Les bons seuls
sont appeles heureux. — Semper pauperes habetis vobiscutn.— Masse de pau-
vres qui suivaient et obseciaient J6sus.— Moisson abondante, mais moissonneurs
peu nombreux! — Multiplication des pains. — Moyen pour nous de renou-
veler ce miracle.
L'in^galit^ des fortunes et des conditions, ri^e de
l'indgale repartition que la nature elle-m6me a faite,
entre les hommes, de ses aptitudes et de ses forces ,
ne pouvait ne pas 6tre sanctionnee par le christianisme
com me une loi sociale, comme une necessity provi-
dentielle.
Le christianisme reconnut done les hommes in^gaux
entre eux, quant a la somme des fardeaux divers qu'ils
ont tous diversement k porter, selon la diversite de
leurs forces individuelles; mais, en m6me temps, il les
proclama £gaux devant Dieu, quant a la somme de
recompense commune a laquelle chacun a dgalement
droit, selon Tegalitd relative des efforts de chacuu dans
le travail de tous.
Ainsi , rinegalitd des conditions sociales , dans le
monde, se convertit, sous 1'empire du christianisme,
en une similarity de fonctions diverses dans l'oeuvre
de Dieu.
C'est ce que l'apdtre des nations a admirablemeut
74 PRIMITIVE iGLISE.
r
exprimd dans ces versets de sa premiere EpUre aux
Corinthiens :
«Hya, dit saint Paul, des diversites de facultes,
des diversites d'attributs , des diversites de functions ,
mais il n'y a qu'un m^me Esprit , qu'un meme Sei-
gneur, qu'un 1n6me Dieu, qui repartit ces dons comme
il lui plait , pour Futility de chaeun et de tous.
« Notre corps, quoique compose de diyers membres,
n'en forme pas moins qu'un seul et m£me corps. II en
est de m&ne de l'Eglise du Christ ; car, nous avons ete
abreuves et baptises du meme Esprit, pour n'dtre tous
ensemble qu'un m&ne corps , soit Juifs , soit gen tils ,
soit esclaves, soit libres.
« Si le pied disait : Puisque je ne suis pas la main, je
ne suis pas du corps, en serait-il moins du corps ? Et si
l'oreille disait : Puisque je ne suis pas ceil, je ne suis pas
du corps, en serait-elle moins du corps? Et si tout le
corps etait oeil, oil serait l'ouie? Et s'il &ait tout oreilles,
ou serai t l'odorat ?
« L'oeil ne peut dire a la main : Je n'ai pas besoin de
ton secours j la t£te ne peut dire aux pieds : Vous ne
m'dtespas n^cessaires ; car Dieu a mis un tel ordre dans
les di verses parties du corps, que tous les membres s'en*
tr'aident forcdment les uns les autres, et que, si Tun
des membres souffre, tous les autres membres souffrent
avec lui.
« Dieu a m£me fait que les membres les plus vils ne
sont pas les moins honoris , et que ceux qui paraissent
les plus inferieurs sont ceux-l& pr£cis&nent qui sont
les plus n^cessaires l . »
C'est pour cela que Jesus-Christ, qui pouvait s'dle-
1 Paul, I Ep. ad Cor., XII, 4 et suit.
RICHES ET PAUVRK8. 75
Vet au plus haut fatte des honneurs, a voulu descendre
et rester au plus bas degre de Nchelle sociale, en nais-
sant pauvre, et en se faisant artisan.
Et, en cela, il s'est rendu plus utile, m&ne aux ri-
ches , que s'il eAt vdcu dans l'opulence ; car, ce n'est
pas un homme settlement, c'est Dieu qui, dans le pau-
vre , a voulu souffrir le froid, la faim , la soif, les pri-
vations de toutes sortes; c'est dono lui qui tend la
main au ricbe , pour lui donner le roerite de venir k
don aide et de se faire son consolateur ♦ ; c'est done par
tine touchante communication de son propre oaractere
que le pau vre aide le riche a revdtir J&us-Christ lui-
mdme par les sentiments de piet^ qu'il fait naftre en
tui*. Aussi, saint Augustin a-t-il eu raison de dire :
« Dieu nous impose l'obligation de porter les fardeaux
les uns des autres : celui des pauvres, c'est la misere;
celui du riche, c'est sa richesse. Heureux du siecle!
h&tez-vous done d' a linger le fardeau des malheureux*
et vous travaillerez a vous soulager vous-m&nes. Di-
minuez les besoins de vos frferes, et ils diminueront le
poids redoutable de vos comptes $ . » Et saint Jean-
Chrysost6me a raison d' a] outer : que le pauvre a moins
besoin du riche que le riche n'a besoin de lui *; et saint
Urdme : « Grand est le bienfait que le riche re$oit du
pauvre*. »
C'est, impr^gne de cette doctrine des Pferes de YE-
glise, que Bossuet a dit : « Les pauvres ont leur fardeau,
* Hilar., in Ps. CXXXI, § 25. — Chrys., in Ep. ad Rom. Horn. XV, 6 .
1 Greg. Nyfcs., Oral. I , in verba : Faciamus hominem.
8 Aug., Serm. XXXIX, 6 : Pauper et dives occurreruat sibi. — Voy.
ci-dessus, p. 12.
* Chrys., in Ep. ad C*r. Horn. XXXIV, 4 ; et in Matth. Horn. LXVI, 4 .
1 S. Hier. , in Ps. CXXXIII.
76 PRIMITIVE tiGLISE.
mais les riches out aussi le leur. Et quel est le fardeau
des riches? Ce sont leurs propres richesses. Le fardeau
des pauvres, c est de n'avoir pas ce qu'ii fautj et le
fardeau des riches, c'est d' avoir plus qu'il ne faut.
Quoi done ! est-ce un fardeau incommode que d'a-
voir trop de Liens? Ah! que j'entends de mondains
qui desirent un tel fardeau dans le secret de leur
coeur ! Mais, si les injustes prejug^s du siecle les empd-
chent de concevoir, en ce monde, combien l'abondance
pese, quandils viendronten cepaysouil nuira d'etre
trop riches; quand ils comparaftront a ce tribunal ou
il faudra rendre compte, non-seulement des talents
d£pens&, mais encore des talents enfouis, non-seu-
lement de la d^pense, mais encore del'^pargne; alors
ils reconnattront que les richesses sont un grand poids,
et ils se repentiront vainement de ne s'en 6tre pas de-
charges. — Portez done , 6 riches ! portez le fardeau
du pauvre , soulagez sa necessity aidez-le a soutenir
les afflictions sous le poids desquelles il g&nit ; mais
sachez qu'en le dechargeant vous travail lez a votre
ddcharge; lorsque vous lui donnez, vous diminuez son
fardeau , et il dimiuue le vdtre : vous portez le besoin
qui le presse ; il porte l'abondance qui vous surcharge.
Communiquez eutre vous mutuellement vos fardeaux,
afin que les charges deviennent <5gales , ut fiat cequa-
Utas, comme dit saint Paul. »
Plus loin, Bossuet s'ecrie : « Qu'on ne apprise done
plus la pauvrete et qu'on ne la traite plus de roturifere.
II est vrai quelle dtait de la lie du peuple ; mais le
roi de gloire 1'ayant epousee , il Fa ennoblie par cette
alliance 1 . »
1 Sur V Eminent e digniti des pauvres tern I'Eglise, Sermon pour le
dimanche de la Septuag&ime.
RICHES ET PAUVRES. 77
C'est le m&ne sentiment qui a dietd les reflexions
suivantes a un ^crivain catholique modeme :
« Ce n'est plus l'injustice inacceptable du destin, ni
le stupide jeu du hasard qui condamnent le pauvre k
l'apparente inferiority de sa condition : quelle que soit
sa place, elle lui est assignee par Dieu ; il peut y servir
ses freres, et s'y rendre agreable a Dieu. Gette position
n'est pas son malheur, elle est sa fonction, aussi hono-
rable et aussi sainte que celle du roi. Le roi, au su-
preme degre de l'^chelle, dont le pauvre occupe le plus
bas Echelon , n'est , comme lui, qu'un serviteur, qui
devra rendre un jour le m&ne compte au m£me maitre
tout puissant ; et l'figiise, qui n'a dans le monde que
des enfants, ne permet ni au roi, ni au pauvre de
l'ignorer. Elle pr£che a la cour ce qu'elle prfiche au
village ; de la m£me voix qui recommande partout la
soumission, l'obeissance aux sup&'ieurs, elle recom-
mande aussi la douceur, la mansu&ude, la charite, le
respect de 1'homme pour son semblable et pour lui-
m£me, et rappelle sans cesse, aux plus grands comme
aux plus pet its, Y&galiti du jugement, celle des recom-
penses , celle des punitions. Elle ne promet qu'tm pa-
radis pour les bons, qu'tm enfer pour les mauvais,
comme il n'y a pour tous qu'tm Pere, qu'tm Juge et
qu'tm Dieu. »
C'est pourquoi saint Jacques recommande avec taut
d'instance a ses freres de ne point faire acception des per-
sonnes dans leurs jugements, et de traiter le pauvre k
l'egal du riche dans leurs egards et dans leur estime.
« S'il entre, dit-il, dans votre assemble, un homme
porta ut un anneau d'or et un habit magnifique, et, avec
lui, un autre homme v6tu d'un m^chant habit, et qu'ar-
rdtant votre vuesur celui qui est magnifiquement v6tu,
78 PRIMITIVE 6GL1SE.
vous lui disiez, en lui assignant une place d'honneur :
« Daignez vous asseoir ici, » tandis que vous dites k
I'autre : « Tenez-vous la, debout, ou assis sur Fesca-
beau de nos pieds , » vous faites la une difference in-
jurieuse pour ce dernier, difference que Dieu rfyrouve;
car vous deshonorez le pauvre alors que ce sont les
pauvres du monde que Dieu a choisis pour £tre les
riches de la foi, et les heritiers du royaume qu'il a pro-
mis a ceux qui raiment. Si done vous accomplissez la
loi royale en suivant ce pr^cepte de rEcriture : « Vous
aimerez votre prochain comme vous-m£mes 9 » vous
faites bien. Mais si, en le suivant, vous faites accep-
tion des personnes , vous faites mal , et vous violez la
loi, loin de la suivre 1 . »
On lit dans saint Luc cette malediction de Jdsus
eontre les riches : « Malheur a vous , riches , qui avez
votre consolation ! Malheur a vous qui 6tes rassasies,
parce que vous aurez faim ! Malheur a vous qui riez
maintenant, parce que vous pleurerez et sangloterez *•»
Est-ce eontre le riche parce qu'il est riche que cet
anath&me divin est prononc^ ? Non j e'est seulement
eontre le riche dont le tr&sor a endurci le cceur ; —
eontre le riche qu'une insatiable convoitise rend sourd
aux cris des malheureux ; — eontre le riche a qui Dieu
a dit : « Malheur k vous , parce que vous chargez les
homines de fardeaux qu'ils ne peuvent porter, et que
vous ne touchez pas m&ne du bout du doigt '; » —
eontre le riche avare et Igoiste, enfin, qui, « aprfes
avoir dormi son sommeil, se reveillera les mains
1 Ep. cathol. de saint Jacques, II, 2 et suiv.
» Luc, VI, 24 et 25.
» Luc, XI, 46.
RICHES ET FAUVRtS. 79
vides *, » et non contre le riche g&i&'eux et compa-
tissant*
Le bon riche se distingue done du mauvais riche de
la mdme mani&re que l'arbre qui produit de bons fruits
se distingue de l'arbre qui en produit de mauvais. « On
juge de l'arbre par ses fruits, dit 1' fieri ture. On ne
cueiile point de figues sur les Opines, et Ton ne Yen-
dange point de grappes sur les ronces 2 . »
Et, pour que nous sachions mieux a quels fruits, k
quels signes certains peul se reconnattre le bon et le
mauvais riche f l'ficriture a pris soin de nous fournir
elle~mdme l'exemple de Tun et de 1' autre.
« Or done , J&us , 3tant entre dans Jericho , iraver-
Bait la ville, lorsque voila qu'un homme, nomml Za-
ch£e, chef des publicains et fort riche, monta sur un
sycomore pour le mieux voir, parce qu'il devait passer
par-la. Arriv^ en cet endroit, Jesus leva les yeux, et,
Fayant vu, lui dit : Zacbee, descendez vite, car il faut
qu'aujourd'hui je sejourne dans votre maison. Et Zach£e
se Mta de descendre et il le re$ut avec joie. Ge que
voyant, ils murmuraient tous , disant : II est descend u
chez un homme prehear. Mais Zach^e 9 debout devant
le Seigneur, lui dit r Seigneur, je donne aux pauvres
la moitie de mes biens, et si j'ai fait tort a quelqu'un
en quoi que ce soit, je lui rends le quadruple. Jesus
lui dit : Je vous reconnais 1& pour un des enfants d'A*
braham. Cette maison a re$u aujourd'hui le salut 3 . »
Voiii le bon riche. Voici le mauvais :
<( II y avait un autre riche qui &ait v£tu de pourpre
1 Ps. LXXV, 6.
* Luc, VI, 43. — Id. XIII, 9. — MaUh., VII, 15 et suiv.
» Luc, XIX, 1 a 9.
80 PRIMITIVE tiGLlSE.
et de byssus, et, chaque jour, il faisait une chere splen-
dide. Et il y avait aussi un mendiant, nomme Lazare,
lequel &ait couche a sa porte, couvert d'ulc&res, desi-
rant se rassasier des miettes qui tombaient de sa table,
et personne ne lui en donnait ; mais les chiens venaient
lecher ses u Ice res. Or, il arriva que le mendiant mou-
rut, et il fut portd par les anges dans le sein d'Abra-
ham. Le riche mourut aussi, et il fut enseveli dans
l'enfer. Comme il ^tait dans les tourments, levant les
yeux , il vit de loin Abraham et Lazare dans son sein ;
et jetant un cri, il dit : P&re Abraham, ayez piti£ de
moi et envoyez Lazare, afin qu'il trempe le bout de
son doigt dans l'eau pour rafrafchir ma langue, car je
souffre horriblement dans cette flamme. Mais Abraham
lui rdpondit : Souvenez-vous que , pendant votre vie ,
vous avez re$u les biens, et Lazare les maux. Lazare
maintenant est console, et vous, vous souffrez 1 . »
Et c'&ait justice !
A Lazare done le sein d' Abraham, le repos, la joie,
le rassasiement ; au mauvais riche les tourments de
Fenfer, lafievre qui d^vore les &mes malades, le re-
mords qui les brftle , la soif , et a cette soif la goutte
d'eau refus^e, comme il avait refuse les miettes de sa
table k la faim du pauvre 3 .
L'apdtre saint Jacques a ddcrit plus ^nergiquement
encore les tourments reserves par Dieu aux mauvais
riches :
(( Vous avez vlcu sur la terre dans le luxe et dans les
volupt&; vous vous 6tes engraisses comme des vic-
times prdparees pour le sacrifice ; vous avez condamn£
* Luc, XVI, 19 a 25.
* Lamenoais, sur saint Luc, p. 294.
IUCHES £T PAUVRES. 81
ettu^ le juste, sans qu'il vous ait fait de resistance;
tous avez prive de leur salaire les ouvriers qui avaient
moissonne vos champs. Les cris des malheureux que
vous avez fa its sont montes jusqu'aux oreilles du dieu
des armees. Maintenant, riches, pleurez, poussez des
cris et des huilements, en vue des miseres qui doivent
fondre sur vous. La pourriture consume les richesses
que vous gardez; les vers rongent les vgtements que
vous avez en reserve; la rouille corrode Tor et l'argent
que vous cachez, et cette rouille s'elevera en temoi-
gnage con t re vous, et d^vorera votre chair comme uh
feu ardent. C'est la le tre'sor de colore que vous amassez
pour les deruiers jours \ »
II y avait d'autres mauvais riches, bienfaisants en ap-
parence, don t la main droite ne donnait jamais rien que
pour que la main gauche le sut, afiu de t&cher d'eulever
d'un cdte ce qui dtait offert de l'autre. C'etaient les hypo-
crites de vertu, les sepulcres blanch is dont parle l'Ecri-
ture 2 . C'etaient les fauxdevots qui suivaient Jesus en
lui criaiit : Seigneur ! Seigneur ! et auxquels Jesus re-
pondait : Pourquoi m'appelez vous Seigneur, Seigneur?
et pourquoi ne faites-vous pas ce que je vous dis 8 ?
C'etaient tous les faiseurs, — faiseurs de belles phrases,
et non de bonnes oeuvres, — que saint Paul appelait
airain sonnant et cymbale relenlissante*. C'etaient, enfin,
ces egoistes d^guises, qui, sous le semblant de la charite
Chretien ne, regrettaient, comme Judas Iscariote, qu'on
dcpensAt en pieux hommagcs Targent qu'ils disaient
1 Saint Jacques, Eyitre cat ho I., V, 1 a 6. — W , U, 6 jet 7.
■ Matili.,XXUI, 27,28.
• Luc, VI, 30.
4 Paul, I Ep. ad Cor. t XI11.
6
S<2 PRIMITIVE £GLISE.
vouloir employer en aumftnes, dans le but secret de se
1'approprier 1 .
Est-il done &onnant, qu'en voyant les pauvres au
milieu de tels riches, Jdsus les compar&t a des brebis
au milieu des loups 2 ?
« Un jour que J&us dtait venu, dans tout le pays qui
est aux environs du Jourdain, pr6chant le baptdme de
penitence pour la remission des plchls , il disait au
peuple qui venait en troupes pour 6tre baptist par lui :
Tout arbre qui ne produit point de bons fruits sera
coup^ et jet6 au feu. Et le peuple lui demandant : Que
devons-nous done faire? J£$us leur r^pondit : Que
celui qui a deux vdteraents en donne la moitid a celui
qui n'en a point , et que celui qui a de quoi manger
fasse de m6me s . »
C'etait ce qu'avait fait Zach&. Ce fut ce que fit le
Lasthdnfes des Martyrs, aux temps de la persecution,
« Je n'ai jamais cru que mes richesses fussent k moi ;
je les recueiile pour mes freres les chr&iens , pour les
gentils, pour les voyageurs, pour tous les infortun&;
Dieu m'en a donn£ la direction ; Dieu me l'6tera peut-
dtre : que son saint nom soit b£ni M »
Si done il y avait de mauvais riches, il y en avait
aussi de bons.
Mais, pour un Zach^e, que de Lazares !
De mdme qu'il y avait deux sortes de riches, il y
avait aussi deux sortes de pauvres : — les bons et
les mauvais.
1 Jean, XII, 4, 5, 6.
* Matth., X, 16.
• Luc, III, 3, 9, lOetll.
4 Chateaubriand, les Martyrs, liv. II.
RICHES ET PAUVRES. 83
Les mauvais pauvres etaient les pauvres faineants.
Le Seigneur les rejetait, comme serviteurs inutiles,
dans les t^nebres ext&ieures ' .
Les mauvais pauvres etaient ceux qui , malgrd la
honte attachde k la mendicite 2 , aimaient mieux tendre
la main que de travailler pour vivre. Saint Paul les dd-
elarait indignes de manger 8 .
Les mauvais pauvres etaient ceux qui, tomb& dans
1' indigence par leurfaute, cherchaient a en sortirpar
la prostitution ou par le vol. L'Ecriture les condamnait
k la gehenne.
Les bons pauvres, au contraire, etaient ceux qui sa-
vaient supporter la mauvaise comme la bonne fortune,
et qui pouvaient, des lor 8, s'appliquer ce passage de
saint Paul : « Ce n'est pas la vue de mon besoin qui me
fait invoquer votre charite, car j'ai appris a me con-
tenter de l'etat ou je me trouve; je sais vivre pauvre-
ment, comme je sais viyre dans I'abondance; ayant
tout dprouve : faim et satiety , richesse et p&iurie, je
suis fait a tout et je puis tout en celui qui me fortifie.
Yous avez bien fait pourtant de compatir k ma misdre,
non pour moi, mais pour le compte que Dieu vous tien-
dra de vos bonnes oeuvres 4 . »
Les bons pauvres etaient ceux qui, se trouvant as-
sez riches de leur resignation et de leur piett£, n'ambi*
tionnaient pas d'autres richesses ; — 1'ambition des
richesses entrainant dans les pi^ges du diable , et la
cupidite etant la source detous les maux*.
* Matt., XXV, 30.
* Luc, XVI, 3.
• Paul, II Thessal., Ill, 10,
♦ Paul, Ep. ad Philipp., IV, 11 a 17.
« Paul, I Ep. ad Tim., VI, 6, 9, 10.
6.
84 PRIMITIVE £GLISE.
Les Ixms pauvres, enfin, &aient ceux qui, a la
pauvret<5 du corps, ajoutaient la pauvret£ de 1'es-
prit 1 , pour que, sans recourir k aucun moyen honteux
de s'en affranchir, celle-ci leur allege&t le poids de
1'autre.
G'est de ces pauvres la, et de ceux-la seulement, que
Jesus entendait parler lorsque, ayant appele ses disci-
ples, et en ayant choisi douze d'entre euxpour en faire
ses ap6tres, il leur dit : « Heureux, vous qui 6tes pau-
vres, parce quele royaume de Dieu est a vous ! — Heu-
reux, vous qui avez faim maintenant, parce que vous
serez rassasies ! — Heureux, vous qui pleurez mainte-
nant, parce que vous rirez* ! »
Heureux, en effet! car, comme il y aura tou jours
des pauvres sur cette terre, « Semper pauperes habelis vo-
biscum s », les desherites du royaume du moude ont
au moins, dans r heritage certain du royaume du ciel,
une eternelle compensation, en mdme temps qu'une
consolation incessante, a leurs privations, a leurs dou-
leurs d'ici-bas.
Or, dans sa provision de la fin prochaine de la so-
ci&e juive, Jesus annon$ait des evenements terribles
qui devaient produire en Israel un grand nombre de
malheureux : « Vous entendrez parler de combats et de
bruits de combats ; n'en soyez pas troubles, car il faut
que ces choses arrivent. Mais ce n'est pas encore la
fin : On verra se soulever peuple centre peuple,
royaume contre royaume, et il y aura des pertes et des
famines, et des tremblements de terre, ici et la... Et
1 Matt., V, 3.
• Luc, VI, 43, 20, 21. — Matl., V, 3 et suiy.
• Matt, XXVI, i\. -Marc, XIV, 7.— Jean, XII, 8.
RICHES KT PAUVRES. 85
la misere, alors, sera telle que, depuis le commence-
ment du monde, il n'y en aura point eu de pareille *.»
Des le temps de la venue de Jesus-Christ, la misere
&ait extreme, dans la Jud^e romaine. On pent en juger
par le grand nombre d'aveugles, de paralytiques, de
boiteux, de lepreux, de possed^s, de malades de toutes
sortes qu'il guerissait , et de pauvres, d'indigents, de
mis&ables de toutes les especes, qui l'entouraient et
le suivaient dans ses predications. Ou qu'il all&t, ou
qu'il reposAt, il en e'tait obsede. La foule le suivait par
milliers jusque dans les deserts ou il s'enfuyait vaine-
ment pour 1'eviter. De la vient qu'il se retirait sur les
montagnes pour prier plus a raise, qu'il y passait les
nuits, et qu'il dormait quand et ou il pouvait, comme
dans la barque , pendant la temp6te 2 .
Un jour que la multitude ^tait plus compacte et plus
depourvue, Jdsus se prit de plus grande compassion
pour elle, car, dit saint Matthieu, tous ces pauvres gens
&aient oppresses et couches comme des brebis sans
pasteur. Alors, a la vue de taut de miseres, Jesus dit
tristement h ses disciples : « La moisson est abondante,
mais les ouvriers peu nombreux 8 . »
Rares, en effet, &aient les ouvriers de la charity
dans le vaste champ de la souffrance et des larmes.
C'est pourquoi Jesus ajoute : « Priez done le maftre de
la moisson,, a fin qu'il y envoie des moissonneurs 3 . »
Un autre jour, Jesus et ses apdtres s'etant retires en
un lieu desert pour s'y reposer, une foule innombrable
* Matt., XXIV, 6,7, 2i.
■ Matt, , V, 1 . — XV, 30. — Marc, I, 32, 43. — III, 9, 20. — X, 46.
— Luc, XVIII, 35. —Jean, IX, 8.
• Matt, IX, 36, 37, 38.
86 PRIMITIVE EGL1SE.
de pauvres les y precedereut ou les y suivirent. Au
bout de trois jours, Jesus appela ses disciples et leur
dit : Cette foule me fait grand' pit ie; voila trois jours
qu'ils res tent pres de moi, et ils n'ont pas de quoi mana-
ger ; je ne veux pas les renvoyer a jeun de peur qu'ils
ne ddfaiilent en route. — Sur quoi ses disciples lui di-
rent : Ou done trouverous-nous dans le desert assez de
pains pour rassasier une si grande multitude? — Com-
bieu done avez-vous de pains, leur demanda Jesus?
— Cinq et deux poissons, rdpondirent-ils.
Cinq pains et deux poissons pour cinq mille per-
son nes ! car ils n'etaient pas moins de ce nombre, y
compris les femmes et les enfants ; l'embarras etait
grand !
Alors, J^sus entreprit de r&oudre le probleme de la
misere par le miracle de la multiplication des pains.
II commanda done a la multitude de s'asseoir sur
l'herbe verte, par groupes de cent et de cinquante.
Et , ayant pris les cinq pains et les deux poissons,
levant les yeux au ciel, il les benit, les rompit, et les
donna, a ses disciples, et ses disciples les distribuferent
au peuple.
Et tous mangerent et furent rassasi^s ; et, des frag-
ments qui resterent, ils emporterent douze corbeilles
pleines ' .
Ce miracle qui de cinq pains fit la nourriture de
1 Matt., XV, 33 et suir. — Marc, VI, 38 et suiv. — Luc, IX, \% et
suiv. — II y a ces deux differences dans le recit des trois 6vang6-
listes , que Marc et Luc disent cinq pains et deux poissons , et cinq
mille hommes , tandis que Matthieu mentiomie sept pains et quelques
poissons, et quatre mille personnes seulement, non compris les petits
enfants et les femmes. Peut-6lre le miracle s'est-il rep6l£ deux fois ,
dans deux circonstances diflferentes. C'est ropinion reQue.
TRANSMUTATION DE LA JtlCHE&SE EN PAUVBET&. 87
cinq mille pauvres, J&us nous Ta donne, non pas
seulement a admirer, mais a imiter. Oui, a imiter!...
car, a cdte du miracle divin, c'est-a-dire opere par la
toute-puissance de Dieu, J&us a place le miracle hu-
main, c'est-a-dire celui que chacun de nous peut faire
par la toute-puissance de la foi. — De ce miracle-la
Jesus nous a communique le secret et le moyen. Ce se-
cret, ce moyen c'est la charite. Avec la charite, les
pains aussi se multiplient, et le denier de la veuve, jetd
humblement dans le tronc des pauvres, peut secourir
cinq mille indigents.
§".
Transmutation tfe ta rlcHesse en patrvrert.
Pauvrei6 chr&ienne, milieu IgaHtaire ou misere et richesse doivent se eon-
fondre desormais. — Jesus repousse les riches, et appelle a lai les pauvres.
— Est lepain de vie; — Son joug est doux a porter. — La porte large et la
porte etroite. — S'aniasser des bourses que le temps n'use point.*— Se faire
des treaors gans le cicl. — A quoi bon les tremors de la terre, et pourquoi se
tourmenter du lendemain ! — Dieu ne pourvoit-il pas a tous nos besoins ? —
Explication de ces paroles. — Exemples de pauvrete" pratique donnes par
Jeaus, ses diseiples et left clercs de la primitive figlise. — Differences, a ee
8ujet, avec la pauvrete des patens. — Tout cela est plus qu'une doctrine, c'est
une revolution. — Sea disciples ne la comprennent pas d'abord. — N'Stait-ce
pas, en effet, renverser la loi de tiolse, que Jesus disait 6tre venu comple-
ter? — Parabole du jeune homme riche qui veut devenir par/ail, — Vendez
tout, quittez tout, et suivez-moi ! — Comparaison du chameau et du trou
d'aiguille. — - Qui done alors pourra elre sauvl! — Explication de eette pa-
rabole. — Plusieurs y ont vu l'abolition de la propriety individuelle et de la
famille. — Refutation de cette double erreur. — Dures vertus de i'apostolat.
— La yie chretienne ordinaire ne les comporte pas. — Celibat. — Origene
et ses imitateurs. — On peut emrer dans la vie et ne pas tout donper aux
pauvres. — Doetrine contraire des Peres de l'Eglise. — Textes. — Disserta-
tion sur la compatibility des richesses avec la doctrine evangllique. — On
peut ttrebon Chretien et rester riche. — Mais, a quelle condition? — Heu-
reux les pauvres d'esprit. — Heureux les grands qui se font petite. — Les
doeteurs de la loi appelaient cela folie : — Folie do la croix ! — C'etait sa-
getse. — Costa cette tNBtfnutatioft de 1'or en piomb, du supertu en ne-
88 PRIMITIVE fiGLISE.
eessaire, qu'aboutit toute la doctrine du Christ. — Mode, difficult^, conse-
quences de cette transmutation. — S'est operee sous les apotres. — Pent
s'operer de mime, chez nous, par la charity.
Le grand, l'unique probleme social, qui s'offrit a r&-
soudre au Christ reformateur, consistait dans ce fait
primordial, universel, constant, de I'existence simul-
tane'e de la richesse et de la misere, an sein de la so-
ciete juive, com me au sein de la societe paienne, —
probleme controverse par tous les philosophes, par
tous les legislateurs de l'antiquite, depuis des siecles,
sans que les theories des cconomistes et les reformes
tentees sur ce point, eussent produit d'autre resultat
que celui d'une somme plus grande de richesse chez
les riches, d'une somme plus grande de misere chez les
indigents, avec un redoublement de d&laigneuse cu-
pidtte chez les uns, d'envieuse animosite chez les au*
tres, seul lien reciproque qui exist&t entre ces deux
extremes opposes.
Or, ce sont ces deux extremes opposes que Jesus
prit a t&che, non de rapprocher mais de detruire, en
les confondant Tun et 1'autre, et en les absorbant tous
deux a la fois, dans un milieu, dans un creuset com-
mun, ou la richesse cessat d'etre richesse, et la misere
cess&t d'etre misere, sans que, pour cela, la richesse
devlnt misere non plus que la misere richesse, car ce
n'eAt &e la qu'un deplacement, el c'est une transmuta-
tion que Jesus avait resolu d'operer.
Done, voulant que personne ne fut miserable, Jesus
voulut que personne ne fut riche, comme on 1'avait ete
jusqu'alors, et, voulant que personne ne fut ni mise-
rable ni riche, il voulut que tout le monde fut pauvre,
chretiennement.
Ainsi, dans le systeme economique du Christ, il n'y
TRANSMUTATION DE LA JUCHfiSSK EN PALVRET&. 89
eut plus, il ne dut plus y avoir d'autre richesse, d'autre
mis&re possibles, que la pauvrete chretienne, — la pau-
vrete chretienne, desormais, devant itre l'etat normal,
le niveau egalitaire de toutes les fortunes, dans ce bas
monde, en mdme temps que l'unique moyen, l'liuique
garantiede salut de toutes les existences, dans Taut re.
Ouvrez les Evangiles, et, a c6t^ de l'exaltation de la
pauvrete, vous y verrez constamment 1'abaissemcnt
de la richesse juive, de la richesse paienne.
A vrai dire m£me, les Evangiles ne sont qu'uiie
longue malediction contre les riches. A chaque page,
en effet, on y lit ces terribles, ces lugubres Fee, qui, se-
lon 1'expression d'un pr&re-poete, « de sifecle en siecle,
sonnent, comme des glas, les fuuerailles de ces Ames '
mortes. »
Vwl malheur a vous, riches, qui avez votre consola-
tion 1 . Vcef malheur a vous! car les richesses c'est
Salan qui les donne, et il ne les donne qua ceux qui
se prosternent devant lui 2 . Vce I car le riche superbe se
dessechera et se ft&rira dans ses voies comme la fleur
de& jardins au lever d'un soleil brulant 3 . Vwl vce ! mal-
heur ! malheur! car l'enfer sera votre partage 4 .
Quelle difference de langage quand J&us parle des
pauvres, des faibles, des opprimes ! C'est a eux seuls
qu'il adresse sa parole , parce qu'eux seuls l'ecoutent
avec un coeur sincere, une volonle droite. Et que leur
dit-il? II les appelle heureux. Quoi ! la faim, les pleurs,
la persecution, heureux par ces choses? Etrange
1 Voy. ci-dessus, p. 78.
* Luc, IV, 7.
' S. Jacques, Ep. cathol., I, 10 et 11.
* Voy. ci-dessus, p. 80.
90 PRIMITIVE EGUftE.
beatitude! Etrange, en effet, si cette faim ne devait
6tre rassasiee, si ces pleurs ne devaieut se changer
en joie, si ces persecutions ne devaient tourner en
triomphe.
Heureux les humbles, car ils se glorifieront de leur
Ovation devant Dieu 1 . Heureux ceux qui souffrent,
car ils recevront la coaronne de vie 8 . Heureux ceux
qui pleurent, car ils seront consoles 8 . Heureux les
pauvres , dans ce raonde , car Dieu les a choisis pour
dtre riches dans la foi, et heritiers du royaume qu'il a
promis k ceux qui raiment * .
C'est pourquoi il est dcrit :
ce L'esprit du Seigneur m'a envoyd pour evang&iser
les pauvres, gu^rir ceux qui ont le coeur brise, d^li-
vrer ceux qu'ecrasen t leurs fers * . »
« Yenez done a moi, vous tous qui ployez sous le
travail, et je vous ranimerai ; prenez mon joug, et vous
trouverez du repos a vos Ames ; car , mon joug est
doux etmon fardeau teger 6 . »
« Yenez a moi vous qui avez soif ou faim, car je suis
le pain de vie. Qui vient a moi if aura pas faim et qui
croit en moi n'aura jamais soif 7 . »
Quel &ait done ce joug si doux a porter que J&us
offrait aux opprimes, en echange du lourd fardeau de
leur misfere ! C'etait la croix I « Qui ne prend pas sa
croix pour me snivre n'est pas digne de moi », dit J6-
S. Jacques, ufr. sup.
Ibid. 12.
Matt., V, 4. — Voy. ci-dessus, p. 83.
S. Jacques, ub. sup., II, 5.
Luc, IV, 18 et 19.
Malt., XI, 28, 29, 30.
JeaD, VI, 35.
TRANSMUTATION DB LA R1CBES&E EN PAUVRET& 91
sua ft • C'est-a-dire qu'a moins de ae renoncer soi-m&ne,
en viva nt pour &es freres et en se devouant a eux;
qu'a moins de s'engager a vaincre l'orgueil, la cupi-
dity, 1'ambition, r avarice , toutes les mauvaises pas-
sions du coeur ; qu'a moins d'accepter les persecutions,
les souffrances, que rencontrera constamment quicon-
que, anim£ de Tesprit de Jesus, travaillera comme lui a
etablir le regne de Dieu dans le monde, — on ne saurait
suivre le Christ dans la voie qo'il a ouverte aux hom-
ines. Mais, ne sout-ce pas la de lourdes croix a porter?
Lourdes, non ; car , « quel fardeau plus leger que le
joug plein de douceur pro.mis a tous ceux qui viendront
a Jesus? Quoi de plus doux, en effet, que de se donner,
que de se sacrifier pour ses fibres ? Quoi de plus doux
que la croix imposde par F amour ? Heureux done, heu-
reux ceux qui la prennent , qui l'acceptent de Jesus,
comme Jesus l'accepta du Pere ; car ceux-la peuvent
dire avec saint Paul : « Je vis, non plus moi, mais piev
en moi 2 . »
Et le pain de vie , offert par Jesus k ceux qui ont
faim, qu etait-ce done? Etait-ce, comme le croyaient
les Juife, la manne que leurs pferes avaient mangle dans
le desert? Non, car Jesus leur dit : « Moise ne vous a
point donne le pain du ciel a manger, car le pain du
ciel est celui que Dieu en a fait descendre pour donner
la vie au monde. Vos p&res ont mange la manne dans
le desert et sont morts. Or, celui qui mangera du pain
du ciel ne mourra point \ » Mais ce pain du ciel, qu'£-
tait-ce done? « Ce pain du ciel c est moi. Qui mangera
1 Matt., X, 38.
' Lamennais, les Evangiles, p. 164.
• Jean, VI, 27, 3i, 32, 48, 49, 50, 51, 52.
...«
• f
92 PRIMITIVE EGLISE.
de cepain devievivra eternellement. Travaillez done,
non pour la nourriture qui peril, ma is pour celle qui
demeure dans la vie eternelle et que le Fils de l'Homme
vous donnera *. »
Et les Juifs, courb£s vers la terre, ne comprenaient
point ce que c'ltait que la vie. Rien pour eux n'ayant
de reality que ce qui est de la terre, ils ne comprenaient
pas davantage ce que e'etait que le pain de vie. Aussi
les paroles du Christ n'exciterent-elles que leurs mur-
mures 9 .
Le materialisme des Juifs devait moins comprendre
encore le chemin que leur indiquait Jesus pour arriver
k la vie.
« Efforeez-vous, leur disait-il, d'entrer par la porte
etroite ; car, beaucoup chercheront a entrer qui ne le
pourront pas 8 .
« Qu'etroite, en effet, est la porte, et que resserr^e
est la voie qui conduit a la vie, et qu'il en est peu qui
la trouvent 4 !
« Entrez par la porte etroite, parce que la porte large
et la voie spacieuse est celle qui conduit a la perdition,
et nombreux sont ceux qui entrent par elle 4 . »
C'etaient les deux portes ouvertes devant l'humanitl
travaillee de Tesprit du Christ, — Tune de la richesse
paienne, — l'autre de la pauvrete chr&ienne.
C'est par la premiere que se pr^cipitaient en foule
tous ceux qui voulaient les joies du vieux monde;
e'est par la seconde que devaient passer tous ceux qui
1 Ibid.
* Ibid, 41.
• Luc, XIII, 24 et 25.
« Matt., VII, 13 et 14.
TRANSMUTATION DE LA RICH ESSE EN PAUVRETt. 9$
Toulaient entrer dans les joics du monde nouveau.
Dans ce monde-ci, les richesses de la terre, repar-
ties entre quelques-uns , n'avaient plus a chercher
place. Les richesses du ciel, reparties entre tous, pou-
vaient seules trouver acces.
« Faites-vous des bourses que le temps n'use point \
« Pour cela , ne vous amassez point des tresors sur
la terre, ou la rouille et les vers rongent, et ou les vo-
leurs fouillent et derobent \ »
Ces triors, c'etaient ceux de la pauvrete chr&ienne,
ou plutdt c'etait la pauvrete chrelienne elle-m^me.
Avec la pauvrete, on est riche de tout ce qu'on n'a
pas , car la pauvrete, — la pauvrete en Jesus-Christ, —
apprend a se passer de ce qui manque, et a se con ten-
ter de ce qu'on a.
C'est dtre riche, dit saint Paul, que de savoir se suf-
fire a sot-mdme 8 ; c'est 6tre riche que de savoir se
tenir, dcvant Dieu , dans Tetat ou Ton ^tait lorsqu'il
vous a appel^ a le servir 4 .
A quoi bon, d'ailleurs, se tourmeuter pour les ri-
chesses de la terre , alors que Dieu pourvoit lui-ni6me
aux necessites de notre existence? Et a quoi bon, la
veille, avoir souci du iendemaiu ? « Le Iendemaiu n'au-
ra-t-il pas soin de lui-m&ne? et chaque jour ne stf-
fit-il pas a sa peine 8 ? »
Notre Seigneur a dit :
« Ne vous inqui&ez point de votre vie, comment
vous mangerez, ui de votre corps, comment vous le
« Luc, XII, 33.
8 Matt., VI, I9et20.
8 Paul, I Ep. ad Tim., VI, 6.
* Paul, I Ep. ad Cor. y VII, 20 et 24.
• Mali., VI, 25 a 34. — Luc, XII, 22 et suiv.
94 PRIMITIVE riGLfSE.
v&irez. La vie u'est-elle pas plus que la titwmture, et
le corps plus que le v6tement ?
« Regardez les oiseaux du ciel, ils ne sfement, ni ne
moissonnent, ni ne reeueillent en des greniers, et votre
P&re celeste les nourrit. N'6tes-vous pas d'mi plus
grand prix qu'eux ?
« Qui de vouspourrait, parson Industrie, ajouter une
cmid£e a sa stature ?
« Et le v6tement? Pourquoi vous en inquieter? Voyez
les lis des champs , comme ils croissent : ils ne tra-
vaillent, ni ne filent.
tf Or, je vous le dis : Salomon, dans toute sa gloire,
n'&ait pas v6tu comme Tun d'eux.
a Que si Dieu v6tit ainsi l'herbe des champs, qui est
aujourd'hui, et demain sera jetee dans le four, com-
bien plus vous, hommes de peu de foi !
« Ne vous inquietez done point, disant : Que man-
gerons-nous? que boirons-nous? ou, comment nous
v6tirous-nous ?
« Les gentils s'enquierent de ces choses ; mais votre
Pere celeste sait que vous en avez besom.
« Cherchez premierement le royaume de Dieu et sa
justice, et tout cela vous sera donne de surcrot t * . »
Est-ce a dire que, par cette doctrine, J&sus ait voulu
{aire un devoir de 1'indolence, et de l'insouciance une
vertu? Est-ce a dire qu'il ait voulu faire entendre aux
hommes que Dieu pourvoit a nos besoins par des voies
miraculeuses, sans que nous ayons rien a faire nous-
m£mes pour y pourvoir par notre travail ? Non . Le Christ
a seulement voulu enseigner aux hommes a s'affranchir
des apprehensions exag^rees qui ont leur source dans
* Ibid.
TRANSMUTATION DE LA RICBESSK EN PAUVRETfi. 95
une preoccupation dominante des cboses mat^rielles,
des besoins du, corps. II a voulu leur apprendre a vivre
d'uue vie plus haute que celle qui leur est commune avec
lesanimaux et les plantes monies; car, « s'ils vivaient
de cette vie elevee, la veritable vie des creatures intelli-
gentes et libres, ils auraient peu a s'inqui&er de la vie
in££rieure , aux n£cessites de laquelle la nature , asso-
ciate au travail de lhomme , pourvoit comme d'elle-
mdme. Ou serait 1'indigence si cbacun cherchait pre-
increment le royaume deDieu etsa justice, c'est-a-dire
si, docile a la loi de Dieu , aux devoirs qu'elle impose,
chacun s'efforcjait, avant tout, de les accomplir fidfe-
Jement? 1 »
C'est ce qu'a fait J^sus par son exemple , avant de
1'avoir indique par ses lemons : « Je vous ai donn<$
l'exemple, dit Jesus, atin que ce que j'ai fait vous le
fassiez de m£me\ »
Or, Jesus naquit et vecut dans une extreme pau-
vret& II naquit dans une dtable, et, sauf trois ou
quatre ans seulement consacr^s k la predication, i\-\6~
cut trente ans 3 , ouvrier obscur, dans la petite vtlle de
Nazareth, passant pour le fils dun charpentier, char-
pen tier lui-mdme 4 . Vivre du travail de ses mains est
un &at plus pauvre que d' avoir des terres a cultiver et
des bestiaux k nourrir ; c'est pour cela qu'il le choisit.
Pendant les trois annees de sa predication , sa vie
etait plus penible que quand il travaillait de ses mains.
1 Lamennais, ub, sup., p. 21.
* Jean, XIII, IS.
8 Saint IrSnee pretend que la predication du Christ dura, non pas trois
ans, mais vingt ans, etqu'ayant recu le baptSme de Jean a l'age de trente
ans, il enseignait encore a cinquante.(i4<feer«. H<eres. t Ub. II, c. 38.)
* Matt., XIII, 55.— Voy. ci-apres, $ IV.
96 PRIMITIVE ECLISE.
Ne gagnant plus rien par son travail, il n'avait pas tou-
jours ou reposer sa t6te *; il vivait de l'assistance -% et
comme, du peu qu'il avait, il faisait l'aum6ne 3 , il fnt
oblige parfois de recourir a un miracle pour se procu-
rer l'argent qu'il lui fallait 4 .
Les disciples de Jesus suivaient l'exemple et parta*
geaient la pauvrete du maitre. lis le suivaient partout;
ils mangeaient et logeaient avec lui. Jesus les envoyait
sans argent et sans aucune provision ; tellement que
la faim les reduisit plus dune fois k prendre ce qu'ils
trouvaient dans la campagne, comme les ^pis qu'ils
arracherent un jour de sab bat *.
Les clercs des premiers siecles suivaient, a leur toup f
Texemple des apdtres. Quelque instruits qu'ils fussent,
ils travailiaient a la terre ou a quelque metier, pour
gagner de quoi se nourrir et se v<kir, sans prejudice
de leura fonctions. I
•* Matt., VIII, 20.
• * Quelques ferames de quality, qu'il avail gurries d'inflrmites cor* |
porelles ou spiriluelles, Fassistaient de leurs biens : c'6laienl Marie, !
surnommee Magdeleine; Jeanne, ferame de Cuusa, inlendant de la
maison d'H6rode; Suzanne et un grand nombre d'aulres. (Luc, VIII,
% et 3 ) Ce furent aussi des amis riches qui firent ies frais de ses fu-
nlrailles, Nicodeme et Joseph d'Arimathee.
8 Jean, XII, 5. — Ibid., XIII, 29.
* Matt., XVII, 26. — II voyageail h pied. Quand il mOnta sur un ane
pourentrer a Jerusalem, ce fut une action extraordinaire. (Marc, X, 45.)
II marchait par lechaud comme par le froid. Quand il renconlra la
Samaritaine, il est dit qu'il 6tait environ midi, et qu'il se reposait sur
le puits, etant fatigu6 du chemin. (Jean, IV, 6.) Toutefois, si sa vie
fut dure et laborieuse, elle fut toujour* exemple d'exag.'ration, d'aus-
terite. II mangeait comrne les autres, il buvait du vin, et ne faisait
point de difficult^ de se trouver a de grands repas, comme aux noces
de Cana, et au feslin de saint Matihieu. (Luc, V, 29)
• Voir, sur la pauvrete des ap6tres, Matt., X, 9 et suiv. - Marc, VI,
8. — Luc, VI, 1 et suiv. — IX, 3. —X, 2 et suiv. — Paul, 4, Cor., IV,
10 et suiv. — IX, 4 et suiv.
TRANSMUTATION DE LA RICHESSE EN PAUVRET& 97
Ainsi faisaient la pi u part des pr&res et des £v6ques.
Saiat Augustin, £v6que d' Hip pone, menait la vie la
plus pauvre et la plus sobre. II ne portait aucun habit
qui lie pAt convenir h un sous-diacre et 6tre doun6 a
un pauvre. On peut juger de la frugality de son or-
dinaire par ce qu'en dit Possidonius, » qu'outre les
legumes et les herbes, il faisait quelquefois servir
a sa table de la viande et du vin en faveur des Stran-
gers. »
Saint Paulin, £v£que de Nole, dans le m6me temps,
se servait d'ecuelles de bois et de vaisselle de terre,
lui qui avait quittd des biens immenses.
Saint Exupere, ev6que de Tolose, s'etait r&luit a une
telle pauvret£ personuelle pour enrichir les pauvres,
qu'il portait le corps de Notre Seigneur dans un panier,
et le sang dans un calice de verre.
Saint fipiphane, £v£quedeSalamine, ne faisait qu'un
repas , et ne vivait que d'herbes et de legumes.
Saint Basile ne mangeait que du pain et du sel, ne
buvait que de l'eau, et ne portait qu'une tunique.
Saint Gr£goire de Nazianze vivait .& pen prfes de
m6me.
Les ennemis de saint Chrysostdme fonderent une
partie de leurs accusations sur ce qu'il mangeait seul
et vivait fort retird * .
Saint Jerdme cite le pape Anastase comme le modfele
d'une trfcs riche pauvreU; et, dans le siecle suivant^
Denis le Petit dit que le pape Gelase s'etait fait pauvre
pour enrichir les autres.
A la fin du quatri&me si&cle, Eus&be, £v£que de Ver-
1 Saint Chrysostdme bl&me lui-m6me un e>6que qui porterait des
habils de soie, qui irait h, cueval, el se ferait suivre de plusieura valets.
7
08 PRIMITIVE &LISB.
ceil, en Savoie, m&ne, k la t&e de son figlise, la Tie p£-
nitente des anachor&tes.
Lactance, l'lgal des grands docteurs.du mdme si&cle
par son eloquence, ne leur etait point inferieur par son
amour de la pauvrete. La sienne ^fcrit sigrande qu'il
manquait m6me du ne'cessaire.
Ces mceurs passerent des Eglises d'Orient, d'ltalie et
d'Afrique dans celles des Gaules.
Saint Martin, 6\&que de Tours, visitait son diocese
montd sur un &ne et fort pauvremeut v6tu.
On adrairait l'aust&ite de mceurs et la pauvrete de
vie de saint Loup deTroyes, de saint Germain d'Auxerre,
de saint Hi 1 aire d' Aries * .
Tous ces saints dvdques etaient la gloire de l'aposto-
lat. Leur simplicity exterieure etait telle que le juge
qui interrogeait saint Sabin, dvdque d'Assise, lui de-
raandait, en voyant la tunique brune dont il &ait cou-
vert, s'il dtait esclave ou libre*.
La premiere condition de l'apostolat est l'inddpen-
dance, comme la mesure de l'independance est celle
du detachement de soi et de tout ce qui se rapporte a
soi 3 . Voila pourquoi Jesus voulut que ses disciples, en
allant anrtoncer la parole qui devait renouveler* le
monde, s'affranchissent de tout ce qui les eAt rendus ft
a quelque degre, esclaves du monde. Des sandales, une
tunique, un Mton, il leur ddfendait de prendre rien de
plus, ni sac, ni pain, ni argent dans leur ceinture. Le
1 Voy. Fleury, Mceurs des chrtt., XLIX et LI.
* Voy. tomel*', p. 51.
• a Le Seigneur rend libres de tous soins ceux qui se livrent aux
devoirs de la justice et de la pi6l£, et qui ne s'occupent qu'd des exer-
cicestout celestes. » S. Ambroise, tome VIII, p. 144.
TRANSMUTATION DE LA R I CHESS*: EN PAUVRETti 99
reste leur serait donnd eomme aux oiseaux du ciel.
C'est ainsi que Jesus-Christ, ses apdtres, sesprdtres
et ses premiers evdques entendaient et pratiquaient la
pauvretd.
Les paietts, aussi, avaient pratique la pauvretd, mais
par force * . lis avaient aussi prdne la mediocrity, mais
dor£e , cturea mediocritas. lis avaient aussi prgche la
*obri6t4, mais bouehe pleine 2 . Christ, te premier,
mit d'accord ses actes avec ses paroles. Le premier, il
fit du m^pris des richesses mondaines une loi dictde
par la religion a la volont£. Le premier, il fit de la
pauvretd transformee une richesse sociale, un &at
permanent, une institution, la porte du ciel.
Ce systeme fut plus qu'une doctrine nouveUe, ce fut
one revolution j — revolution eirange, inoule, ineom-
prise de cfcux-la m6mes par qui et pour qui elle se
faisait.
Enplusieurs endroits de TEvangile, il est dit des
paroles du Christ que ses disciples ne les comprirent
point. C'est que ses enseignemeuts etaient trop eleves,
trop parfaits dans leur divine simplicity, trop opposes
aux id^es regues, aux prejug^s traditionnels, pour qu'on
pAt d'abord en saisir le sens profond. Ce ne fut qu'aprfcs
une tongue Elaboration qu'ils purent deviner, non-
settlement la regie morale des individus, mais aussi la
base des institutions et des lots.
Pour ce qui est nommement du me'pris de Jesus
pour les richesses, et de sa preference pour la pauvret^
les disciples comprenaient d'autant moins la portee de
sa doctrine sur ce point que , dans la loi de Moise , les
* Voy. tome I", p. 25.
* Voy. ibid., p. 444*
7.
100 PRIMITIVE tiGMSE.
richesses £taient pr&ent&s comme la recompense de
la fidelity k la loi elle-m6me , comme le signe de la
benediction de Jehova, et que J&us lui-mdme avait
dit qu'il n'&ait point venu changer la loi, mais la com-
pleter. Non ego vent mutare legem et prophetas sed adim-
plere * .
Or, £tait-ce completer la loi, et n'etait-ce pas plutdt la
renverser, que de faire de la pauvrete la seule richesse
agr^e de Dieu, alors que Moise en faisait un des instru-
ments , une des plaies de sa vengeance 2 ?
Les evang&istes saint Matthieu, saint Marc et saint
Luc rapportent, a peu pres dans les mdmes termes, la
ldgende suivante que nous reproduisons d'a pies leurs
textes combines 3 :
« Up jeune horame , Tun des premiers d'entre le
peuple, ayant entendu parler de la doctrine de Jesus,
et desirant en suivre les lois, s'approcha du Seigneur
et lui dit :
« Bon mattre , que ferai-je pour avoir la vie ^ler-
nelle?
« Jesus lui r^pondit : Si vous voulez entrerdans la vie,
gardez les commandements.
« Lesquels? demanda-t-il.
« Jesus dit : Vous ne tuerez point; vous ne commet-
trez point d'adult&re ; vous ne ddroberez point ; vous
ne rendrez point de faux t&noignage; honorez votre
p&re et votre m&re, et aimez votre prochain comme
vous-mdme.
• Matt., V, 47.
1 Voy. ci-dessus, p. 62.
» Voy. Matt., XIX, 49 *t 29. — Marc, X, 47 a 34. —Luc, XVIII, 48
a 30.
TRANSMUTATION DE LA RICHESSE EN PAUVRETfi. 101
tt Le jeune homme lui dit : Maitre, j'ai gard£ tous
ces commandements depuis mon enfance : que me
manque-t-il encore?
« J&us, le regardant, l'aima et lui dit : Une seule
chose vous manque : Sivousvoulez ttre patfaii 1 , allez,
vendeztout ce que vous avez % donnez-le aux pauvres, et
vous aurez des tresors dans le ciel; ensuite, venez et
suivez-moi *. *
« Ayant oui cette parole , le jeune homme s'en alia
tout triste, car il avait de grands biens.
« Et J&us, voyant qu'il etait devenu triste, dit k ses
disciples : Que difficilement ceux qui ont des richesses
entreront dans le royaume des cieux !
« Ge qu'entendant, ses disciples se montrerent gran-
dement surpris.
cc Alors J&us reprit : Je le repute : Difficilement
entreront dans le royaume de Dieu ceux qui se con-
fient dans les richesses ; car un chameau passera plus
facilement par le chas d'une aiguille qu'un riche n'en-
trera dans le royaume du ciel.
« Et ses disciples se montraient encore plus snrpris,
et ils se disaient Tun k l'autre : Qui done alors pourra
Aire sauv6?
1 Si vis perfectus esse. Ces mots ne se trouvent ni dans saint Marc,
ni dans saint Luc. Ils sont seulement dans saint Matthieu.— M. E. Pel-
letan accorde crlance aux deux premiers de preference au dernier,
parce qu'ils sont deux contre un. (La Presse du 30 septembre 4849.)
Le. savant critique oublie sans doute que Matthieu parle de visu et de
auditu, ce que ne font pas Luc et Marc, lesquels n'ont pas y6cu comme
Matthieu avec le Christ, mais seulement avec ses ap6tres.
* II y a dans saint Matthieu : Vende qua habes (vers. 21); dans saint
Marc : Quwcumque habes vende (vers. 21) ; et dans saint Luc : Omnia
quweumque habes vende (vers. 22).
• Le grec *joute : <r Vous 6tant chargg de la croix. »
10S PRIMITIVE £?Ljp.
« Jesus, les regardant, dit : Cela est impossible aux
homines, maisnon a Dieu ; car tout est possible a Dieu.
« Pierre, alors, lui dit : Nous avons, nous, tout quitte
pour vous suivre. Que nous sera-t-il dope donne?
« Jesus lui repondit : Je vous le dis en verite : qui*
conque quittera sa maison, ou ses freres, ou ses sopors,
ou son pere , ou sa mere , ou sa femme, ou ses fils , on
ses champs, a cause de moi, recevra le centuple en c$
temps m&ne ', et, dans le siecle a venir, la vie etqr-
nelle. »
Plusieurs out vu , dans cette pftrabole , le principe
et la consecration de l'abolition par Jesus de la pro-
prie'te et de la famille- C'est la une doublp et mons-
trueuse erreur qu'ii importe de refuter.
Et d'abord : en quoi, dire a quelqu'un : « Veodez tout
ce que vous avez , et donnez-Je aux pauvres » est^ce
condamner la propriete ? N'est-ce pas, au contraire,
la consacrer et la reconnailre? Pour vendre, ilfaut
que quelqu'un achete ; or, pap l'achat une nouvelle
propriete se constitue. EUe se constitue pareillemeut
par le don gratuit. Pour donner il faut posseder, et ce-
lui qui accepte le don s'en rend proprietaire k son tour,
jusqu'a ce que lui-m6me le donne ou le vende a uo au-
tre. D'un autre c6t3, si vendre etait un devoir, ce de-
voir impliquerait forc&nent celui de ne point acheter,
et, entre cep deux devoirs opposes, le precept e devien-
drait impossible. Le precepte du Christ &e peut &re
entendu que dans le sens de l'abandon volontaire. Or,
la disposition volontaire des biens a titre onereux
com me a titre gratuit, le depouillement spoqtane,
l'aumdne comme la vente, ne peuvent exister que
1 Saint Marc tjopM? : 4v e 9 de$ persecutions (vers. 30).
TRANSMUTATION OS U RIC&BSS* EN PAUVRETS. 108
sous le regime de la propria , dont ils sont un des
modes d'exercice. Ce n'est done pas la propria que
J&ua a voulu abolir, mats le mauvais usage de la pro-
pria resultant du mauvais emploi des richesaes
qu'elle procure,
A cet Igard, le christiaoisme a apportl , dans la
constitution rodme de la propria, une modification,
qui diff&encie profond&nent la propria chr&ienne
de la propria pafcnne.
Chez les patens, la propria &ait le droit d'user et
d'abuser de sa chose , et de faire de ses produits tel
emploi qu on voulait. Chez les Hlbreux, au contraire,
la proprilte n'etait qu'un usufruit aux mains de celui
quilaposs^dait; si bien qu'aubout d'un certain temps
elle faisait retour aux families d'ou elle dtait sortie.
Par un principe analogue, la propri&e, sous le chris-
tiaoisme, devint un d<5pdt aux mains de son posses-
seur ; en oe sens que le possesseur ne put plus jouir
personnellement des richesses qui y sont attachees
qa'k la condition d'en faire part a ceux qui en sont
priv£s. C'est h cette condition seulement que Djeu lui
en a conf&d le privilege * .
A part cette restriction, — laquelle d'aUleurs n'est
que d'ordre moral, — la loi chr&ienne, par cela seul
qu'elle recommande de garder les cooimandements fe
Dieu, lesquels contiennent la prohibition de dlrober,
et de convoiter le bien d'autrm % reconnatt et sane-*
tionne, dans l'ordre materiel, le principe absolu de la
propri&e individuelle , inviolable et h&editaire, tel
quil ^tait epnsaer£ par Moise.
1 Voy. ci-aprte, § VIII.
• Voy. ei-dessus, p. id, note 1
104 PRIMITIVE tGLlSB.
La m&ne lei, en disant : « Tu ne commettras point
cTadultere : tu ne con voit eras point la femme d'un
autre ; honore ton pere et ta mfere \ » a formellement
consacr£ la sainted du mariage, le respect de l'auto-
rite paternelle, l'institution de la famille, enfin, Ia-
quelle est inseparable de l'institution de la propri&e.
J&us-Christ a fait plus que de mainteriir institution de
la famille ; il en a fortifie le principe en proserivant le
divorce et la polygamic toleres par la loi de Moise 2 , et
consacrds par le Talmud s .
Partout done delate , dans l'Evangile , l'anathfeme
centre les actes qui portent atteinte k ces deux grandes
institutions, — la propria, le mariage, — - glorieux et
dternel apanage de la civilisation chretienne. « Ce qui
souille l'homme, dit le Fils de Marie/ e'est ce qui sort
de l'homme ; car, e'est de l'int&ieur, e'est du coeur des
hommes que sortent les mauvaises pens&s, les adul-
t&res, les larcins, 1'avarice, la fraude 4 ..; » toutes
1 Voy. ibid.
1 Matt., XIX, 3, 9.
9 D*apres le Talmud, la polygamre reste la loi g£n£rale : le nombre
des gpouses legitimes , illimitg en thgorte, demeure 0x6 a quatre par
la coutume, sans compter les esclaves. Nul age 16gal pour le mariage,
car la femme est la chose du mari, et le Talmud adraet le mariage a
trois ans et un jour. Les filles ne sont faites que pour Gviter aux peres
de famille la hontede mourir sans enfants. Le mariage est 1'achattle
la virginity charnelle de l'6pouse, si bien que le mari peut en prendre
ce qu'il veut. « Celui qui achete de la viande est le matlre d'en faire du
bouilli, du r6ti, ou de la manger grille, comme il lui plait. » Dans
cet 6Lat abject de la femme, 1'lpoux pouvait toujours la rgpudier,
mtoe pour les faules les plus Jlgeres. Done, nulle participation de
la femme a la souverainete" du foyer domestique. Elle put seulement
allumer la lampe le jour du sabbat. (Voy. la Biblioth. rabbinique de
Barthalocci.)
♦ Marc, VII, 20, 21,22.
TRANSMUTATION BE LA RICHKSSE EN PAUVRET6. 105
mauvaises pratiques pour avoir le bien d'autrui. Que si-
gnifierait ce langage dans la bouche d'un derooHsseur
de la propria te? N'est-ce pas d'apr&s lui que 1'Eglise a
dit, dans tous ses cat^chismes : « Le hien d'autrui tu ne
prendras... Les biens d'autrai ne con voit eras ?.. . »
La preuve, d'ailleurs, du maintien et de l'inviolabi-
lit£ de la propria individuelle, resulte du fait m£me
que Ton invoque pour prouver son abolition. Le jeune
homme, en effet, ne s'est point trouve dechu deson
droit de propria pour n'avoir pas voulu Tali^ner;
au eontraire j ayant refus£ de vendre son bien, il l'a,
par cela seul, garde et en est demeure proprietaire.
Seulement, alavertu negative de n'avoir jamais d£rob£
le bien d'autrui, il n'a pas eu le d^sinteressement d'a-
jouter la vertu active de se ddpouiller du sien propre
pour le donner en totality aux pauvres. En cela, il a
renonc£ au m^rite d'etre par fait ; roais, pour cela, il
n'a pas renonce & son titre, k son droit de proprietaire
etae fidfele 1 .
« Si txms voulez ttre par fait, dit Jesus, vendez tout ce
que vous poss^dez ; donnez-en le prix aux pauvres, et
swvez-moi. »
II est' Evident que, par ces paroles, Jdsus entendait
seulement inviter le jeune homme a s'associer k sa mis-
sion et a celle de ses disciples et apdtres, mission qui
impliquait, non pas seulement un plus grand renonce-
ment, un devouernent plus absolu qu'il n'est command^
1 L'figlise du Christ 6tail dhs lors compose de deux elements : du
peuple fidele, que I'oa nommait simplement les fideies ou les freres*
el de ceux que Jesus-Gbrist avail choisis pour le miaistere public,
savoir : lesdouze ap6lres et les soixante-douze disciples qu'il eavoyait
deux a deux devant lui dans les lieux ou il derail arriyer, (Luc, X,
i .) C'ttaient Ik les par fat ts. (Voy . Flcury, Vie de Jtous-Christ.)
iadisimcteraeat a tous, mais un renoncement tola! &
fotriti les choses, & tous les attachements de cette terre.
Quieonque eraint ou desire quelque chose de la terre,
n'est pas indepeodant , n'esl pas libre l • II y a en lui
un poiut ou Ion pourra toujours sceller une chalne.
Voili pourquoi J&us voul&it que le jeune homme ven-
dit tout, s'il voulait 4tre far fait, c'est-a-dire a'il vour
lait dtre comma ses aptores 0* b ait«rt. Voila pourqwt
saint Auguatin disait : « Quieonque pass&te quqi queee
aoit sur la terra est en dehors de la discipline (c'estMir
<Jire de la perfection) du Christ. Qui quidqmm pomdrt
in lerrd rmotvsett a Christ* discipline *. »
Le m£a>e renoncement s'appliquait aux lien* de la
femille. Pour Aire parfait il fallait aus^i les briw* les
briser tons. Pourrait-on comprendre autrement ces
Granges paroles du Christ : « Si quelqu'tm viant k moi
et ne hait point son p&re, et sa mere, et sa ferame, et
ses flls et ses freres, il ne peut &re *ion disciple s . » Et
ces autres, plus etranges encore : « Je ne suis pas venu
apporter la pai* sur .la terre, mais le glaive, car je suis
Tenu a^parer le fib de son pare, et la fiile de sa mere ' . »
De la, le c&ibat pr£conis£ par J&us et par saint Paul
eomme 1'tftat le plus saint, le plus propre k l'apostolat '
et pratique par tons les disciples parfait**
Cojaaprendrait-on Jesus marie?
1 Voy. ci-dessus, p. 98.
9 S. Aug., Sermo de contemptu mundi, i. VI, append., p. 293, Edi-
tion des B6n6dictins. — Quoiqu'il soR dit en t£te du Sermon qu'il est
d'un auleur incertain , incerti auctorie, on l'ttUribue g&riralemeot Ji
saint Augustin. — Voy. ci-aprfes, p. 408, note S»
8 Lee, XIV, 2<L — Voy. ci-dessus, p. 46t.
* Matt., X, 34 et 35.
* Paul, lEp.adCer., VII, S6.
TRANSMUTATION J>* 14 W0HWK BH PAOTRET*. MB
Qn^uit jm^a'k *p*el fanatiame de continence tedestr
4e k perfectkm ^ pou866 Jea iimtatears 4e J^Hsmee
ptwnt. Orig&ne a «a plro d'an &neie, et la marie de a»
mutiler devint, depuis hii, «i fip&gneate, qpa^il fa&hrt de*
eanons pour la r^primer ' .
Cela aussi &ait de la perfection. J6ms I'exigeait-il de
tous les Chretiens, dans les conditions ordinaires ? Non ;
gar, si p&nonne ne se ftit marie, si tnH kmonde, pour r£-
pondrei la loi de sacrifice, avail pratique le c&ibat at
la continence absolue, la reproduction de I'esp&ce se
fftt arrdfefe; il y e&t eu depopulation.
C est peurquoi J&us n'exigeait, ne pourait, no devarit
exiger oes vertus splciales que des fideles sp&iaux qui
youlaient se vouer k la predication et k l'apostolat.
Alors, il les pr^venait detoute l'etendoe de oette en-
treprise et de tous les sacrifices qu'elle exigeait.
« Quel homme commence a bAlir sans s'enqu^rir e'il
pourra achever?
« Et quel roi se met en guerre sans s'assurer s il eat
de force k r&ister a l'ennemi ?
« Done, quieonque d'entre vous ne rfcnonce point d
tout ce quril posside et ne hail point son pere, sa mfcre,
sa femme, ses fils, sa vie, ne peu| fere mm di$cipU.
« Le sel qui ne sale point n'est bon k rien ; on le
jette dehors. Que celui qui a des oreities qui entendent
entende 3 . »
Un jour que Jesus etait en chemin pour monter k
Jerusalem, et que ses disciples le suivaient, pleins de
stupeur et de crainte de tout ce qu'ils eutendaiwl sortir
de sa boucfae ', un homme de la foule lui dit : « Maitre,
1 Voy. Fleury, jtfaur* des chrtiieM, XII.
* Luc, XIV, 25 k 35.
> ¥^, X, 3*.
10S PRIMITIVE EGLISE,
je vou8 suivrai partout ou yous irez ' . Wsus lui dit :
Savez-vous bien ce que vous vouiezf aire 2 ? Les renards
ont leurs tan&res, et les oiseaux du ciel leurs nids j mais
le Fits de rhomme n'a pas ou reposer sa t&e \
« Un autre dit : Je yous suivrai, Seigneur; mais
permettez-moi de disposer auparavant de ee que j'ai
en ma maison.
(c J&us lui dit : Quiconque met la main a la charrue,
et regarde en arri&re, n'est pas propre au royaume de
Dieu\ »
C'est ainsi qu'il initiait ses disciples aux dures vertus
de l'apostolat ; — vertus que pratiqu&rent les apdtres,
les anachorfetes, les cenobites faisant les voeux de pau-
yret^ de chastete et d'ob&ssance religieuses, et tenus,
a cause de leur voeu, a une vie plus parfaite.
Quant aux vertus chr&iennes ordinaires, celles de
la vie de famille, de la vie despferes, des meres, des
enfants, au milieu du monde, le cbemin qui y condui-
sait 6tait plus doux, quoiquebien s^vfere encore, pour-
tan t, et tout jonchd des Opines de la croix. Ici, il ne
s'agissait point de renoncer a tout, biens et famille;
pour pouvoir entrer dans la vie , garder les command-
demerits, aimer son procbain comme soi-m&ne , suf-
fisait 8 .
1 Luc, IX, 87.
1 Marc, X, 38.
• Luc, IX, 58.
♦ Luc, IX, 6* el 62.
1 Voy. ci-dessus , p. 400.—- c Qui 6tes-vous qui YOulei mtirer dans
la tie? Gardez les commandements de Dieu. De ces commandemenU,
les uns sont splciaux , les autres communs. Les spGciaux concernent
les clercs ou les moines. Les preceptes communs concerned lous les
callioliques ; les prgceptes splctaux sotil ceux-ci : Si wus voiles Str*
J
TRAHSMUTATIOK JDR LA R1CHESSB EN PAUVRET*. 109
« fitant venu dans la region du Jourdain, pr£chant
le bapt6me de penitence, Jdsus disait a la foule de ceux
qui &aient accourus pour 6tre baptises ; Tout arbre qui
ne portera pas de boris fruits sera coup^ et jet^ au feu.
£t le peuple l'interrogeait , disant : Que ferons-nous
done? Et, leur r^pondant, il disait: Que celui qui a
deux tuniques en donne une a celui qui n'en a point, et
que celui qui a de quoi manger fosse de mime ' . »
J&us n'ordonne point ici, comme on voit, de donner
ses deux tuniques, mais une seule, non plus que tout
son pain, mais la moitii.
Partager ce qu'on a avec son frfere, c'est tout ce que
J6sus-Christ exigeait.
Quand J^sus entra chez le riche Zach£e, celui-ci dit
qu'il donnait aux pauvres la moitii de ses biens ; sur quoi
J*5sus le reconuut pour un enfant d' Abraham, et rdpan-
dit son salut sur sa maison a .
On peut done ne pas donner tout son bien aux pau-
vres, et n'&repas, pour eel a, jet£ au feu comme un
arbre qui neproduit aucun fruit '. On peut done rester
proprietaire et, pour cela, n'fore pas damue. On peut
done rester riche et, pour cela, n'filre pas banni du
royaume des cieux.
Celte conclusion, nous devons le reconnaftre, n est
parftnt, vendez tout ce que vous avez, etc. (Extr. du Sermon attribug
h saint Augustin, et mentionng ci-dessus, p. 106, note 2.)
1 Luc, 111,3,7, 9,40 et 41.
1 Luc, XIX, 8 et 9. — Voy. ci-dessus, p. 79.
• « Les premiers chr&iens vivaient, pour la plupart, au jour le jour,
du travail de leurs mains ou de leur revenu, qu'ils partageaient avec
les pauvres, sans inquietude, sans affaires, lloigngs non-seulement de
tout gain sordide, ou tant soil peu suspect d'injuslice, mais encore de tout
d6sir d'amasser et de s'enrichir. » (Fleury, Moeurs des chrUiens, § XL)
110 PRIMITIVE JteLlSti.
point celle des Pferes de Ffiglise. Tbus, ou presque tbUs,
sont unanimes a proclamer qu'on ne pent se sauver
twee les richesses l , toute richesse provenant de 1'iniqui-
%6 r 9 et tons les riches ftant avares, et tousles riches et
les avares desvoleurs de grands chemins*. En conse-
quence , les saints docteurs commandent aux fidfeles,
comme Itant de precepte obligatoire *, de vendre iwt
ce qu'ils possedent* ; tout, sans 6n rien rdserver pa*
une timide prevoyance 6 ; ttiut, sans s'inquteter des
besoins de leurs femmes et de leiurs enfants *; — tout
* D'apres saint Basile, un ricbe ne peut 6lre sauvS, meme en accom*
plissant les commandements, parce que, d'apres Ie saint dacleur, un
ricbe ne peut pas meme accomplir les commandements, « car, dit-il,
il y a un commandement qui ordonne- d'aimer son procbain comme
soi-meme , et, si tu l'aimais, lu n'aurais pas gardg tes richesses ; ear
celut qui aime son procbain coinme lui-meme ne possede pas une
obole de plus que son procbain. » (BomeHain divites, t. ill, p. 3fc, Edi-
tion Mellier.)
s Omnes enim divitiw de iniquitate descendunt. (S. J6r6me, t. IV, a
Bedibia, p. 170, 6dit. des Benedict.) Per iniquitatem alius hoc suum
esse diocit, et atius Mud. (S. Clement, extrait du l er toI. des Actes des
eonoiles, eollectio regia, p. 431.)
5 Ge que Ton doit penser des ricbes et des avares, dit saint Jean T
Chrysostdme, e'est que ce sont des voleurs qui assilgent la voie publi-
que, dlvalisant les passants, et faisant de leurs chambres des especes
decavernes oil ils enfouissent les biens d'aulrui. Hoc item et diviti-
bus et de avaris cogita; latrones quippiam sunt, vias obsidentes t res
prcetereuntium rapientes, velut in speluncis ac foveis subterraneis, alio-
rum facultates in suis cubiculis defbdientes. (fixtr. du tome XI des
Actes des conciies, de Lazaro concio, p. 457, edition Mellier. — Voy.
toutefois ci-apres, p. 448, note 5.)
4 Hcec nobis ut necessaria Dominus preecepit. (S. Basile, Hometia in
divites, ub. sup., p. 92.)
• Vende, non partem substantia, sed universa qua possides, (S. J6-
r6me, ub. sup., p. 752.)
6 Nihil tibi ex omnibus, metu inopics, reservans. (S. J6r6me, ufr.
sup.)
7 e J'ai des enfants, dtra le fidele.— Des enfants! et que m'importe!
TRANSMLTTATI0* M LA MG&gSS& EN PAUVRETti. Ill
detant 6tredon*tf, pkt eu*, *ti* pauvres % pott* ta&iter
la vie <<ter«elk^
Sil s'agissifif ici de mUtifere d« foi, peut-dtre n'osfe-
rfons-nous eritiquer cette doctrine dee premiers doe-
CfeuW de rfi$Iise, encore bien qu'il 6oit aujourd'htii re*
tonnu qti'il a'eit peulrdtre pas tin seul d'entre etix qui
M Aoit tombe, de bonne foi, dans quelque erteur th&)~
logiqne •. Mais, e'est d'fconotoio politique, d'lconoifiio
sdcfale qa'il s'agit surtont ici, et, sous ee rapport, nous
ne croyons pas trop presumer de nos lumiferes acquise*
en pensant que nous deVons en savoir, sur ee point;
un peu plus que les anciens, lesquels, par cela seul
qu'ils son! anciens, c est-a-dire nouveau-n^s dans la
science economique du monde, sont beau coup plus
jeunes, beaucoup plus novices que nous, vieux deja,
ert ces matins 4 . C'est pourquoi nous nous permet-
ffct-ee que rftrangile est teril pour ceux qui oat Wen ?oulu se mirier ?
Ert-ee qu'en demandant a Dieu une nombreuse posterity, tu lui dis
dans les prifcres : Mon Dieu ! donnez-moi des enfants pour que je putsse
tioler tos commandements ? » (S. Basile, ub. sup. , p. 93.) — Voy. la
note guivante.
1 Universa qua possides da pauptribus, non omtc»>, non consmgui-
neis, non propinquis, non Uocori, non Uberis.*. Da cuntta pauperibu*.
(S. Je>6me, t*6. sup)
1 Ne damneris. (S. Jgrdme, ub. sup.) Quo solopossis in Dei regnunt
fngtedi. (S. Basile, tt&. sup. p. 84).
> Voir Particle Peres de VEglise de H. 1'abbe" Flottes, dans YEncy-
tlopidie moderne de Courlin.
4 a Les theologiens calholiques du moyen Age n'ltaient pas forts en
toonomie politique. Mais qu'est-ce que leurs prfjugls prouvent ? II n'y
a Ik rien que de conforme a ce que nous apprend 1'histoire de l'etat des
Sciences en general , de l'igaorance , et du desordre universel k cette
6poque. Ce qui est dtfectueux ehez eux, c'est done leurs lumieres , el
non leur morale, r&vangile. Le savoir humain est soumis au temps,
k la volontl, k ('experimentation. La science est progressive. Pour
bien apprlcier ce que les economtstes-thfologtens out fait et pu fahre,
112 PRIMITIVE fiGLISE.
tons de soutenir que leur thforie sur la pauvrete el la
richesse est, de tout point, insoutenable, et nous nous
le permettons d'autant plus hardiment, que, d'une
part, elle constitue une deviation flagrante de la doc-
trine m6me du Christ, ainsi que nous allons le prouver,
et que, d'autre part, presque tous les p&res de l'Eglise
sont plus ou raoins infects des busies et des ardentes
et reurs de leur temps sur les choses de ce monde ,
ainsi que nous le d&nontrerons jusqu'& l'^vidence en
parlant de leur doctrine sur la propriety individuelle
et la communaut^ des biens \
il faut tenir soigneusement compte de ce qui elail generalement dans
le milieu ou ils parlaient el agissaient ; car, quelque grands qu'ils
soient , les hommes de genie n'ont pas puissance de s'abstraire des
circonstances contemporaines dans ce qu'elles ont d'universel : les
croyances, les idees, les lumieres des masses.... » (Pecqueur, Des
Ameliorations matirielles, § HI, p. 26.)
1 Voir ci-apres, §§ V el VIII. — Remarquons, d'ailleurs , que plus
d'un Pere de l'Eglise a fail, entre la Tie chretienne parfaite et la Tie
chrelienne ordinaire, la distinction que nous avons reproduite de Tun
d'eux, ci-dessus, page 106, note % et page 108, note 5. — Tel est, entre
autres, saint Ambroise. II est vrai que, dans un passage oppose par
M. E. Pelletan, saint Ambroise dit que c ceux qui ne veulent pas se
depouiller de leurs biens, mais les garder sous le prelexte de vouloir
faire I'aumdne , sont des hypocrites , des faussaires , qui denaturent
les preceptes du Sauveur. » Ce texte se lit au tome VIII des ceuvres
du saint, page 148. Mais on lit, page 146 : « Le Seigneur, voulant
meltre dans la bonne voie ceux qui pratiquent l'Cvangile aveo plus de
perfection , et qui sont consommSs dans la verlu> a pense* qu'ils de*
Taient vendre tout ce qu'ils possgdaienl et le donner aux pauvres. »
C'est done h ceux- Ik seulement que s'appliquent les paroles dont
M. Pelletan se prevaut. (Voy. ci-dessus, p. 98, note 3.) Nous devons
egalement reconnaitre que les exlrails de saint Jerome cites ci-dessus,
page 110, notes % 5, 6 et 8, se rapportenl a un vceu de virginiti et de
pauvrete" volontaire pour lequel saint Jerome, consults, donne Tavis
suivant : « II apparlient a la supreme grandeur apostolique et a la vertu
parfaite de vendre tout ce que Ton possede pour en dislribuer le prix
aux pauvres, et, ainsi leger et degage* de tout lien, de s'envoler vers
TRANSMUTATION DE LA R1CHESSE EN PAUVRETJ&. 113
Un seul mot suffira pour de'montrer que la doctrine
qui tend a faire croire que les mots de divouement, de
renoncement, de fraterniU , employes par l'Evangile,
impliquent F obligation, pour chacun, d'absorber son
6tre dans l'existence du premier de ses freres qu'il ren-
contrera dans la g6ne, et cela chaque jour et a cbaque
minute de sa vie, est une doctrine absurde. D'apres
cette doctrine, il ne serait possible de pratiquer la fra-
ternity qu'en se. depouillan t individuellement, a chaque
instant et totalement, des moyens d'existence ordinaires,
en faveur de ceux qui en manquent. Telle ne peut 6tre
la loi sociale, la loi chretienne : ce serait le moyen de
faire que tout le monde devtnt indigent, de generaliser
la misfere a un tel point que person ne ne se depouille-
rait plus et n'existerait m6me plus/ puisque personne
n'aurait plus rien a douner aux autres, ni a soi-mfime.
Pour donner, il faut avoir ; pour avoir, il faut produire ;
pour produire, il faut du temps, des forces, un ca-
pital, des richesses premieres. Pour detruire la misere,
il faut avoir des moyens contre l'indigence, dit Bossuet*.
Or, si vous donnez tout ce que vous avez, si vous em-
ployez tout ou presque tout votre temps, chacun indi-
les cieux avec le Christ. A nous, k vous-m6me a 616 confix le soin d'une
sage dispensation, quoique, sur ce point, k tout age, k toute personne
soit laissle la liberty de son libre arbitre. Si vous voulez itre par fait,
dit le Seigneur, c'est-a-dire, je ne contrains pas, je ne commande pas,
je propose la palme, je monlre le prix ; c'est k vous de choisir et de
voir si, dans I'arene et le combat, vous voulez obtenir la couronne. Et
il n'est point dit k qui veut 6tre par fait, vendez une partie de voire
bien, mais tout; pour le donner, k qui ? non pas aux riches, non pas
aux parents , mais aux pauvres. Que ce soit un pr£tre , un allie" , un
parent, ne voyez autre chose dans celui k qui vous donnez que sa
pauvrete\ » (Epistola 130, alias 8. — Univers du 27 sept. 1849.)
1 Politique tMe de VEcriture saint e.
8
114 PRIMITIVE &LISE.
viduellement, k porter isolement et privativement aide,
service et charitd k tous vos fr&res, que faites-vous?
Vous tarissez la source de votre bien-6tre, sans assu-
rer celui de vos fr&res daus le besoin, car cette source,
ils r absorbent, en totality, a leur profit, au passage,
sans pouvoir la rendre a son cours apr&s en avoir use,
puisque c'est le capital qu'il vous faut vendre et que vos
fr&res, pas plus que vous, ne peuvent ni poss&ler, ni
Hen garder, ni produire. Si un pareil syst&me de se-
cours pouvait prevaloir, ce serait faire rentrer la crea-
lion dans le ndant ; ce serait rejeter les dons de Dieu ;
ce serait steriliser la terre qu'il nous a donate a fecon-
der ; ce serait eteindre le flambeau de notre intelligence,
amortir notre activity paralyser nos sens, tuer notre
6tre..., tuer Dieu!
Sans doute saint Paul a dit : « Ghacun de nous doit
plus s'occuper des autres que de soi * j » mais ce pr&-
cepte doit se concilier avec celui d'aimer son pro*
cbain comme soi-m6me. Ces deux preceptes ne veu-
lent dire qu'une chose, c'est que le salut individuel
n'est pas le but unique, le but priucipal du christia-
nisme. « C'est le genre humain que Jdsus a voulu
sauver, et le salut de chacuu n'est qu'un moyen, un
element du salut de tous : autrement, il aurait re-
pouss^ les homraes dans l'^golsme oik vit quiconque,
faisant de soi son affaire souveraine, ue s'occupe noii
plus que de soi. Au contraire, les devoirs qu'il im-
pose ont tous les autres pour terme : il ordonne qu on
s'oublie pour eux, qu'on travaille pour eux, se don-
nant comme lui-m&ne s'est donnd, et, selon sa doc-
1 Non qua sua sunt singuli considerantes, sed ea qua aliorum. Paul,
Ep. ad Philip?., II, 4.
TIUNMUTATIOH DE U BICHESSE EN PAUVttETE. 115
trine, c'est atari qu'on travaille avec fruit pour sbi « »
Mais cela veut-il dire qu'on doive absolument ne
*»ger qu aux autres, et ne rien garder de ce qu'on
dbnne aux autres pour soi ? « Si tons sacrifiaient com-
plement leur moi dans la pratique des obligations
traternelles, dit un e-conomiste socialiste; s'iJs v lais
saient, pour ainsi dire, leur personnalte dans toutes
sea mameres d'etre foncieres, la r&ultante des denoue-
ments i totaux serait ziro ; personne n'aurait fait de bien
& aes treres, car personne n'aurait joui*. Si, dit-il ail-
t2 fT**!* YeUt qUe Chacun '•*"*» au
profit de ton* c'est-a-dire l'individu au profit de la
socHfoJ, le membre au profit du corps, c'est parce
qu ayant que 1'individu puisse etre riche, et pourS
le sou durab lemeut, avec security et bonheur, illy.
1 Lamennais, *t*r le chap. XIX de saint Luc.
* Lorsque Ruffin d'Aquilee visita les saints peres des d&erts, on
jrapporte qu'il recueillit l'histoire suivante : « Une grappe de raisin ayant
616 apportee a un saint pere, sa charity, qui lui faisait rechercher non
ce qui lui elait commode, mais ce qui pouvait l'etre aux autres, lui fit
la porter a un frere qu'il croyait en avoir plus besoin que lui. Ce soli-
taire rendit graces a Dieu de cette bonte du saint; mais ayant, comme
lui, plus de soin de son procbain que de soi-meme, il porta celle grappe
de raisin a un autre, el cet autre a un autre, de sorte qu'eile fit le tour
de toules les cellules qui 6taient dispersees dans le desert, et fort 61oi-
gnees les unes autres, jusqu'a ce qu'eile fut retombge enlre les mains
du saint, sans que nul des solitaires sut que c,'avait 6t6 lui qui le pre-
mier 1'avait envoyee. Alors il la mangea, avec une grande joie de voir
une si grande charitl parmi ses freres. » Si chacun ne devait absolu-
ment songer qu'aux autres, le cenobtie de la Thgbaide, don I parle la
legeade , n'eut pas mange la grappe de raisin quand elle lui revint :
elle eut fait indefiniment, comme un chapelet, le tour du desert, pas-
sant de cellule en cellule, jusqu'a ce qu'eile tombat en pourriture, et
qu'eile echappat, de la main des religieux, grain a grain (Pecqueur,
ub. sup., p. 314).
8.
UQ PRIMITIVE £GLISE.
membre revive la vie, il faut que le corps lui-mdme
vive et que le coeur batte '• »
C'est pourquoi Jdsus-Christ ne peut vouloir, en mdme
temps qu'il eommaude rappauvrissement k Tindividu,
qii'il soit pauvre d'une indigence permanente et systd-
matique. Car, s'ils etaient ddja indigents, comment les
vrais chrdtiens pourraient-ils s'appauvrir en faveur de
leur prochain ? Car, s'ils etaient sans ressources, com-
ment pourraieflt-ils secourir leurs semblables ?
C'est le cas prdcisdment ou se trouvaient les apdtres
de J&us-Christ, et J&us-Christ lui-mdme, au sein de
la society qu'ils venaient dvangeliser ; «car, lui, le
Messie, car lui, le divin pelerin du saiut, qui marcbe
sur les senders de Bethanie, les pieds parfumds des par-
i^_MAiim_ navtoque d'aumdnes et ne possfcde
que sa sanaalo. Ell m ufcii u . ui,m, 1u -u w i wt , imp oses
l'imposa a ses apdlres, pour bien constater quel serait
d&ormais Tuniforme auquel ils devaient se reconnat-
tre. Vous n'aurez, dit-il, ni or, ni argent, ni monnaie,
ni b&ton, ni besace, ni habit, ni souliers de rechauge.
Et, pour Eloigner de leur 4me jusqu'a la dernifere preoc-
cupation de propri&d, il leur interdit m&ne de s'in-
quidter de leur logement, de leur sommeil, de leur v6-
tement , de leur nourriture : car, dit-il, ce sont des
paiens qui s'inquifetent de ces choses, et votre P^resait
assez que vous en avez besoiu*. »
« Quand vous entrerez dans une ville, vous irez
frapper a la porte du plus digne, et vous direz, en en-
trant : Que la paix soit dans cette maison. Si Ton ne
1 Pecqueur, ub. sup., p. 10.
1 E. Pellelan, Feuilleton de la Prme du 30 septembr<? 4849. — Voy
ci-dessus,p. 93 et 96.
TRANSMUTATION DE LA RICHESSE EN PAUVRET*. 117
vent pas vous recevoir, vous reprendrez votre paix,
vous secouerez la poussiere de vos pieds sur le seuil,
et, je vous le dis, en verity, Sodome et Gomorrhe seront,
au jour du jugement, moins rigoureusement cMti&
que cette maison * . »
Si tous les Chretiens avaient dfl suivre I'exemple des
apdtres , si tous avaient dft se d^pouiller de tout pour
m^riter le ciel, personne ne se fut plus trouv^ parmi
eux qui etit pu les assister dans leur denument. Tous
les chretiens se fussent tendu r^eiproquement la main,
sansqu'aucun d'euxefit rien eu k pouvoir donner. Tous
se fussent repondu Tun k Vautre comme fit Pierre au
boiteux qui lui demandait Faumdne : « Comment peux-
tu, toi qui me vois disciple du Christ , me demander
de Tor ou de Targent a ? »
Done, il n'y avait que les Chretiens vou£s sp^ciale-
ment a l'apostolat, e'est-a-dire les disciples, c'est-&-
dire les par fait s, qui dussent re n oncer absolument a
toute possession terrestre, a toute propridte individuelle
permanente • ; les autres chretiens, leurs frferes, de-
vant, avec leur fortune priv^e, pourvoir a leur sub-
sistance % comme les douze tribus d' Israel devaient
pourvoir autrefois k la subsistance des levites '. Quoi-
que n'&ant pas leurs codisciples, quoique n'&ant pas,
des lors, par fails, ces chretiens, qui formaient la masse.
1 Matt., X, 11 etsuiv.
* Vide* me Christi esse discipulum, et aurum a me requiris ! (S. Am*
broise, Expos, saint Luc, t. VII, p. 267, 6dit. Mellier.)
8 Voy. ci-dessus, p. 106.
* Voir, sur le droit qu'avaient les disciples qui ne poss&iaient rien
de vivre aux d6pens des fideles qui ayaient des biens, Paul, I Ep. ad
Cor., IX, 4 et suiv.
1 Voy. ci-dessus, p. 59.
tl8 PRIMITIVE &JLISE.
l'immense majorite de l'Eglise du Christ % n'ea etaientr
pas moins de dignes chr^tiens pour cela. C'est m£me
le nom que leur donne J&us dans le passage que nous
venous de citer , et pourtant ils etaient propriitaires
des maisons qui devaient servir d'asile aux parfaits ; et
poyrtantils^t&ient Wctas;... car, s'ils n'eussent et^ ri-
ches, comment eqssent-ils pu nourrir les disciples qui
etaient pauvres? Si elles neussent et6 riches, com-
ment les saintes femmes dont parte saint Luc eussent-
elles pu assister J6sus de leurs biens 2 ?
Done, en dehors de l'apostolat , les chr&iens pou-
yaient poss^der et 6tre riches sans 6tre, pour cela,
moins dignes de Jesus-Christ , s'ils faisaient un digne
emploi de leur richesse : Si quidetn fuerit domus %Ua
digna 3 .
II est vraique J&us a dit : « Ne vous amassez pas de
tr&or sur la terre ; amassez vous seulement des tr£-
sors dans le ciel. » Mais ce n'a et6 y ce n'a pu 6tre que
pour condamner l'avarice 4 , Taccaparement 5 , I'aipaur
1 Voy. Act. apost, I, IS. — Paul, I Cor., XV. -.-El Fleury, Moeurt
des chrit. , § II.
1 Voy. ci-dessus, p. 96, note 2.
» Matt., X, 13,
* Avares exclus da royaume de Dicu. (Paul, lCor. y VI, 10.—
Ephes., V, 5.)
8 « Rien de plus dur, de plus impitoyable que l'avarice de ceux qui
font de grandes provisions de ble* dans le temps et dans les saisons ou
il est le plus cber, qui trafiquent de ia necessity publique, et qui, ne
tenant point compte de rficriture sainte, laquelle declare celui qui
cache son ble* pendant la cberl£ Yexicration des peoples (voy. tome I*,
p. 438), font leur moisson.de la misere des autre*.,. » (S. Greg, de Naz.,
Orais. fun. de S. Basile.) « Je le demande : de quel supplice n'est pas
digne devant Dieu celui qui voit l'image de la mort peinte sur le visage
d'un pauvre lourmenl£ par la faim, el qui n'en est pas louche* de pitte ?
Je demande si ce n'est pas un homme execrable, si ce n'est pa& un
meurtrier ? » (Greg, de Nysse, Oraison funebre du meme saint.)
TRANSMUTATION DE LA RICHESSE EN PACKETS. 119
cupide des richesses *, et l^golste passion d'ajou-
ter k son champ le champ voisin 2 , et non pour con*
damner les richesses elles-m&nes dont le bon usage
rend le possesseur digne d^loge, et sans tache devant
Dieu 1 ,
II est vrai que J&us a dit encore : « Qu'il etait plus
facile k un chameau d'eHtrer par le chas d'une aiguille
qu'& un riche d'entrer par la porte du ciel. » Mais cette
comparaison n'a pu avoir pour objet que d'exprimer,
par un saillant contrasted l'impossibilit^ absolue pour
le mauvais riche d'entrer jamais dans le royaume des
cieux * et la difficult^ extreme, mtane pour le bon ri-
che, d'arriver k ce but sans tr^bucher, en raison des
frequentes occasions de chute que le riche rencontre
sur son chemfti 8 . Mais, plus la pente est glissante et
plus il est mtfritoire de ne s'y pas laisser allei*. Aussi
J&us a-t-il ouvert les portes du ciel aux riches qui ont
su prendre le dessus de leurs richesses, selon l'expres-
sion de saint Fran go is de Sales 6 , en se faisant, de
grands, petits, et de riches, pauvres, pour enrichir les
indigents 7 .
Si J&us-Christ ayait voulu proscrire la richesse il
1 Radix enim omnium malorum est cupiditas. (Paul, 1 Tim., VI, 10.)
* Vcb qui conjungitis domum ad domum , et agrum agro copulatis.
(/*., V, 8.)
- * Beatus dives qui inventus est sine maeuld et qui post aurum non
abiit... Quis est hie, et laudabimus sum? (Eccli., XXXI, 8, 9.) — Voy.
ci-dessus, p. 68.
* Voy. ci-ctessus, p. 78.
• Nam qui volant divites fieri incidunt in tentationem , in laqueum
diaboli, et desideria multa inutilia et nociva, qua mergunt homines in
interitum et perditionem. (Paul, 1 Tim., VI, 8 et suiv.)
• Voir ci-apres, p. 124, note i.
7 Voy. exemples des bons riches, ci-dessus, p. 68.
120 PRIMITIVE EGLISE.
eAt proscrit le travail, et fait un commandement ex-
pr&s de l'oisivet^ et de la paresse.
Or, Jesus-Christ declare, au contraire, la paresse un
p^ch^ mortel, et le travail une obligation imperieuse '.
Ajoutez que la doctrine chretienne est une doctrine
d'activite et de progres par excellence. « Demandez et
Ton vous don n era ; cherchez et vous trouverez ; heur-
tez et Ton vous ouvrira. » «Prends ta croix etmar-
che, » dit partout TEvangile au chretien. N'est-ce pas
aussi chez les chretien s que sont nes ces proverbes po-
pulates : « Aide- to i, le ciel t'aidera. » « Qui travaille,
prie. » N'y a-t-il pas, des lors, dans ce peu de mots,
une sanction et comme une prime anticipee pour tous
les progres, pour toutes les inventions, pour tous les
ddveloppements des sciences, de l'agriculture, de lin-
dustrie, des richesses;... des richesses, seul instrument
social du christianisme en action.
ficoutez CMteaubriand ^num^rer les grands travaux
d'utilite publique qu'a su inspirer, dans des siecles de
tenebres et de ruines, le genie du christianisme 2 , et
vous comprendrez que ces mots de Dieu : « Croissez et
multipliez; remplissez la terre et 1'assujettissez ; domi-
nez sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux des
champs, et sur toute b6te qui se meut sur la terre, »
ne sont que la fin, dont la prevoyance, le travail, la
production, la richesse sont les moyens.
La religion , d'ailleurs , n'a-t-elle pas legitime , par
sou culte, les beaux -arts et l'industrie, c'est-a-dire
les richesses accumulees, qui en sont Felement et le
produit ? Comment Mtir des temples sans exploiter des
1 Voy. ci-apres, §IV, et ci-dessus, p. 82.
1 Voir le Ginie du Christianisme, liv. VIII, ch. 6, 7, 8 et 9.
TRANSMUTATION BE LA R I CHESS E EN PAUVRETti. 121
mines et des carrieres , sans connaitre les lois de la
pesanteur, sans s'acheminer vers tous les procedes
techniques des arts et metiers, et toutes les merveilles
de l'industrie bumaine? Y a-t-il rien de plus somp-
tueux que le cults catbolique? Et les basiliques ne
brillent-elles point d'or et d'argent ? Ne sont-eHes pas
embellies de peintures, de sculptures, de vitraux ma-
gnifiques? L'harmonie en est-elle exclue? Le pr&re
n'est-il pas revgtu d'&offes qu'une industrie luxuriante
peut seule procurer ? ,
Dieu accepte done les richesses pour lui-m^me. — ~
Comment, alors, refuserait-il aux bommes, ses crea-
tures , aux hommes que lui-m&ne a faits de chair et
d'os, a qui il a donnd la faim et la soif, une sensibilite
qui les rend accessibles au froid et au chaud , au sec
et a l'humide, et tous ces besoins dont la satisfaction
legitime est essentiellement corporelle et physique :
ici du pain, \k un abri, partout le produit materiel du
travail et de la richesse f ?
D'ailleurs, toute la vie de Jesus-Christ, vie de pau->
vrete pratique pour lui-m£me, est une ^clatante et
continuelle protestation contre la misere et le malnfttre
physique du grand nombre. Qu'est-ce autre chose,
en effet, que ces gu orisons subites, extraordinaires,
miraculeuses, dont l'Evangile se montre si charitable-
ment prodigue ?
Ressusciter les morts, rendre la vue aux aveugles,
adoucir partout les souffrances corporelles, n'est-ce
pas reconnaitre la legitimitd , les droits, les exigences
du corps ; — du corps, principal instrument de l'&rae?
J6sus-Chiist a-t-il jamais reproche, dans ses remon-
1 Voy. Pecqueur, ub. sup., p. 42 et suiv.
122 PRIMITIVE fcLISE.
trances aux affiig& , I'importance qu'ils attachaient a
leur gu&ison ?
Commeut eftt-il voulu la privation de nourriture
comme rfcgle de la vie chr&ienne , lui qui a dit , k sa
propre louange : « Jean est venn ne mangeant ni ne
buvant j le Fils de rhomme est venu mangeant et bu-
vant. » — Lui qui motiva le miracle de la multiplica-
tion des pains dans le desert par cette consideration
pleine de sollicitude et de tendresse : « Jai pitid de
cette multitude, car il y a dijk trois jours qu'ils ne me
qutttent point, et ils n'ont rien k manger, et je ne veux
pas les renvoyer k jeun de peur que les forces ne leur
manquent. »
Comment etit-il d^fendu k rhomme la recherche
active des utility de la vie, lui qui a formula lui-m6me
cette prifere temporelle admirable : « Donnez - nous
notre pain quotidien »; lui dont toutes les para-
boles sont prises dans Tordre des comparisons et des
ph&iom&nes materiels, des besoins et du bien-dtre de
la vie de ce monde?
Sans doute Jesus a dit aussi que consoler, soulager,
^difier, fortifier autrui au moral, se perfectionner soi-
m£me au spirituel, Itaient des devoirs imp£rieux de la
vie du chr&ien j mais, k cdt£ des devoirs et des secours
spirituels, n'a-t-il pas plac£ les devoirs et les secours
maUriels? Et n'est-ce pas en vue de ces derniers secours
que saint Paul ^crivait aux Corkitbiens : « Si nous avons
seme parmi vous des biens spirituels, n'est-il pas juste
que nous moissonnions pour nous quelque peu de vos
biens temporels? Si nos vobis spiritualia setninavimus p
magnum est si nos carnalia vestra metamus * ? »
1 Paul, I Cor., IX, II.
TRANSMUTATION DE LA RICHES RE EN PAUVRETti. t2S
C'est, ao surplus, ce que FEglise a fiiii par tris bien
eomprendre, malgre la doctrine commumste et £gali-
teire de ses premiers docteurs, en deveraot proprietaire
pour son propre compte, d&s le temps des persecutions,
et en se laissant faire riche, — immenseraeot riche, —
des d^pouilles opimes du clerg£ palen * •
- Concluons done, cent retirement aux exagjrfttioiut
mystiques des premiers docteurs de la foi, exageraiions
dont i'Evangile n'est pas plus responsable que la science
6eonomique ne Test des erreurs ou des ^lucubrations de
certains de ses adeptes, coneluons que la rich esse,
malgre les occasions de chute morale qu'elle conaporte,
n'a rien de contratre en soi a la doctrine evangeliqiie,
et que mgme sa possession individuelle peut Stre, nan
plusun emp£chement 9 mais un raoyen de salut, si la
legitimit£ du bon usage succ&de & rill£gitimit£ da raau-
vais emploi.
Mais, pour cela, il faut, ainsi que nous l'avons &abli,
d£s le commencement de ce paragraphe, que la ri-
chesse paienne se transmute en pauvret^ chretieone, et
que toutes les vertus de ceile-ei fondent en elles tous
les vices de celle-lk.
Pour cela, il faut que les riches d'esprit fassent place
dux pauvres d'esprit, et que les pauvres de corps s'enri-
chissent de leur succession.
C'est a cette condition seulement que Jesus leur ou vre
le moyen de rester cbretiens en restant riches.
« Heureux les pauvres d'esprit, dit Jesus, car le
royaume des cieux est & eux 2 . » Ce qui veut dire:
* Voy. ci-apres, §§ VI et VIII.
9 Matt. , VI, 3. — Le pere Lacordaire traduit pmperes spiritu, par
pauvres de gr6, e'est-a-dire , pauvres de leur bon gr6, par la volontS ,
par le coeur.
124 PRIMITIVE 6GLISE.
Heureux les riches dont le cceur est d&ach^ des ri-
chesses de la terre, et qui se font pauvres de ce qu'il*
out de trop, pour enrichir leurs fr&res pauvres de ce
dont ceux-ci n'ont pas assez * .
Heureux les grands qui se font petits, car, dit encore
J&us, « celui qui veut 6tre le premier sera le dernier de
tous et le serviteur de tous 2 ; car, « des premiers beau-
coup seront les derniers, et des derniers les premiers 8 ; »
car, « quiconque s^lfevera sera abaiss£, et quiconque
s'abaissera sera 6\e\6 * ; » car, « toute valine sera com-
bine, et toute montagne, toute colline nivel&s *. »
Saint Matthieu rapporte que J&us ayant appete un
petit enfant, il le plaga au milieu de la foule , et dit :
a Je vous le dis , en v£rit£ , si vous ne changez et ne
devenez comme de petits eufants, vous n'entrerez point
dans le royaume des cieux. Quiconque done se fera
petit comme cet enfant, celui-la sera le plus grand
dans le royaume des cieux 6 . »
C'&ait la ce que les gentils, ce que les scribes appe-
laient folie, folie de la predication, prcedicationis stulti-
1 C'est dans ce sens que I'tiglise a toujours interpret le passage de
saint Matthieu. Au sujet de cette parole du Sauveur, saint Francois de
Sales s'ecrie : « Malheureux done les riches d' esprit , car la misere
d'enfer est pour eux. Celui-la est riche d'esprit qui a les richesses dans
son esprit, ou son esprit dans les richesses. — Tenez votre coeur exempt
de leur affection ; qu'il tienne toujours le dessus, et qu'ami des ri-
chesses il soit sans richesse, ou mattre des richesses. Ne meitez pas
eet esprit celeste dans les biens de la terre : faites qu'il soit toujours
superieur sur eux, non pas en eux. » (Introd. a la vie devote, ch.
XIV.)
9 Marc, IX, 33 et 34. — Matt., XX, 26 et 27.
1 Marc, X,3i.
* Matt., XXIII, 12.
1 Luc, III, 5.
• Malt., XVIII, 1 a 4. - Luc, XVIII, 16 et 17.
TRANSMUTATION DB LA RICHES8E EN PAUVRETfi. 126
tial. Ce'tait folie, en effet, mais folie du Verbe, folie
de la parole de la croix , Verbum cruris stultitia ' . Or,
cette folie-la , c'etait la sagesse divine qui dclipsait,
qui aneautissait la sagesse humaine l .
« Ge qui paraft au monde une folie, dit saint Paul, est
plus sage que la sagesse de tous les hommes, et ce qui
parait une faiblesse est plus fort que toutes les forces
de la terre. »
« Aussi, voyez, mes fibres, quels sont ceux d'entre
yous qui out ete appel^s a 1'apostolat. II y en a peu de
sages selon la chair, peu de puissants, peu de nobles.
« Mais Dieu a preciserneut choisi les fous selon le
monde pour confondre les sages, et aussi les faibles
selon le monde pour confondre les forts, et aussi les plus
Tils et les plus meprisables selon le monde* c'est-a-dire
les gens qui ne sont rien , ea qua* turn sunt, pour con-
fondre les grands, les superbes, ceux, en un mot, qui
sont tout, ea qua sunt ;
« Afin que nul devant Dieu ne se gloritie de sa puis-
sance et de sa sagesse '. »
Ainsi, c'est toujours sut* les petits, sur les faibles,
sur les ddsherit^s que Jesus r^pand son amour, ses
graces, la manne de son ciel.
Pour que les grands, les riches, les forts soient ap-
pel^s par lui a partager le m&ne pain de vie, il faut
qu'ils cesseot d'dtre grands, d'etre riches, d'etre forts.
11 faut qu'ils se changent en fous.de la croix, eu pau-
vres d'esprit, en petits enfants. II faut qu'ils se fassent
les derniers , de premiers qu'ils sont ; il faut qu'ils se
fassent serviteurs , de maftres qu'ils se font appeler 2 .
* Paul, I Cor., I, IS k 29. .
* « Qu'on ne tous appelle pas m6me du nom de mattres, car vous
n'avez qu'un mattre qui est le Christ. » (Matt., XXIII, iO.)
136 PRIMITIVE 60LISE.
II fout, en un mot, qu'ils s'abaisseut pour se relever,
a l'exemple du Christ , qui , pour remonter au ciel , a
dft , d'abord , en descendre i .
G'est a cette transmutation de Tor en plomb, des mon-
tagnes en valines f du superflu en necessaire qu'aboutit
toute la doctrine economique du Christ sur la reparti-
tion des richesses et de la pauvrete parmi les hommes ;
— transmutation morale plutdt que materielle, toute-
fois, et, cependant, transmutation r^elle et effective,
— les riches se transmuant en pauvres et restant ri-
ches, — les pauvres devenant riches et restant pauvres,
— les premiers s'appauvrissant de tear superflu et s'en-
richissant, en echange, de biens plus grands dans le
ciel * ; les seconds a'enriebissant de ce superflu sans
qo'il doive jamais enrichir leur pauvretg au-delk de la
satisfaction du besoin dont le necessaire est le tr&or *;
— riehes-pauvres , pau vres-ricbes , tous participent
Igalement, quoique diversement, aux dons qu'il a plu
a Dieu de r^pandre sur la terre 4 .
Bien que cette transmutation purement chr&ienne
mpect&t les droits acquis, et mainttnt l'inegalite natu-
relle des conditions parmi les hommes, le pauvre n'en
avait pas moins, dans la societe nouvelle, le rang pri-
vilege, et le riche n'en devait pas moins, pour a r river
a Dieu, s'abaisser k son niveau \ De \k l'orgueil froiss£
du riche ; de la l'orgueil surexcitd du pauvre. Ce qui
* Paul, Ephes., IV, 9. — Id., Philtpp., II, 7 et suiv.
* Voy. ci-dessus, p. 93. — Les riches le devienneat en bonnes rea-
ms; divites in bonis operibus, dit saint Paul (I Ep. ad Tim , VI, 18).
* Quand on a de quoi se ndurrir, et de qiioi se couvrir, on est assez
riche : le reste est du superflu (Paul, Ep. ad Tim., VI, 8).
4 Voy. ci-dessus, p. 73*
8 Basil., Moral. Beg., LXI.
TRANSMUTATION DE LA BJCHB$SR EN PAUVRET& 127
faisait que la transmutation voulue par le Christ &ait
aussi difficile a op&rer chez l'un que chez l'autre. Ce qui
faisait que le grand apdtre saint Paul r^p&ait si sou-
vent, aux riches comme aux pauvres, qu'ils devaient
fuire mourir en eux Vhomme terrestre *, et se rendre vio
torieux de V esprit du monde pour se faire par Ik tee in-
fants de Dieu * ; qu'aussi longtemps qu'ils no se d^pouil-
leraient pas du vieil homme et de ses ceuvres, pour
reydtir Vhomme nouveau qui est cr£e selon Dieu s , ils res*
teraient attaches aux erreurs et aux convoitises de la
chair *, et, par consequent, ne jouiraient point des
grftces ^ternelles attaches a la innovation de 1'huma-
nitd par le sang de la croix.
Mais vainement Jesus leur avait dit :
« Qui n'est pas pour moi est contre moi*. — Nul
serviteur ne peut servir deux maltres : car, ou il haira
Tun et aimera r autre, ou il s'attachera a l'un et mlpri-
sera l'autre ; vous ne pouvez servir Dieu et Mammon \ »
Vainement saint Paul leur r^p&ait :
a II n'y a rien de eommun entre J&us-Christ et Be-
lial. *— Vous ne pouvez pas hoire le calice du Set*
gneur et le calice des d&nons ; vous ne pouvez pas
participer a la table du Seigneur et k la table des de-
mons 7 .*)
Belial et Mammon &aient le dieu auquel, riches et
pauvres, m£me convertis, sacrifiaient en secret : les
Paul, Coloss., HI, 5.
Ep. I de Pap. saint Jean, V, I et suir.
Paul, Ephes.y IV, 22, 24. — Id., Coloss., Ill, 40.
Paul, Rom., VI, 6. — 6ala*.,V, 24.
Matt., XII, 30.
Luc, XVI, 13. — Mammon signifie 1'argent* les richesses.
Paul, I Ep. ad Car., X, 20 et 21. —II Ep. ad Cor., VI, 45.
22* PRIMITIVE tiGLISE.
uns par leur avarice cupide, les autres par leurs cu-
pides convoitises, tous par ce vil amour de Tor que les
paiens eux-m6mes appelaient execrable : auri sacra
fames... tous par cette passion desordonude d' avoir, que
les paiens eiix-m6mes appelaient sc&erate : sceleslus
amor habendi.
C'est que, pour £teindre ce feu d'enfer de la cupidity
riche et de la cupidity pauvre, il fallait autre chose que
le souffle des levies ; ii fallait toutes les aspirations,
toutes les energies du coeur et de la foi.
« C'est avec 1' esprit de Dieu, et non avec l'esprit de
rhomme que la renovation en Jesus crucifie doit se
comprendre et se fa ire, disait saint Paul. C'est done
par le renouvel lenient complet de notre esprit que
pourra s'operer notre rupture avec les liens du si&cle '.
« Qu'importe, dit-il ailleurs, d'etre circoncis ou de
n'6tre pas circoncis. C'est litre nouveau que Dieu crde
en nous qui nous fait vivre en Christ a .
« On ne coud pas une piece de drap neuf a un vieux
v&ement, » avait dit Jesus; « autre men t, le drap neuf
emporte encore une partie du vieux et la rupture est
plus grande. De m&ne, on ue met pas du vin nouveau
dans de vieilles outres ; autrement, le vin rompra les
outres et le vin se rdpandra ; mais on doit mettre levin
nouveau dans des outres neuves 8 . »
Une pareille revolution ne pouvait s'accomplir, ni
m£me simplement se prdcher, sans une perturbation
profonde dans les idees, dans les habitudes, dans les
int£r£ts, et sans que ceux qui s'en faisaient les propa-
* Paul, I Cor., II, 9 et suit. — Id., Rom., XII, 2 ct suir.
* Paul, Galat., VI, 15.
* Marc, II, 21 el 22.
TRANSMUTATION DE LA Rl CHESS E EN PAUVRETti. 129
gateurs courussent les plus graves dangers. De la, celte
prediction r^alis^e de Jesus a ses disciples : « lis jette-
ront sur vous leurs mains, et vous poursuivront, et
vous livreront, vous trafnant dans les synagogues et
dans les prisons, a cause de mon nom, et plusieurs de
vous seront mis a mort '. De la, la fameuse ^meute des
orfevres et de leurs ouvriers, a Ephese, a cause des
statues d'argent qu'ils fabriquaient pour le culte de la
grande Diane et dont la doctrine nouvelle entravait et
ruin ait le commerce 2 ; de la, les persecutions subies
par saint Paul et dont il fait remuneration dans sa
deuxieme epitre aux Corinthiens 8 .
Malgrd cela, l'exemple de Jesus-Christ qui, « etant
riche, s'est fait pauvre, afin de nous enrichir par sa
pauvret£ *, » a resolu le problerae de l'extinction de la
misere par la transmutation de la rich esse en pauvrete
chr&ienne, de maniere a ne plus avoir besoin que
d'etre suivi poqr produire les fruits qu'il porte.
Et ces fruits ne sont pas tombe's mort-n&s sur la terre;
car, du vivant m&ne de Jesus, plus (Tun riche s'est
transforme en pauvre pour enrichir ses freres pauvres *j
et, apres la mort du Christ, les propagateurs de la foi
suivirent l'exemple de leur divin maitre : « mourant
et vivant toujours; tristes et toujours dans la joie;
n'ayant rien etpossed ant tout; pauvres et enrichissant
les autres; pauvres, et leur indigence abondant en ri-
chesses \ »
* Luc, XXII, 42,16.
■ Voy. Act. Apost., XIX, 23 et suiv.
» Paul, II Cor., XI, 24 et suiv.
* Propter vos egenus factus est, cum esset dives, ut illius inopid vos
divites essetis {PuvA, II Ep. ad Cor., VIII, 9).
1 Voy. ci-dessus, p. 79 et 96.
6 Quasi morienteset eccevivimus; quasi ttistes, semper autem gaur
9
130 PRIMITIVE EGLISE.
Et nous verrons, dans les paragraphed suivants,
d'autres exemples de la transfiguration de la richesse
pauvre en pauvrete riche, — de l'^goisme en charite.
fin.
Transmutation de resclavage palen en tenrltade cnrltlenne.
Liberte", fraterniU, e'galitf, trois mots qui eussent bouleverse* le monde sans cet
autre : Servitude commune en Msus-Christ. — J&us-Christ n'a point aboli
Fesclavage. — Pourquoi ? — Mate il l'a transformed — Comment? — Opi-
nion des Peres de rtiglise. — Transform^ en principe, resclavage reste, en
fait, avec ses vices et ses monstruositls d'autrefois. — Vains efforts des em-
pereurs chrltiens. — Cependant, des affranchisBementB nombreux ont lieu,
mais pas si nombreux qu'on le dit. — Condition de l'esclave preferable a celle
du pauvre. — Peu d'esclaves done d&iraient devenir libres. — L'esclavage,
d'ailleurs, n avait-il pas 6te* divinise* par Jesus? — Le premier exemple d'af-
franchissement purement chrttien ne date que de la fin du sixieme siecle. —
L'figlise avait pourvu,du reste, a ce que les affrancbispussent vivre affrancbis.
— Deux sources leur Itaient ouvertes : travail et charity.
Jdsus est venu apprendre au monde trois mots i
Liberie, Egalitf, Fraternity — dont le symbole rdvolu-
tiounaire etit inevitablement amend, en raison du
riombre infini d'esclaves qui formaient la partie la plus
nombreuse de l'espfece humaine, le bouleversement
des societes existantes, si un autre mot, &nand aussi
dela divine sagesse, n'en etit tempdrd le danger. Ce mot
fut : Servitude commune en Jesus-Christ.
Avec ce temperament, saint Paul put dire, sans
que les esclaves se soulevassent contre leurs maftres :
« II n'y a point x deception de personnes devant
Dieu, non est acceplio personarum apud Deum, et il n'y a
dentes ; tanquam nihil habentes, et omnia possidentis ; siciU egentes,
multos autem locupletantes... (Paul, II Ep. ad Cor., VI, 9 et 10). —
Et altissima paupertas eorum abundavit in diviiias (/<*., VIII, 2).
TRANSMUTATION DE L'ESCLAVAGE EN SERVITUDE CHR&T. 131
plus ni juif, ni Grec, ni esclave, fit mallre, tous &ant
une mdme chose en Jdsus-Christ * . »
Et, apr&s saint Paul, saint Grdgoire de Nazianze :
« Dans la grande famille humaine, forage de la mdme
mature et par le m£me aateur, la tyrannie et non la
nature a pu seule faire deux races distinctes * j — races
fyales devant Dieu, dit saint Jerdme, car : dSqualiter
omnes naseimur, et imperalores et pauperes; cequaliter et
morimur omnes : wqualis enim conditio est 3 .
L'egalit^, proclamee par le christianisme, n'est, en
etfet, que l^galittf spirituelle devant Dieu. Quant aux
inegalites sociales, le christianisme ne les deplace ni
ne les confond *. Loin de la, il respecte les hierarchies
dtablies, et commande a chaque condition d'acquitter
sa dette envers les autres, tribut, crainte ou honneur :
Reddite ergb omnibus debita : cui tributum, tributum ; cui
vectigal, vectigal; cut timorem, timorem; cui honor em,
honor em *.
C'est pourquoi saint Paul dcrivait aux Corinthiens :
v En quel que position que chacun ait 6t6 converti,
qu'il y demeiire. Tu as 6t6 converti en esclavage ? Ne
t'en inquiete pas; et si tu peux avoir ta liberty reste
d'autant plus en servitude*. »
C'est pourquoi le m&ne saint Paul renvoyait Tesclave
cdnvferti aii maftre paien que cet esclave avait aban-
don n^ 7 -
* Paul, Ep. ad Galat., HI, 28. — Id., Ephes. f VI, 5-iO. — Id., Co- •
lOSS.yiU, ii.
* Greg. Theol., Poem, theol, II, XXVI, 29.
» Hieron., In Ps., LXXXI, $ 4.
* Paul, I Cor„ XII, 14-22. — Voir ci-dessus, p. 73.
8 Paul, ad Rom., XIII, 7.
6 Id., I ad Cor., VII, 20 et 21.
' Id., Galat., Ill, 28.
9.
132 PRIMITIVE £GLISE.
* •
(Test pourquoi, du temps de Marc-Aurele, le philo-
sophe couverti, Tatien, ecrivait, dans son discours
contre les Grecs : « Si je suis esclave, je supporte l'es-
clavage ; si je suis libre, je ne fais pas ostentation de
ma liberie. » Et plus loin : « Le souverain m'ordonne-
t-il de payer le tribut? Je suis prSt a payer. Le maftre
m'ordonne-t-il de le servir com me esclave? Je re-
connais ma condition d'esclave \ »
Sous Septime Severe, Tertullien reconnatt le droit
du mattre sur son esclave. Galba lui-m6me, dit-il, n'a
pu affranchir les esclaves des autres ; et, dans le dis-
cours de la Resurrection de la chair, il dit : « La chair
et l'&me resteront, qui ont 6l6 sujettes, durant la vie,
au fouet, aux fers, aux marques ignominieuses. » Dans
son discours de CoronA, il distingue soigneusement la
servitude spirituelle et la servitude corporelle, et, dans
son Apolog&tique, il parle de la fidelite avec laquelle
les esclaves convertis doivent servir leurs maftres
pa i ens 2 .
Pendant les trois premiers siecles, e'poque de persd-
cution et de tolerance alternatives pour le christianisme,
nul, parmi ses adversaires ou ses partisans, ne parle
de la suppression de l'esclavage, comme consequence
de la doctrine nouvelle, et neanmoins, pendant ces
trois siecles, le christianisme prepare fortement ce
grand resultat par le changement progressif des moeurs
et des iddes.
II en est de m6me pendant les trois siecles suivants;
et si, au moyen Age, l'esclavage disparaft, ce n'est que
pour se fondre et se perp&uer dans le servage fdodal.
1 Voy. E. Biot, De l'esclavage ancien, p. 425.
* Ibid.
TRANSMUTATION DE I/ESCLAVAGE EN SERVITUDE CHR£T. 133
« Le christianisme fait ce qu'il doit; il prend l'ordre
politique de la society comrae une donn^e a laquelle il
faut se soumettre ; il admet comme un fait l'esclavage
tempore!, et c'est a la moralite seule des hommes qu'il
remet le soin de raffranchissement definitif des races
esclaves 1 . »
C'est done une grande erreur de croire que le chris-
tianisme a eu pour mission et pour resultat r abolition
de l'esclavage.
Loin de d&ruire le fait de l'esclavage, le Christ, ses
apdtres et son figlise, Font regu , l'ont conserve, Tont
consacrd comme institution. J^sus-Christ, en effet, n'est
point venu dire aux esclaves : « Esclaves, brisez vos
fers, vous 6tes libres, » mais bien : « Esclaves, vous
6tes esclaves : ob&ssez comme tels a vos mattres*. »
Et il n'a point dit aux maftres : « Mattres, je d&ruis
votre puissance, vous n'avez plus d'esclaves, » mais
bien : « Mattres, faites pour vos esclaves tout ce qui
est juste et convenable, car vous avez aussi un mattre,
qui est dans le ciel 3 . »
Commentant ces textes de saint-Paul, saint Augus-
tin s'^crie : « Le Christ n'a pas fait de l'esclave un
homme libre ; il a fait du mauvais esclave un bon es-
clave. Le Christ a convert! l'esclave infidfele, mais il ne
lui a pas dit : Quitte ton mattre; il est impie et
peut-6tre injuste ; toi, tu es juste et fidele. Non, il lui a
dit : Sers ton mattre plus que jamais \ »
* AM.
f Paul, Ephes. VI, 5. — Servi, obedite dominis carnalibus cum timore
et tremor e, in simplicitate cordis vestri, sicut Christo.
» Id., CoU>8s. 9 IV, 11.
4 Le Pere le plus ancien qui se soil explique* sur l'esclavage est
saint Cyprien, e>eque de Carthage, Tan 248, martyr Tan 258. Dans
134 PRIMITIVE £GLISE.
En soi, d'ailleurs, et du point de vue Chretien, l'es-
clavage n'avait rien qui dut le faire detruire tout
d'abord. L'esclavage etait un dur etat, sans doute,
mais le christianisme en appelait a la noblesse des
Ames pour s'elever au-dessus et le mepriser comme une
chose qui, aprfes tout, ne frappe que le corps ', c'est-a-
dire cette partie de notre 6tre qui est k nous, mais qui
n'est point nous, selon l'expression de saint Basile * ;
cest-a-dire un instrument au service de notre &me,
une chose pour qui servir est comme une condition
naturelle 3 . L'esclavage &ait un mal ou un bien, selon
les dispositions des Ames soumises a cette epreuve.
C'etait un mal, si Ton resistait a ses exigences ; resis-
tance funeste qui entrafnait ce qui est libre en nous
dans l'esclavage d'ou Ton voulait sortir. C'etait un bien,
si Ton allait au devant de la volonte du maltre, si
on la depassait dans Taccomplissen^ent de ses ordres,
car c'&ait introduire jusque dans le service une sorte
de liberte j c'etait s'elever au-dessus de la servitude
son troisieme livre des Temoignages, il s'ex prime ainsi : « Les esclaves,
lorsqu'ils ont la foi, doivent d'autant plus ob£ir a leurs maltres. Les
maltres, de leur c6t6, doivent elre indulgents. »
1 S. Hilar., Tractatus in Ps. CXXV, § 4. — Saint Hilaire, si grand
dans rfiglise, qui futGvfique de Poitiers en l'annee 350, est le deuxieme
Pere qui ait explique* la doctrine de l'figlise sur l'esclavage. Yoici ses
paroles : « Cesl assurgment une chose rude que la captivity du corps,
lequel, par la perle du droit de liberty est sou mis a la domination des
vainqueurs. Alors, les corps sont vexitablement en servitude, mais la
liberte* d'une ame fidele ne s'enleve jamais. TGmoin les trois enfants
chantanl au milieu des flammes... Gombien, au contraire, la caplivit6
de Tame est plus dSsastreuse !... Du reste, l'616vatiQn d'une ame reli-
gieuse meprise la condition du corps. »
1 Saint Basile, Serm. XXI II, De animd.
8 Gregoire de Nysse, In verba « Faciamus bominem, » Orat. I, 1. 1,
p. 143.
TRANSMUTATION DE L'ESCLAVAGE EN SERVITUDE CHRtiT. 135
de l'homme; c'etait entrer dans cette servitude du Christ
qui dtait la consommation de la vraie liberte l .
D'uu autre cdt£, d'aprfes la th&rie qu'en donnent
saint Basile, saint Ambroise, saint Jean Chrysostdme et
saint Augustin, l'esclavage a &e institue divinement en
punition d'une faute ; et, quoiqu'il soumette hidrarchi-
quement certains individus a certains autres, il laisse
k tous une noblesse et une dignitd pareilles ; il n'efface
point les effets de la communaute d'origine et il n'al-
tfere pas ldgalitd de tous les hommes devant Dieu.
Voici comjnent s'exprime saint Ba&ile, lequel na-
quit en 329 dans la Cappadoce, cette ancienne pdpi-
nibre des esclaves romains : « . . . Parmi les hommes.
aucun n'est esclave de sa nature. Ou c'est par la force
qu'ils ont 6t6 reduits en esclavage, com me les captifs
a la guerre ; pu c'est par la pauvret^, com me les Egyp-
tiens sous Pharaon ; oubien, par quelque sage etmys~
terieuse dispensation , ceux des enfants qui sont les
pires ont 6te pla^ , & la voix des parents , dans la
servitude des prudents et des meilleurs; ce qu'un
homme qui apprecie £quitablement les choses ne doit
pas considerer comme une condamnation, mais plutdt
comme un bienfait. Car, celui qui, par l'indigence de
ses sens, n'a pas en lui ce que la nature exige, trouve
un int&6t k devenir l'esclave d'un autre, afin que, di-
rige par l'exp&ienqe de son maitre , il soit semblable
au char qui a regu un cocher, ou au navire qui a un pi-r
lote assis a son gouvernail. Cest pour cela que Jacob
devint le maitre d'Esaii, par la benediction de son
p&re, afin que Tinsense, n'ayantpasson propre curateur,
1 Voy. Walton et les Peres qu'il cite, Hist, de Fesclavage, part. Ill,
chap. VHI.
136 PRIMITIVE £glise.
c'est-&-dire l'esprit, dprouv^t, m&ne malgr£ lui, les
bienfaits de la sagesse. Et Chanaan sera l'esclave de
ses frferes, parce qu'il etait rebelle a la vertu, et qu'ii
avait pour pere Cham , un homme depourvu de pm-
dence. C'est ainsi que les esclaves se sont produits.
Quant aux hommes libres, ce sont ceux qui ont echappe
a la pauvrete ou k la guerre , ou qui n'ont eu besoin
des soins de personne. Du reste, l'un quoique maltre,
F autre quoique esclave, n'en sont pas moins, comme
nous, d'une mfone condition, c'est-a-dire compagnons
de notre servitude commune , comme esclaves de ce-
lui qui nous a cre^s tous *. »
Saint Jean Chrysost6me, qui naquit en 340, est du
m6me avis que saint Basile. Pour lui 1'esclavage est un
nom. En r^alit^, il n'y a qu'un esclavage, celui du p£-
ch£. « Combien de maitres, dit-il, sont &endus ivres
sur leurs lits de festin, tandis que les esclaves sont de-
bout et sobres! Lequel appellerai-je esclave, l'homme
sobre ou l'homme ivre ? L'esclave de Thomme ou res-
clave du vice f ? »
Ce n'est pas une condition, fruit du hasard, qui fait
Fesclavageou la liberie, ditsaint Ambroise. L'esclavage,
c'est l'abaissement degradant des facultds morales. Ce-
lui-la done est esclave qui ne porte pas en lui i'auto-
rite d'une conscience pure; celui-la encore est esclave
qui est abattu par la peur, ou captive par le plaisir, ou
mene par Tambition, ou transports par la colere ou ac-
cable par le chagrin, ou domine par ses passions ; car
toute passion entraf ne servitude, puisque celui qui corn-
met le peche est esclave du peehd et, ce qui est pire, est
1 Saint Basile, Advers. eos qui dicunt spirit., etc., cap. XX.
1 Voy. E. Biol, ub. sup., p. 195.
TRANSMUTATION DE L'ESC LAVAGE EN SERVITUDE CHRET. 137
esclave de plusieurs. Celui-1&, au contraire, est libre,
qui est l'arbitre de sa volonte , le juge de sa pensde,
rinterprfcte de son jugement, qui comprime les appd-
tits de son corps, qui fait bien ce qu'il fait, qui, agissant
bien, agit avec rectitude, et qui, agissant avec recti-
tude, agit d'une manure k n'encourir ni faute, ni
bl&me ; car, celui qui fait tout avec sagesse , et Vit se-
lon sa volontd, celui-1^ seul est un homme libre... Jo-
seph servait, Pharaon rlgnait. Qui des deux &ait libre ?
Ne vous serable-t-il pas que le premier commandait
dans la servitude et que r autre servait dans la li-
berty ' ?. . .
Fr&res en servitude, fr&res en liberty enfants egaux
d'un mdme pfcre, telle est, en r&sum^, la doctrine chr£-
tienne sur la fraternity et rdgalite parmi les homraes.
Jacob servit Laban pour ses troupeaux tachet^s de
diverses couleurs, dit saint Justin ; de m&ne le Christ
subit la servitude, jusqu'au plus vil supplice, pour tou-
tes les formes et toutes les varietds de la race humaine,
les rachetant de son sang divin, par le mystfere de la
croix *. C'est pourquoi saint Paul appelle tous les hom-
mes ses cocaptifs, ses coesclaves, ses frfcres en servitude,
pour gagner un plus grand nombre de ses semblables a
la liberty des enfants de Dieu, c'est- &-dire a la servitude
de charity et d'amour qui fait comme le titre de son
apostolat. Libert^, dans sabouche,n'a jamais voulu dire
autre chose s .
1 S. Ambros., De Jacobo et vitd beatd, lib. II, cap. III.— Id., De Jo-
sepho patriarchd liber, cap. IV.
* Justin., Dial, cum Tryphone, 134, p. 226 et 140, p. 230.
« Voy. Paul, I Cor., K, 19, et XVI, 19. — Id., Galat. , III, 1 , et IV, 1 .
— Id., Rom., XV, 7; XVI, 1, 3, 5.— Id., Coloss., I, 7; IV, 15. — Id.,
Hebr., XIII, 3.
138 PRIMITIVE £GLISE.
Nous somrnes tous u6s } nous somraes tous e'gaux en
servitude, dit saint Augustin ; c'est la condition com-
mune, et le maftre, si elev£ qu'il soit , ne saurait y
£chapper ; il faut qu'il serve Dieu lui-m£me ; qu'il le
serve, bon gre, mal gr£, en homme libre, ou en esclave
enchafnd. Ou irait ce fugitif hors $e la face de l)ieul
Qu'il le serve done, non par crainte, mais par amour ;
qu'il devienne esclave de la charite, et $Lor$ il fera
comme l'apdtre, il servira ses frej'es pour gagner leurs
&mes; alors il fera conupe J^us-Christ qui, lui auppi, a
youlu servir ceux qui itaient ^es.s^rviteui^s '. C'est pow
cela que les evdques se disaient et se faisaient les en-
claves des fiddles j c est pour cela qu^ leur chef a to^us,
le successeur de saint Pierre, le vicaire de l£sus~Chri?t,
s'appelle le serviteur des serviteurs de Dieu. Voila l'ega-
lite de christianisme, l'dgalit^ dans la soumission, dans
V abnegation, dajus l'humilit^ , dans la reciprocity des
devoirs ; — dgalite qui modifie le serviteyr et le mftt-
tre : le serviteur , en changeant sa soumission forc£e
en obeissance spontanee et affectueuse ; ]e mattre ,
en changeant son autoritl en protection et en patro-
nage.
L'esclavage ainsi compris ne pouvait faire obstacle &
ce que les Chretiens de la primitive egli§e e^ssent des
esclaves a leur service : aussi en avaient-ils , et l&aijr
coup. Apr&s la persecution, les pasteur?, Jes^ques
ne se faisaient pas faute d'en poss£der d&Qp }eiug
demeures, non plus que les ^glises, et les monas-
tfcres *•
Toutefois, il ne faudrait pas croire qu'en maintenant
1 Aug., Sermo in divit.
1 Voy. Walloo, ub. sup., p. 338 et 340. — E. Biot, ub. sup., p. 303.
TRANSMUTATION DE L ESCLAVAGE EN SERVITUDE CHR&T. 139
restitution de l'esclavage, le christianisme en ait con*
serve les abus. Ses conseils, au contraire, et toute son
influence tendent a les detruire * .
Aux yeux du paganisme, 1'esclave etait civilement
et religieusement uu 6tre d'une condition et m£me
d'une nature inferieures, soumis a des devoirs, mais
n'etant investi d'aucun droit. Aux yeux du christia-
nisme, 1'esclave est une creature ayant la men^e origine,
la mdme fin, la m&ne dignite morale et religieuse que
sonmaitre; pouvant, corame lui, 6tre fils respectueux,
bon epoux, p6re tendre; en un mot, descendant,
eomme lui, du premier homme, rachetd , comme lui,
par Jesus-Christ, et pesant le m6pae poids dans la ba-
lance de Dieu. Aux yeux du paganisme, Fesclave etait
une chose ; aux yeux du christianisme, Fesclave n'est
plus seulement une chose, c'est une personne * , per-
sonne que son abaissement m6me commande de traiter
avechumanile 3 . L'e$clave peut etre chatie, pourtant,
quand il merite de V6tre, mais chatie, cpmme de la
main d'un pere, non par vengeance, mais par amour.
Animo dileclionis, non ammo ullianis, dit saint Au-
gustin*.
Ce ne fut done pas un esclavage sans conditions, sans
garanties, un esclavage livrant sans reserve un horn me
aux volontes d'un autre homme, que le christianisme
approuva et consacra; ce fut un esclavage ou le servi-
teur etait, aux yeux de Dieu, le frere, et, par consequent,
l'egal du mattre ; ou la servitude etait de la soumission
1 Voy. Wallon, p. 341, 349, 361, 365, 367 et suiv., 378, 380, 410.
* Saint Augustin, De sermone Dom. in monte, I, 59, t. Ill, p. 1631, a.
8 Saint Greg, de Naz., Orat. % XIX, 13, t. 1, p. 372.
* Aug., in Ps. CII, § 14, t. IV, p. 1601 v
140 PRIMITIVE tiGLISE.
volontaire, et l'obeissance du respect, de 1'amouret,
par consequent, de la liberte \
Telle est la doctrine, la vraie doctrine chr&ienne
sur l'esclavage, — doctrine toute divine et qui n'exclut
pourtant aucune combinaison humaine, et qui s* ap-
plique a tous les systfemes politiques, k toutes les
formes de gouvernement.
Mais, admirable en thdorie, cette doctrine passa-t-
elle, en r£alit£, dans les faits, dans les moeurs, dans
les lois ?
Lorsque le christianisme fut sorti de ces temps diffi-
ciles ou Ton n'&ait chrdtien qu'au pdril de sa vie, ou
la foi devait 6tre a l'^preuve des tourments ; lorsqu'il
prit possession du monde, il ne put, dans ce domaine
agrandi, retrouver les mdmes vertus parmi les fideles :
car il devait accueillir, au nombre des croyants, bien
des hommes attires par la nouveaut^, entratn^s par la
foule, enfants du polyth&sme, Strangers encore aux
id des de la vie chretienne, et qui apportaient k l'Eglise
leurs moeurs paiennes a corriger. La societe chr&ienne
pr&enta done, avec de meilleures dispositions et des
prin cipes certains d'amendement, presque toutes les
formes extdrieures de la socie'te ancienne, et ce luxe
et les mille besoins qu'il enfante, et ces vingt sortes
d'esclaves qu'il reclame au service de ces besoins 2 .
De la, rherilite et l'esclavage conserves dans
la societd chr&ienne , avec leurs abus 3 , leurs
1 Voy. le journal le Globe, n° du 25 ami 4844. Supplement.
1 Wallon, De l'esclavage, t. HI, ch. VIII ; Monlfaucon, Des modes et
des usages du Steele de Thiodose; M6m. de I'Acad. des inscript.,
t. XIII, p. 474-490.
* Voy. sur les abus de I'h6rilit6 chr&ienne, quant au nombre d'es-
claves attaches a son service, et aux rapports d'esclaves a maltres, tous
TRANSMUTATION DE L'ESCLAVAGE EN SERVITUDE CHRgT. 141
jeux 1 , leurs craaut& s , leurs vices 1 , leurs corrup-
lions * et leurs inonstruosites d'autrefois 8 .
Vainement les empereurs Chretiens, — Justinien
les Peres del'figlise, etUulhr, De Moribus et genioawiTheodos., II, 9.
1 La traggdie avec ses crimes, la comgdie avec ses amours, les
danses impudiques des mimes, les luttes sanglantes des arenes, fai-
saient les delices du peuple devenu Chretien. Yoy. la-dessus Lactance,
Div, in$tit.,Vl, SO. De sensibus et eorum voluptatibus, ouvrage dout
Wallon place la publication a Tan 321 de Pere vulgaire, t. Ill, p. 368.
— Des courlisanes, des danseuses et des histrions tiguraient dans les
festins, aux noces, et jusque dans les cgrgmonies religieuses des fa-
milies chrgtiennes, meme dans l'intgrieur des gglises, lors'de la fgte
des saints martyrs. ( Saint Augustin et saint Jean Chrysostdme citgs
par Wallon. ub. sup., note 87.)
* « Frapper de verges ses esclaves et les jeter dans les fers, est-ce Ik
une ceuvre de charitg ? » disait saint Jean Ghrysosl6me aux Chretiens
de son temps. (In 1 Ep. ad Cor. homil., XL, 5.) Faire des eunuques
pour garder la chaslelg des femmes chrgtiennes glait une atrocity que
condamnait la loi , mais que tolgrait Pusage. ( Voy. textes citgs par
Wallon, p. 378.) — Gonstantin , l'empereur chrglien, livrait un si
grand nombre de prisonniers aux b£tes de 1'arene que leur fgrocitg
en fut lassie, et un panggyriste chrglien Ten loue. (Voy. t'6., p. 421.)
Voy. aussi dans les Confessions de saint Augustin un exemple de fas-
cination et d'entratnemenl produit par la vue du sang d'un combat de
gladiateurs. (VI, 8, 1. 1, p. 219.) — Tertullien excusait les combats de
gladiateurs sur ce que c'gtait la pittt qui les ay ait inventus en don-
nant ridge de faire combaltre les hommes que Ton ggorgeait autre-
fois. (V. de saint Paul, Consid. sur Vesclav., p. 224.)
8 L'esprit de paresse, de gourmandise, de vol, de dissimulation, de
mensonge, de calomnie, de parjure et d'iotrigues, l'esprit d'insolence
ei d'insubordination sont les moindres vices que les Peres reprochenl
aux esclavesde la chrgtientg des cinquiemeetsixiemesiecles. (Voy. saint
Jean Chrysosldme et Salvien aux endroits tills par Wallon, ub. sup.,
p. 355, 356 et 538.) — Les vices des esclaves proviennent non de leur
nature, mais de l'avariee, de la dure 16 et des exemples de leurs mai-
tres, — mailres indignes du nom de chrgtiens. (Jbid.) — Voy. ibid.,
p. 538 et 541, ce qui est dil des vices des femmes chrgtiennes.
* Voy. sur I'influence corruptrice de l'esclavage au sein des families,
ibid., p. 357.
1 Le vice que flllrissait le plus energiquement la loi chrglienne ,
142 PRIMITIVE tiGLISg.
notamment 1 , — introduisirent, dans leiirs codes, des
lois plus deuces en faveur des esclaves 2 ; l'esclavage
n'en resta pas moins, dans la society nouvelle, une
condition en dehors des lois ordinaires. Devant les tri-
bunaux, l'esclave restait soumis a la condition excep-
tion nelle que les lois et les preteurs lui avaient main-
tenue. Tdmoin, il recevait souvent encore la question *;
coupable, il etait expose a des peines de rigueur*^
accusateur, il encourait des ch&timents bien plus
graves, lorsqu'il s'attaquait k la personne sacree de
son maitre \ Au fond, l'esclavage paien, enracine
dans les mceurs, avait peine a s'en arracher, et ses
abus semblaient renaitre sous les efforts tentes pour
les extirper.
Le droit de vendre les enfants, que plusieurs princes,
ety tout r^cemment, Diocletien, avaient refuse aux
pferes,leur fat rendu par Constantin \ La prostitution
des filles esclaves, defend ue par Justinien, continua a
6tre un commerce 7 . Les sacrifices humains furent au-
torises jusqu'a Honorius 8 . Une loi de Tan 469 deplore,
ittais tol&re, les combats de gladiateurs, ces jeux san-
sainl Jean Chrysost6me le signale corame tres comraun parmi les
esclaves , et il en demande compte & Finfluence directe des mattres
et a leurs commandements. (Ibid., p. 356.)
* Voy. Cod. Just. , XII, xv, Coram, de manum., 1. 1, § 1. — Ibid.,
VII, xxiv, 1. un. — Ins tit., HI, xm, 1. —Novel, XXII, 8. Et alias.
Lois analyses par Wallon, III, 441 et suiv., 450 et suiv. , et par Biot,
p. 135 et suiv.
* Voy. ibid, et 427 et suiv.
8 Cod. Just., IX, xvi, 1. 9, an 385.
4 Cod. Just., IX, xn, 1. 8, an 390. —Id., IX, xix, an 340.
8 Cod. Theod., IX, vi, 1. 2, an 376, et 1. 3, an 397.
8 Cod. Theod., V, vm, 1. un., an 329.
7 Novel., XIV, Authent., col. 3, lit. I, de Lenonibus.
8 Wallon, t. Ill, ch. 10.
TRANSMUTATION DE L'ESCLAVAGE Elf SERVITUDE CHRtiT. 143
giants d'esclaves qui d£pouillaient rhomme de tout
sentiment d'humaftit£, et Finitiaient, par la vue de ca-
duvres dechirds, a la ferocity des b&es A . Enfin, une autre
loi de 495 supprime Tobligation de ces jeux, maisn'en
supprime pas l'usage, tant les legislateurs, mdme de-
venus chretiens, craigriaient encore de porter la main
a ce mal dont le peuple ne voulait pas guerir s .
Un fait qui prouve avec quelles difficult^, avec
quelles lenteurs le prdjugd sur l'esclavage s'effa$ait des
moeurs du pbupte, m&me devenu chr&ien, c'est que le
peuple persista a ne voir qu'un accouplement dans
l'uiiion des esclaves, et que, pendant plus des six pre-
miers si&cles de l'empire Chretien, les esclaves ne pou-
vaient obtenir la benediction nuptiale et la cerdmonie
dansl'dglise*.
11 y a plus : les alliances des personnes libres et des
esclaves etaient toirjours ddfendues. En 326, Constan-
tin ordonna que la femme libre qui aurait commerce
avec son esclave serait ex^cutde et Pesclave brAl^ vif *.
En 468, Anthemius, qui regnait en Italie, confirma
cette ordonnance de Constantin par un nouvel edit, et
defendit aux mattres d'£pouser leurs esclaves ou af-
franchies 8 . Justinien fit, k cet Igard, un seul r&gle-
ment par lequel la femme libre, qui a Spouse un es-
clave, doit &re simplement separee de lui g .
1 Cod. Just., Ill, xn, de Feriis, 1. 9.
• Wallon, ub. sup. — Voy. ci-dessus, p. 141, note 2.
9 E. Biot, ub. sup., p. 146.
• Cod. Just., IX, tit. 11.
• Cod. Theod., Nov., p. 38.
g Cod. Just., VII, tit. 24. — Justinien rend it, en 531, un 6dit plus
indulgent pour la femme esclave qui aurait eu des enfants de son
raattre. (Voy. Cod. Just., VII, tit. 1, 1. 30, et IV, tit. 4, 1. 4, § 5.) —
Par la Novelle 22, ch. 11, il autorise le manage de l'homme libre avec
144 PRIMITIVE EGL1SE.
En general, la legislation da Bas-Empire repugnait
tellement a changer l'ancienne legislation, que m£me
1'ancien droit de vie et de mort du pfere sur le fils ue
fut pas aboli par le code de Justinien. Seulement, ce
droit etait alors tombe en desuetude par Tadoucisse-
ment des moeurs, et, il faut le dire, par la faeulte
d'exposer Fenfant '!. ..
Nous sommes loin, comme on voit, de F abolition de
l'esclavage.
De cette abolition il ne fut pas plus question dans les
lois que dans les ecrits des docteurs. La religion se
bornait a en corriger les vices, et, comme ces vices
constituaient la principale vertu de l'esclavage pour les
maftres, les maftres se montraient peu disposes a laisser
instruire leurs esclaves de ses preceptes, c<es preceptes
plagant, a cdte des droits de l'esclavage, les devoirs de
l'herilite, droits et devoirs qui se confondaient dans le
dogme de la fraternite humaine, de l'egalite d'origine,
de la liberte dans la servitude de Dieu, le seul mattre.
C'etaient la des cordes que les maitres n'aimaient pas
qu'on fit vibrer aux oreilles de leurs esclaves; ils crai-
gnaient qu'il ne s'en degage&t quelque etincelle elec-
trique qui rail u mat le feu mal eteint des anciennes
guerres serviles, etressuscitdtSpartacus; d'autant que
Jesus avait dit, — et cette parole leur donnait a refle-
chir : — « Ne pensez pas que je sois venu apporter la
paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix,
mais le glaive, car... Thomme aura pour ennemis ses
serviteurs 2 . »
son esclave, et declare libre la fenime esclave que son mailre aurait
dot6e et marine h un borame libre. (Cod. Just., VII, tit. 6, § 9.)
1 E. Biot, u6. sup., p. 190.
1 Mall., X, 34et36.
TRANSMUTATION DE L'ESCLAVAGE EN SERVITUDE CHRgT. 145
Cependant, des affranchissements se faisaient, et se
faisaient nombreux *, quoique beaucoup moins nom-
breux qu'on ne dit, sous l'empire du christianisnie ;
mais ces affranchissements derivaient des principes po-
litiques de l'epoque bien plus que de l'influence chre-
tienne 2 . En tout cas, ils ne se faisaient jamais avec im-
pr^voyance, jamais avec profusion, jamais en masse,
jamais de maniere a ce que la societe en fut obstruee,
jamais, enfin, de maniere a ce que les affranchis, livres
pre'maturement a eux-m&nes, tombassent dans une
misere effroyable, dans une misere plus grande que
celle de Fesclavage d'ou ils etaient sortis.
Dans les quatrieme et cinquieme siecles, epoque de
la domination du christianisme, mais epoque de trou-
bles ou toute la societe &ait boulevers^e par Finvasion
des barbares, il est trop evident que l'Eglise ne pouvait
alors recommander raffranchissement general des
esclaves, et appeler des desordres nouveaux et im-
menses en jetant an milieu de la societe une infinite
de gens sans ressource.
Tel &ait, en effet, l'etat miserable du bas peuple,
apres Constantin, que le philosophe paien Libanius
soutient que la condition de Fesclave est preferable a
celle du pauvre. « L'esclavage, dit-il t n'est semblable
en rien k la misere du pauvre ; l'esclave dort sur les
deux oreilles, nourri par les soins de son maitre, et
recevant de iui tout ce qui est n^cessaire pour son
1 En raison surtoul des plus grandes facility introduites dans le
mode d'affranchissement, et en raison de ce que tous les affranchis
devenaient citoyens romains, ,sans, toutefois, que les droits respeclifs
du patron et de Taffranchi cessassent entieremenl. — Voy. tome l er ,
p. 257 et suiv.
* E. Biot, p. 150.
40
146 PRIMITIVE EGLISE.
corps, tandis que 1'homme libre et pauvre veille la
suit pour gagner sa vie, soumis a la mis&re qui 1'ex-
tenue de faim '. »
D'un autre cdte, quelques Chretiens trop z^les pre-
naient a la lettre les paroles de Jesus-Christ, ou il est
dit qu'il a rev£tu la forme dun esclave % et soutenaient
que la servitude etait un etat desirable pour le fidfele
et lui meriterait les recompenses celestes. Au cinqui&me
siecle, sous Th^odose le Jeune, Isidore de Peluse de-
clare (liv. IV, dp. 169) que la servitude est preferable
a la condition d'homme libre, parce que la partie infe-
rieure de l'homme se trouve soumise a la partie sup&-
rieure. II dit aussi (liv. IV, dp. 12) : « Si tu pouvais
6tre libre, tu devrais mieux aimer gtre esclave, car
il te sera alors demands un compte moins rigou-
reux de tes actions , puisque tu if auras pas servi le
Seigneur seul, mais encore ton maitre selon la
chair 8 . »
Ces iddes, jetdes dans les masses, jointes a la doc-
trine des Pferes de l'Eglise qui tous , sans exception,
pr6chaient la soumission des esclaves aux maitres,
mdme aux mauvais maitres, faisaient que peu d'escla-
ves chretiens d&iraient 6tre libres , et que les affran-
chissements durent n'^tre pas plus nombreux qu'aupa-
ravant dans, les six premiers siecles de l'fere chretienne,
d'autant que nous avons vu qu'avant l'etablissement
du christianisme le nombre des affranchis avait fini
par devenir si considerable que le peuple romain n'd-
1 Libanius, toI. 1, p. 115, Edition Morel.
1 Formam servi accipiens. S.Paul, ad Galat., IU, 28. — Philipp.,
11,7.
* E, Biot, ub. sup.
j
TRAVAIL. 147
tait plus, suivant l'expression de Tacite, qu'un peuple
d'affranchis * .
Le premier exemple d'affranchissement que les mo-
numents historiques nous prdsentent com me resultant
des principes immediats de la charite chr&ienne , ne
date que de la fin du sixieme sifecle, alors que Tordre
de la soci^te, retabli par les victoires de Belisaire et de
Narsfes, semblait n' avoir plus rien a craindre*.
(Test done a tort, et par oubli des enseignements de
l'histoire, que le fait de la progression pretendue de la
mis&re chez les peuples Chretiens est attribue au fait de
la progression des Emancipations operees par le chris-
tian isme, Tun et V autre fait ay ant sa cause premiere,
sa source antfrieure dans 1'institution de l'esclavage et
dans les affranchissements du paganisme.
Dailleurs , les ecrits des Peres de l'Eglise nous ap-
prennent qu'en m6me temps que le christianisme af-
franchissait les esclaves, il donnait aux affranchis les
moyens de vivre affranchis. Ces moyens, le chris-
tianisme les apporta aux classes necessiteuses, en
leur ouvrant deux tresors, deux sources d'abondance
oil elles pussent toujours puiser ; — la charity et le
travail.
§IV.
Da travail et de son organisation.
Rehabilitation da travail. — Condamnatioa de Poisivete\ — Qui non vult labo-
rare ne manducci. — La sanction de l'exemple se joint a la lecon du precepte
— Jlsus, saint Paul, les apdlres travaillaient de leurs mains ; — Idem, e>&-
ques, prelres et clercs de la primitive £glise. — Idem, communaut6s rt li—
1 Voy.tomel 6 ', p. 85.
* Voy. E. Biot, ub. sup., p. 200.
40.
148 PRIMITIVE tiGLlSB.
gieiuM. — Ge n*6tait pas seulement pour vivre, mais pour pouvolr falre vivre
lee malheureux. — Occupations qui rapprochaient de la perfection chrellenne,
occupations qui en floignaient. — Lea vendeurs du temple. — Institution du
dimanche. — Propri6t6 da travail. — Tout travail mlrite salaire. — Regie, pour
la Oxation du taux des salaires : — A chacun selon sa capacity, a chacun selon
see ceuvres; — Sauf conventions des parties. *— Parabole du perede famille, et
des ouvriers envoyesasa vigne, a diff&rentes heures. — Travail individuel et tra-
vail soci&aire. — Leur mode d'organisation. — De viageres et libres, les corpo-
rations de meliers deviennent obligatoires, perpe'luelles, he>6ditaires, depuis
Constantin. — Ce fut alors que chacun porta sa croix. — Moins lourde, toutefois,
que la liberte* d'aujourd'hui. — Finit par n'6tre plus supportable. — Mesures
prises contre les ouvriers deserteurs. — Les jurandes romaines meurent de la
mort de 1 empire ; — Renaissent plus tard en Jurandes du moyen age.
Le paganisme avait anobli l'oisivetd et ddshonor^ le
travail, en faisant du travail une oeuvre d'esclave, et
de l'oisivet^ un droit pour le citoyen \ Le christia-
nisme, au contraire, anoblit le travail et d&honora
Foisivet^, en faisant descendre Toisivetd au rang de
pech£ mortel, et en elevant le travail au rang de
vertu.
Serait-ce que le christianisme a substitu<£ le droit au
travail au droit al'oisivetd? Non.
Le droit au travail impliquant ndcessairement le
droit al'oisivet^, — puisque qui dit droit de travailler
dit n^cessairement droit de ne rien faire, — le christia-
nisme ne pouvait qu'enlever ce droit a la paresse. C'est
ce qu'il fit en faisant du travail, non pas seulement
un droit, qui, d'ailleurs, est in deniable, mais un devoir,
mais une obligation qui ne permit pas de s'en affran-
chir.
Ainsi, le travail, qui avait &£, dans l'ancien Testa-
ment, la coudamnation de 1'homme dechu surla terre %
1 Voy. notre ouvrage : Du droit & Voisiveti et de V organisation du
travail servile dans les ripubliques greeques et romaine, 1 vol. in-8°.
1 Voy. ci-dessus, p. 14.
TRAVAIL. 149
devint la loi, la condition de l'homme rachetd dans le
nouveau.
Serait-ce que, dans l'&at primitif ou Dieu nous avait
place, tout travail fiit incompatible avec la perfection
et le bonheur? Qui pourrait le croire?
Qui pourrait croire que Dieu, qui a tout fait, eftt des-
tine l'homme k ne rien faire ? L'gtre le plus infime, en
venant au monde, y apporte line mission qui corres-
pond k la fin pour laquelle il a e'te crdd, mission ou
fonction qu'il accomplit par un travail. Le ver de terre
lui-mdme fait quelque chose; il remplit une t&che; il
coop&re a un but; il appartient enfina la milice sacree
des creatures utiles. Comment l'homme, dleve si haut
par ses facultes, et par la place qu'il occupe dans Funi-
vers, n'eAt-il re$u d'autre fonction que celle d un
sterile desoeuvrement, d'une immortelle oisivetd? II
n'en pouvait 6tre ainsi, et ce n'etait pas le langage
d'un repos oisif que Dieu tenait a l'homme en lui di-
sant, k l'heure de sa naissance : « Croissez et multi-
pliez-vous, et remplissez la terre, et soumettez-vous-la,
et commandez aux poissons de la mer, aux oiseaux du
ciel, et k tous les animaux qui se meuvent sur la
terre ' . » Ce n'&ait pas une lc<jon d'oisivetd qu'il lui
donnait, en amenant en sa presence tous les animaux
de la creation « pour qu'il les nomm&t d'un nom qui
exprim&t leur nature et qui demeurat leleur a jamais *. »
Enfin, lorsqu'il Fintroduisaii dans un sejour appele par
F Venture le paradis de volupte, ce n'etait pas pour
s'y endormir dans le sommeil de Fin action; car il est
dit que Dieu l'y pla<ja « pour le tra vailler et le garder ; »
* Genes., I, 28, 29.
* Genes., II, 15, 19.
150 PRIMITIVE tiGLlSE.
it* operareiur el custodiret ilium l . Par ce travail et par
eette garde, Dieu nous avait appele aa partage de son
gouvernement temporel. II nous avait donne la terre a
feconder, non au prix de nos sueurs, mais par une
administration qui tenait de Tempire et ajoutait a nos
autres prerogatives la gloire d'un utile commandement.
La terre obeissaute nous rendait, en ^change d'une
culture royale et be'nie, une substance n^cessaire au
soutien de notre viagere immortality, a Voila, nous
avait dit Dieu, je vous donne pour nourriture toute
plaiite qui porte sa graine et tout arbre qui porte ses
fruits 2 . » Ce commerce reciproque de la nature et de
l'homme n'avait rien qui flit incompatible avec un etat
heureux et parfait; car, faire est 1' element n^cessaire
qui constitue tout ce que nous savons de cet &at ; car
penser, c'est faire; vouloir, c'est faire; aimer, c'est
faire; car travailler, c'est faire. On peut faire avec
peine, mais la peine n'est pas de I'essence du travail.
Son essence se resume dans ce mot energique et glo-
rieux : Faire *...
Si done la terre, qui s'inclinait sous nos ddsirs, nous
refuse aujourd'hui tout ce que nous nc lui payoris pas
d'avance en sueurs et en g&nissements; si elle nous
mesure ses dons avec une avarice que rien ne peut
flechir, avec une incertitude que rien ne peut d&sarmer;
si la presque totalite du genre humain, le front courbd
vers elle, Timplore par un devouement assidu, et n'en
recueille pour recompense que le pain amer d'une
&roite pauvrete, ce n'est point parce que Dieu avait
* Genes., II, 15, 19.
* Genes., I, 28, 29.
8 Lacordaire, Conferences, t. HI, p. 227, 228, 231.
TRAVAIL. 151
attach^, de toute 6ternit£, cette peine au travail, c'est
que la malediction de Dieu est descendue sur lui par
une faute qu'expie la posterite d'Adam.
Cette faute, toutefois, Dieu Fa prise en piti6 en don-
Btant pour rfcgle & notre activity la loi primordiale du
travail de la creation.
«Dieu, dit FEcriture, achevaauseptifcmejourroeuvre
qu'il avait faite, et il se reposa de celte oeuvre au sep-
tiSme jour ; il benit Ie septieme jour et le declare saint,
paf ce qu'en ce jour-la il avait cessd de creer et de faire
son oeuvre ' . »
Dieu s'est . repost le septi&me jour, et il la sanetifU.
Ceci nous donne la mesure proportionnelle du travail
du corps et du travail de l'&me tels que Dieu les a d£-
partis k l'homme, dans Institution du sabbat, par
l'exemple souverain de sa propre operation.
Que ce soit en lui-m6me, et dans les mathematiques
sup&ieures de sa propre nature, que Dieu ait choisi le
nombre qui convenait le mieux a notre double activity
ou que ce choix ait sa raison cachde dans les mysteres
du chiffre sept*, tou jours esi-il que six jours de tra-
vail sur sept ont suffi a l'homme, dans tous les temps,
pour gagner sa subsistance, sans affaiblir ses forces, et
qu'un seul jour de repos sur sept lui a pareillement
* Genes., 11,2 613.
* « Ce n'est pas settlement dans 1'cBuvre de la cosmogonie que ce
nombre apparatt, il joue an r61e considerable dans tout le reste dea
operations divines. Nous le voyons reluire dans les sept semaineg
(fannies du jubiie hebfa'ique , dans les sept branches du chandelier
de Jerusalem , dans les sept dons du Saint-Esprit , dans les sept sa-
crements de 1'figlise, dans les sept sceaux de l'Apoealypse, etc. Presque
a chaque page des saints livres son importance nous est marquee par
l'emploi que Dieu en fait. » (Lacordaire, Conf&renoes, III, p» 237).
152 PRIMITIVE EGLISE.
suffi pour le delassement de son corps, et 1'entretien
de son ame dans le culte deDieu '.
Changez cette proportion, supprimez le jour du
repos, et vous alterez la dignitc, la liberte, la moralite,
la sante mdme du peuple, et vous le livrez, pieds et
poings lies, corame simple machine a production, a la
cnpide exploitation de ses maftres 3 ...
C'est pour cela que Dieu a fait du repos periodique
du septieme jour de la semaine, non une institution
privee et variable a volonte, mais une institution so-
ciale, restitution par excellence; dont la loi ne peut
6tre enfreinte sans crime 3 .
En dehors du sabbat, devenu le dimanche des chr£-
tieus 4 , le travail etait d'obligation aussi etroite pour
eux que le jour du repos l'dtait lui-m6me.
« Que faites-vous Ik, oisifs, toute la journ^e? Quid
lite stalis iota die, otiosi? » demande le pere de famille
aux ouvriers qu'il recrute pour sa vigne 5 . « Qu'on
jette le serviteur inutile dans les tenebres exterieu-
res, » dit Jesus-Christ 5 , .« Que celui qui ne veut pas
travailler, ne re$oive pas a manger, » dit saint Paul 6 .
1 Voy. Popinion de Proudbon a ce sujet, ci-dessus, p. 33.
* Voy. cette demonstration dans les Conferences du P. Lacordaire,
sur le Principe du droit (torn. II, p. 284), et Sur le double travail de
Vhomme (lorn. Ill, p. 223 et suiv.).
8 Voy. ci-dessus, p. 30 et suiv.
4 La substitution du dimanche au sabbat implique tout un change-
ment de systfcme. Dans le syst&me de Moise , le travail doit pr£c6der
le repos. Dans la doctrine de J6sus, le jour du repos, plac6 au premier
jour de la semaine , pr£c6dait les jours de travail ; ce qui indiquait
qu'il fallait s'occuper, avant tout, du royaume des cieux. (Voy. Salva-
dor, J6sus et sa doctr., II, 344.)
■ Matt., XX, 6. — Id., XXV, 38.
• Paul, Thess. y III, iO.
TRAVAIL. 16$
« Le faineant qui souffre la faim ne merite point de
seeours, et n'est pas digne d'appartenir a l'Eglise de
Dieu, » disent les constitutions apostoliques 1 .
Malheur done a qui s'endort dans la quietude, ne
travaillant point et s'occupant de ee qui ne le regarde
pas. Malheur a l'ouvrier paresseux et l&chc qui se re-
pose avant l'heure, qui se retire a l'e'cart et s'assied a
Fombre, pendant que ses frfcres se fatiguent sous le
soleil ! Le repos n'est pas de la terre. L'homme est ne
pour agir, pour creuser son sillon \
Gette rehabilitation du travail, cette condamnation
de la paresse n'etaient pas, chez les apdtres, que des
doctrines sententieuses , que des theories de circon-
stance pour dorer, par la flatterie, le joug des classes
laborieuses, et le leur voir porter, pour eux, les bras
croises. La sanction de l'exemple se joignait a la legon
du precepte, et l'exemple, comme la legon, £taient
donnes par le Redempteur lui-m6me.
« N'est-ce point la le charpentier, fils de Marie? »
demandaient dedaigneusement les gentils, en parlant
du Sauveur 8 . Oui, ce charpentier, e'etait le Sauveur,
cetait le divin Ouvrier, r£habilitant, dans sa personne,
le travailleur, l'homme du peuple.
J&us-Christ ne couvrit pas ses dpaules de la pourpre
royale; il pritla bure. II n'appela pas auprfes de lui les
grands de la terre; e'est a des p&tres qu'il fit porter
d'abord la bonne nouvelle de l'Evangile; e'est parmi
1 Const. Apost., IV, c. 2. — Voy. ci-dessus, p. 26.
* Paul, ub. sup.> 11 et 42; et Comment, de Lamennais sur les Evan-
giles, p. 308.
8 Nonne hie est faber, filius Maria... (Marc, VI, 3. — Luc, II, 51.
— Matt., XIII, 55.) Suivant le temoignage traditionnel de saint Justin,.
J6sus fabriquait des charrues et des jougs.
154 PRIMITIVE &GLISE.
des pgcheurs, des ignorants, des ouvriers, des homme»
de rien, suivant le raonde, qu'il choisit ceux par les-
quels le monde entier devait y 6tre somnis, et cek
pour que nul ne put se glorifier, dit saint Paul 1 . Lui-
m£me il se fit ouvrier. G'est ainsi qu'il donua au travail
des titres de noblesse en dlevant le travail jusqu'au
caract&re de la vertu.
Et, en cela encore, le Seigneur est venu, non ren~
verser la loi, mais l'accomplir; non rompre le joug,
mais le rendre moiris pesant en le partageant avec les
faibles.
Saint Paul suivit Fexemple du divin Mat tre ; travail-
leur de la pens^e et de la parole, saint Paul etait aussi
travailleurdes mains. Saint Paul etait covroyeur a Tarse
avant de eonnaftre J&us-Christ *. Devenu soldat du
Christ, planteur de la vigne, predicateur de l'Evangile,
pasteur du troupeau, il avait bien le droit de vivre de
la parole de Dieu. Cependant, il refusa un salaire si biert
gagne, pour se donner comme modfele a tous ceux dont
les pretentions voudraient s'elever plus haut'. Quand
done saint Paul fut apdtre , il prdchait une partie du
jour et il consacrait l'autre a faire des corbeiiles pour
gagner un morceau de pain, justifiant par la cette con-
damnation qu'il avait portde contre la sterile oisivetd
* Voy. ci dessus, p. 125.
* Act. Apost., XVIH, 3. — Ce metier consistait k faire des tenles soit
en peaux, soit en poils de beles, pour les gens de guerre et les cara-
vanes. Du reste, depuis la double captivite* assyrienne et babylonienne,
ou les families les plus Iminentes avaient &6 tout k coup depouillfes
de leurs biens , tous les peres , quels que fussent leur rang et lews
riehesses, gtaient obliges de faire apprendre une Industrie raanuelle
k leurs enfanls. (Voy. Salvador, J4$u$ et $a dootr^ II, 269.)
1 Paul, Cor., IX, 4 et suiv. — Id., IK, Cor. y H, 7 el suiv.
TRAVAIL. 155
de tant d'hommes nourris et servis par leurs esclaves :
Quonidm si quis non vult operari nee manducet ' .
Lesautres apdtres travaillaient aussi de leurs mains
pour vivre. « Nous n'avons mange gratuitement le pain
de persotme, dit encore saint Paul; mais nous avons
travail!^ jour et nuit, avee peine et fatigue, pour n'6tre
a charge a aucun de vous*. »
A Vexemple de Jesus-Christ et des apdtres, la plupart
des ^vdques et des pr&res de la primitive figlise joi-
gnaient le travail des mains h la predication de l'Evan-
gile, choisissant des metiers convenables a leurs digni-
tes et a leurs occupations. Saint Basile s'excuse aupr&s
de saint Eusebe de Samosate de n'avoir pu lui e'erire
pendant longtemps , parce que , disait-il , ses elerct
Itaient occupe's a des metiers s^dentaires dont ils vi-
vaient, et qui ne leur permettaient pas de s'absenter*.
Cependant, ils avaient le droit de recevoir leur subsi-
st an ce du peuple, comme travailleurs de la pensde ;
mais ils tenaient, dit Flenry, k la satisfaction lutfrietrre
de n'6tre point uiie charge et de pouvoir, par leur travail,
donner plus abondamment aux pauvres \
Ainsi, le travail n'etait pas seulement recommand^
aux Chretiens pour se suffire h eux-m&nes, mais pour
nounir ^galement ccux de leurs fr&res dans le besoin 8 ;.
de sorte que le travail, qui constitue l'ceuvre de Dieu
dans le monde, selon Texpression de saint Jean Chry-
sostdme, n'&ait pas seulement dans l'homme une ex-
1 Voy. Chrysost., In Matt. Horn., LXVl, g 2. — Et In Act. apost.
Bom. , VII, 3.
* Paul, I Cor. IV, if. — Id., II Thm., Ill, 8.
» Basil., Ep. 263, p. 4035, B.
4 Fleury, Mceurs des chre'tiens, XL1X.
8 Paul, I Th$$$. 9 IV, ft.
156 PRIMITIVE £GLISE.
piation du peche, mais une source de bonnes oeuvres;
de sorte que, transform^ par Pesprit de PEvangile, Par-
rot de condamnation de 1'Ancien Testament etait de-
venu un arrdt de bonte de la justice divine, et que ce
qui n'etait qu'une expiation de la faute se trouvait un
devoir de la charite. « Ge n'est pas seulement pour
cb&tier notre corps, disait saint Basile en commentant
saint Paul, c'est aussi par amour du prochain que le
travail nous est utile, afin que Dieu fournisse par nous
k uos fr&res inflrmes ce que leurs besoins recla-
ment 1 . »
Telle fut surtout la loi des communaut£s religieuses :
pour elever la vie chretienne au plus haut degr£ de
perfection, elles devaient joindre le travail a la priere
et vivifier le travail, comme la pri&re, par une fin de
charite 2 .
Le travail ainsi reliability, ainsi honor^, ainsi pra-
tique, faisait de la classe ouvrifere la classe la plus rap-
prochee, par son genre de vie, de la perfection de
l'Evangile; aussi saint Ghrysostdme en relevait-il les
avantages par ces paroles : « Ne proclamons pas trop
le bonheur des riches, ne meprisons pas les pauvres,
ne rougissons pas des metiers, et ne croyons pas qu'il
y ait de la honte dans les occupations manuelles; il n'y
a de honte que dans l'inaction et dans Poisivet^. S'il
eftt 6te honteux de travail ler, saint Paul ne Petit pas
fait et ne s'en f&t pas tant vante dans l'Ecriture; si les
metiers etaient une fletrissure, il n'aurait pas declare
ceux qui ne travaillent point indignes de manger '• »
1 Voy. saint Basile, sur le P$. XLV, 7. Venite omnes qui laboratis
et onerati estit.
» Voy. ci-aprfcs, $ VII, n° 3.
• Chrysost., cite par Wallon, De Vesclavage, III, p. 606.
TRAVAIL. 157
Bien que les chr&iens ne fissent aucune distinction
entre les metiers, et qu'ils exer$assent indifferemment
les uns et les autres, m&ne ceux reputes les plus bas,
cependant il &ait certaines occupations qui leur rdpu-
gnaient, et dont ils s'abstenaient m6me tout a fait,
parce qu'elles impliquaient la ruse, la fraude, le men-
songe, l'amour du luxe, et, des lors, l'impossibilite du
salut. Telles etaient les occupations mercantiles , le
commerce, la banque, les trafics. C'&ait un vieux pre-
jug£, fonde peut-&tre, qui rem on t ait a Jesus-Christ. On
sait que Jesus traitait de voleurs les banquiers et les
marchands qui trafiquaient dans le temple. Quoique
cette qualification, qui se trouve dans saint Marc, ne
soit plus reproduite dans saint Jean \ le nom leur en
estrestd 2 .
Pour accomplir cette double fin de la consecration
chr&ienne, savoir : — Relever les classes inferieures
en rendant au travail la consideration dont l'esclavage
l'avait depouille ; — Faire du travail une ressource
assume pour le travailleur ; — II fallait que le travail
trouv&t son stimulant, son aliment, sa garantie dans le
produit m6me de ses sueurs. Or, c est ce que le chris-
tianisme est venu apporter aux classes laborieuses en
leur garantissant la propriete de leur travail.
Nous avons vu que le paganisme, qui avait priv£ le
travailleur, c'est~a-dire l'esclave, du domaine de la
terre , l'avait encore depouille de tout droit sur son
propre travail ; de sorte que le travailleur, descend u
1 Marc, XI, 47. — Jean, II, 14 et suiv.
* TouLefois, saint Paul permeltait a ses diseiples de faire quelque
trafic , pourvti qu'il ne les engageat pas a voyager hors de la pro-
vince. (I Tim., V, 47.)
158 PRIMITIVE tGLISE.
au rang d'un animal domestique , gardait la maison ,
labourait le champ, et ne recevait pour eel a que la
p&ture qu'on lui jetait, comme aux bdtes, deux ou trois
fois par jour * .
Au contraire, selon la tradition et l'Evangile, Dieua
dit a I'homme : Tu es le mat tre de lou travail, car ton
travail, c est ton activitd, et ton activite, e'est toi.
« Et, depuis lors, le pauvre est entr^ en partage avec le
riche de la liberty et des sources de la vie , et nulle
terre n'a plus fleuri que sous la main du pauvre et du
riche unis par un traitd et stipulant par leur alliance
la f<£condit£ de la nature. Maintenant, qu'importe que
Jesus-Christ n'ait pas dit qu'a tel jour, a telle heure,
l'esclavage serait aboli? II n'y a qu'une definition de
Fesclave : e'est T6tre qui n'a ni terre, ni travail d fat.
Le monde antdrieur a Jesus-Christ n'a pas su que la
propriety du travail dtait essentielle a l'homme; le
monde forme par Jesus-Christ l'a su et pratiquf : voila
tout 2 . »
Du principe de la propriete du travail ddcoule na-
turellement la necessity la legitimitd du salaire'.
<( Celui qui laboure, dit saint Paul, doit labourer
dans l'espoir de profiler des fruits de la terre, et celui
qui bat le grain dans l'espoir d'avoir sa part : Quoniam
debet in spe, qui arat, arare ; et qui triturat, in spe fructus
percipiendi. » Et ailleurs : « Celui qui plante une vigne
jae doit-il pas manger de ses raisins? et celui qui mfene
paitre un troupeau ne doit-il pas boire de son lait 4 ? »
1 Voy. torn. I*, p. 70.
1 Lacordaire, De Vinfluence de la soctttt catholique quant d la pro-
pri4t4. Confir., torn. II, p. 308, 312, 316, 320.
* Voy. ci-dessus, p. 29.
* Paul, I Corinth., IX, 7 et 40.
TiAVAlL. 159
C'est pOurquoi ilest ^crit, dans i'Evangile , que tout
travail m&*iie salaire : Dignus est operarius tibo suo i ; et
dans saint Aaabroise , que celui-la commet un homi-
cide qui laisse emplir ses greniere et ses caves du fruit
des veilles et des sueurs des pauvres mercenaires qu'il
emploie, en leur deniant le salairegagnl qui doit pour-
voir a leur subsistance. Hoc est mim inlerficere homnem
wit® iuce ei debiia subsidia dmegare *.
La regie suivie pour la fixation du taux des salaires
&ait celle-ci : A chacun selon sa capacity 8 ; a cbaoun
selon ses oeuvres 4 .
Cependant, les conventions des parties pouvaient
modifier ce principe ; et , une fab la convention arad-
tee, le maltre pouvait douner aux uns plus qu'il n'&ait
convenu de donner aux antres, saus que ceuxr«ci
aient raison de se plaindre, puisqu'ils recevaient le prix
convenu 8 .
1 Matt., X, 40. —Saint Paul dit : Dignusmt operarius 4*eres6emL
<7Yro., V, 1?.)
1 Ambr., De Tobia, XIV, 92. — Voy. ci-dessus, p. 29.
* Omni cui multum datum est multum quceretur db eo (Luc, XII, 48).
* Unus quisque propriam mercedem occipiet secundum euum labo-
rem. (Paul, I Cor., Ill, 8.)
* On lit dans saint Matthieu cetbe tegende du pfcre de famaUe, strti
<le grand matin, aflm de louer des ouvriess poor sa Yigne : « £tanrt
amvenu avec fas owrieis d'un denier par jouc, fl las eawfm k sa
'Yigne. fit, vers da tooisikrae hewe, giant *orii de astmati, it est nit
•d'autees qoi gtaient oisifs dans la f>U»ee. Et il leur dit s Allez,vons aussi ,
k ma vigne, et «e qui sera juste je vous k doonetai ; et ite y otitaent.
II sortit encore vers la sixieme et la neuvieme heure , et fit la m&ne
chose. £nfin, £taat sorti vers la enzyme heure, il en trouva d'autres
qui Itaient Ik oisifs, et il leur dit : Pourquoi 6tes-yous ici, lout le joot,
sans rien faire ? Us repondirent : Parce que personne ne nous alou6s.
II leur dit : Allez, yous aussi, k ma yigne. Sur tesoir, le maltre de la
yigne dit k son intendant : Appelez les ouyiaers et payez4es , en
commen^ant depuis les demiers jusqu'ajospreaiieis. Geo* done -qui
160 PRIMITIVE &GLISE.
Le salaire etait individuel ou collectif, selon que
le travail etait individuel ou soci&aire ; — dans ce
dernier cas m&ne , le salaire collectif se fractionnait
en autant de parts individuelles qu'il y avait de bras a
retribuer, selon la somme proportionnelle de travail
apporttte par chacun dans la masse commune.
Nous avons decrit ailleurs les regies disciplin aires et
d'organisation du travail servile et du travail libre ! , du
travail individuel et du travail societaire 2 .
Le christianisme n'apporta aucun chaugementa ces re-
gies, puisqu'il n'en apporta aucun dans leurs elements.
Seulement, en ce qui touche le travail societaire, le
premier empereur chretien iutroduisit, dans l'essence
m6me des jurandes ou corporations de metiers , une
reforme qui fut une revolution 8 .
De viag&res et libres et de simplement subordonn&s
au gouvernement qu'avaient ete jusqu'a Constantin les
corporations industrielles *, la formation en devint obli-
gatoire, et la reglementation Voeuvre exclusive de l'em-
pereur. La perp&uitd , c'est-k-dire Therddite forcde
Itaient venus vers la onzieme heure s^approcherent et ils regurent
chacun un denier. Les premiers Tenant ensuite, ils pensaient qu'ils
recevraient plus ; mais ils regurent aussi chacun un denier. Et , en le
recevant, ils murmuraient contre le pere de famille, disant : Ces der-
niers ont travaill6 une heure , el vous les traitez comme nous , qui
avons porte" le poids du jour et de la chaleur. Mais , rgpondant a Tun
d'eux, il dit : Mon ami, je ne vous fais point de tort; n'6les-vous pas
convenu avec moi d'un denier ? Prenez ce qui est a vous, et allez... »
(Matt., XX, 4 a 45.)
1 Voy. notre ouvrage : Du droit a VoisiveU et de V organisation du
travail servile dans les, rgpubliques grecques et romaine, p. 490 et
suiv., 203 et suiv., 226.
1 Voy. Ibid., p. 203 et suiv., 274 et suiv., 276 et suiv.
8 Voy. Ibid., p. 294, 302.
* Voy. Ibid., p. 279, 290.
it
a
il
TRAVAIL. 161
dans les families, de chaque profession, de chaque
industries fut m6me decr&ee en loi de l'Etat par Cons-
tantin, de telle mani&re qu'une fois attach^ a son metier,
le travailleur y demeur&t riv^, lui et les siens, k perp^-
tuit£, comme un condamn^ a sa chatne , sans qu'il lui
soit possible d'en sortir, ou de se soustraire a tout autre
metier qu'il plaisait k l'empereur de choisir pour lui ;
car c etait l'empereur qui donnait k chacun sa t&che *.
Ajoutons qu'une hypoth&que legale frappait tous les
biens particuliers des corporati, aussi bien que les im-
meubles des corporations mdmes % et que les uns et les
autres dtaient egalement inalienables s .
Ce fut alors que chaque chretien porta bien r^elle-
raent sa croix ; car ce n'etait pas seulement aux ou-
vriers, mais a tous les travailleurs de quelque ordre
que ce fftt, que le joug de la chatne eternelle &ait im-
post 4 .
Cependant, cette croix n'&ait peut-dtre pas aussi
kmrde aux Ipaules des classes ouvrifcres que Test le
joug de la liberty qu'elles portent aujourd'hui.
D'abord, a cdttS de la necessity de faire partie d'une
jurande, durant toute leur vie, les ouvriers avaient la
garantie de ne jamais manquer de salaires, de subsis-
ter et de s'entretenir toujours, etentout&atde cause,
aux d£pens du fonds social de la corporation 5 . Or,
1 Voy. ibid., p. 270, 302 et suiv. — Et le torn. I« de cet ouvrage,
p. 376 el suiv.
• Voy. Lafarelle, Reorganisation des classes industrieUes, p. 206.
» Cod. Theod., lib. XIII, lit. VI, 1. 2 et 6.
4 Si Ton veut se donner le spectacle d'une agonie de peuple, il faut
parcourir l'effroyable code par lequel l'empire essaye de retenir le
citoyen dans la cite qui l'ecrase, qui croule sur lui. Voy. details a
ce sujet dans YBistoire de France de Michelet, torn. I er , p. 106 et suiv.
1 Les corporations une fois constitutes avaient un fonds commun,
H
162 PRIMITIVE fiGLlSE.
c est bien 15, ce nous serable, un avantage, line posi-
tion que beau co up d'ouvriers se trouveraient peut-6tre
encore heureux d'avoir aujourd'hui. « fitre enticement
libre, c est beaucoup sans doute, mais cette liberie ne
profile r^ellement qu'a ceux qui possfedent d'ailleurs
assez d'activite, d'industrie, de patience pour la faire
valoir, tandis qu'il en est beaucoup, gens de savoir-
faire mediocre, et c'est la le plus grand nombre, qui
ne tirent aucun parti de cette liberte si pr^cieuse pour
d'autres, qui su ceo m bent dans les lutteA de la concur-
rence, et qui, ^crasds par lan^cessitd de so suffire a
eux-m6mes, ne peuvent jamais venir a bout de la sa-
tisfaire, restent incessammeut la proie des besoins du
jour, et demandeut a la mendicite, a l'hdpital, quelque-
fois au crime conseille par la mis&re, le supplement
qu'il faut au produit de leur Hbre industrie pour qu'ils
ne meurent pas de faim *. »
Dun autre cdt£, quelle que fftt la tyrannie consacrde
dans les statuts des jurandes romaines, c'&ait tou-
jours, en dernier resultat, au profit des corporations
elles-m6mes qu'etaient institutes ses rigueurs. Qui est-
ee qui gagnait k ce que fes membres dune confr&rie
ne pussent jamais la quitter? La confrerie, qui se trou-
vait ainsi toujours et uniform&nent recrut^e d'homines
experiments. Qui est-ce qui gagnait a ce que les fils,
arcam communem, et des biens dotaux, dotalia funda. Ces biens leur
provenaient, d'abord, de dotations accordees par Ffitat a litre d'encou-
ragemenl ou de remuneration ; puis des benefices faits avec l'£tat ou
les particuliers; enfin des heritages des membres qui mouraient intes-
tat. Les jurandes gtaient done comme autant de tontines dans les*
quelles les derniers vivants profitaient des depouilles des premiers
morts.
1 Granier de Cassagnac, Hist, des dosses ouvrieres, p. 342.
TRAVAIL. 163
les petis-fils, tou$ les descendants, fussent tenus de
survre la profession de leur aieul 2 La confrerie, qui se
creait ainsi des families d'ouvriers ou d'artistes perma-
nentes dans lesquelles la tradition des precedes indus-
tries ou techniques se perpetuait d'age en Age. Enfin,
qui est-ce qui gagnait a ce que les successions ab in-
testat des membres revinssent au corps de metier? La
confrerie, dont le domaine s'agrandissait et qui pou-
vait, tout a la fois, multiplier ses travaux, amdliprer le
sort de ses membres, et parer aux chances de Favenir.
Or, si les rigueurs contenues dans les statuts des ju-
randes romaiues tournaient, en definitive, au profit de
ces jurandes, est-ce qu'elles ne tournaient point, par
1c fait, au profit de ceux qui en faisaient par tie? C'est
comme si Ton disait que le moine ne se ressentait pas
de la prosperity du couvent. Aussi , les membres des
jurandes s'accommoderent-ils longtemps d'un joug
qui, bien qu'il leur Mt impose dans Fintfrdt exclusif
deFEtat, n'en-tournait pas quoins en definitive en inte-
rs particulier pour eux-mdmes, d'autant que leurs
chefs etaient appells aux plus hautes dignites publi-
ques et devenaient souvent chevaliers ou senateurs \
Toutefois, les lois d'Honorius et d'Arcadius, de Fau-
nee 412, et la Novelle de Theodose et de Valentin i^,
de Fannee 445, prouvent, ainsi que diverses autres
lots ddict^es sur le m6me sujet 2 , que les jurandes n'at-
tiraienl plus, comme autrefois, les classes ouvrieres,
industrielles et marchandes, puisqu'il fallait les recru-
ter, par toutes sortes d'adresses et de coercitions le'gis-
* Ibid., p. 351. — Et Cod. Theod., liv. XIII, tit. 25.
* Voy. Cod. Theod. , lib. XIII , lit. V, 1. 11 et 18. — Ibid. , lib. XIV,
tit. II, 1.4; tit. 111,1.8; tit. IV, 1. 6.
11.
164 PRIMITIVE tiGLlSB.
latives, de membres venus du dehors, mdme de Juifs
et de Sam ari tains, et mettre des obstacles multiplies
et absolus k la fuite et k la sortie des membres qui
n'en sentaient plus que la tyrannic
Mais cela tenait aux charges accablautes qui avaient
fini par peser sur elles, charges qui provenaient moins
des vices inh&ents a leur nature et a leur but, que des
causes mdmes qui amen&rent la chute de l'empire ro-
main 1 . Aussi, ne moururent-elles que de la mort
mdme de l'empire 2 , au milieu de Timmense mouve-
ment de renovation sociale que subissait le monde, a
cette epoque, pour renaftre, plus tard , sous un autre
nom , en jurandes du moyen &ge, ainsi que nous le
verrons bientdt.
Societaire ou isold , esclave ou libre , le travailleur
des premiers temps du christianisme eut a supporter
bien des intermittences, bien des fluctuations, bien des
chdmages, bien des miseres. Souvent le travail lui fit
d&aut... Alors, la charity v en ait k son aide, et il ac-
ceptait son aumdne sans rougir; car, a la difference de
la bienfaisance paienne, lacharitechrdtienne soulageait
le pauvre sans le d^grader.
1 Voy. a ce sujet Granier de Gassagnac, Hist, des classes ouvrieres,
p. 356 et suiv.
* a Les institutions qui ne se mainliennent plus que par la violence
sont des institutions mortes. Les jurandes tomberent done piece a
piece avec l'empire, ou du moins elles se deUacherent de Rome et de
Constantinople, qui avaient 6te* successivemenl leur centre adminis~
Iratif. Celles qui eHaient faibles disparurent entierement; celles qui
Itaient riches continuerent d'exister pour leur propre compte » ( Jd.>
p. 373).
CHARITY. 165
§v.
Be la eharltt at ate tea ceavret: — • Aumftne; — Prlt* grataiU;
— Hospitality
1. D* la Charite.
Definition et caracteres de la charitfi. — Qu'est-ce qu'aimer son prochain
comme soi-memeP— Qu'est-ce que le prochain ? — Nosennemis, les mechante,
sont-ils notre prochain ? — %oKt6 fraternelle substitute a l'egolsme indivi-
duel. — Compelle inlrare. — Des actes et non des paroles. — La foi de saint
Jacques. — Explication du mystere de I'inegalitt des conditions. — Aum6ne,
pr&ls gratuits, hospitality en decoulent.
Le christianisme, qui ne detruisit du monde paien
que ce que le monde paien avait d'incompatible avec la
foi nouvelle, et qui adopta comme siennes, en les epu-
rant, le peu de vertus que le paganisme mourant lui
tegua, ne pouvait ne pas faire une vertu chretienne de
la bienfaisance des anciens.
Mais Jesus-Christ fit plus que de faire de la bien-
faisance une vertu, il en fit la vertu des Chretiens,
en lui imprimant le nom et le cachet de la foi nou-
velle.
« Pour exprimer cette vertu, dit Chateaubriand , la
religion ne s'est servie ni du mot amour, qui n'est pas
assez sevfere, ni de celui d'amift'l, qui se perd au torn-
beau, ni de celui de pitti, trop voisin de l'orgueil , mais
elle a trouvd 1' expression charitas (gi&ce et joie), qui
tient en mdme temps a quelque chose de celeste. Par
la, elle nous enseigne cette verite merveilleuse que les
hommes doivent, pour ainsi dire, s'aimer d trovers
Dieu. »
« Qui n'aime pas son frere est homicide, dit l'apdtre
saint Jean. Qui n'aime pas son frere ne connaft pas
166 PRIMITIVE £glise.
Dieu ; car Dieu est charite ; Deus charitas est l • »
Done, aimer Dieu, aimer leprochain, e'est V alpha et
Vomiga de la loi nouvelle. Et cet amoiy ne s'appelle
pas amour, mais dilection, — diligere*.
Mais quelles paroles pourraient mieux definir la cha-
rite que celle du Sauveur lui-m6me?
« Un docteur de la loi s'etant lev^ dit : Maftre, que
ferai-je pour posseder la vie eternelle? —Jesus lui dit :
Qu'est-ce qui est ecrit dans la loi? Qu'y lisez-voiia?—
II repondit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout
ton coeur, de toute ton Sme, de toutes tes forces, et de
tout ton esprit, et ton prochain comme tot-mime. — Je-
sus lui dit : Vous avez bien repondu; fettles tela, et
vous vivrez*. »
Aimer son prochain comme jot-mAn*, c'est-4-dire faine
pour lui ce qu'on fait, ce qu'on ferait pour sat, e'est
done la vertu propre de la oharit(5; e'est la charts ette-
m6me.
« Tout ce que vous voudrez que les hotnmefc tous
fassent, dit encore Je'sus, faites-le-fe*r done, car fceci
est la loi et les prophetes 4 . >>
Et ailleurs :
ic Donnez, et Von vous dotinera. Si vous avez fait
aux autres une bonne mesure, press£e et remuefc, et
s'epandant par-dessus les bords, on versera dans votre
sein une mesure pareille; car on usera pour vous de la
m6me mesure dont vous aurez us6 pour les autres '• »
1 Jean, I Ep. 9 III, 15 et suiv. — IV, 8 el suiv.
s Voy. Philosophic sociale de la Bible, par l'abbe* Cl€ment, tofti. II,
p. 76.
8 Luc, X, 25-28. — Matt., XXII, 33.
* Matt., VII, 12. — Luc, VI, 31.
« Luc, VI, 30 a 35, 38.
CHARITY. 167
u Personue ne recueille que ce qu'il sfeme, dit saint
Paul. Semons done le bien sans relache, puisque nous
vu recueillerons le fruit en son temps % et semons-le
avec abondance; car celui qui seme avec abondance
moissonnera aussi avec abondance ; de meme que celui
qui s&mera peu moissonnera peu * . »
Mais, pour recueillir, il faut que la semence de l'a-
tnour du prochain soit fecondeepar le rayon de 1'amour
de Dieu. Les deux amours ne font qu'un. Tous deux
sfrnt confondus dans celui que Jesus a eu pour nous.
Cost ainsi que nous nous aimons, par la eharite, a tra-
vers Dieu*
On lit daws saint Jean, l'evangeliste de 1'amour :
« Je vous donne un commandement nouveau, e'est
que vous vons ahniez les uns les autres, comme je vous
m aim&.
« En cela, tous connaltront que vous 6tes mes disci-
ples, si vous avez de la dilection les uns pour les autres.
« Done, aimez-vous les uns les autres, comme je
vous aiaim£s*. »
Ce commandement d' amour, Jesus le r^pete sans
cesse ; e'etait toute sa doctrine, toute sa loi ; ajoutons :
c'&ait toute sa vie; car sa courte vie nejut qu'un long
bien fait; pertransiit benefaciendo \
G'etait aussi toute la doctrine, toute la vie de saint
Paul, le grand apdtre :
« La fin des commandements, e'esi la eharite, — la
eharite qui aatt d'un cceur pur, d'une bonne conscience
et d'une foi sincere.
1 Paul, GaUat., VI, 9. — ld. 9 II Cor., IX, 6.
* Jean, XIU, 34 et 35. — XV, 42 et 17.
* Act. Apost. f X, 38. — Voy. ci-dessus, p. 96.
168 PRIMITIVE gGLlSE.
« Portez done les fardeaux les uns des autres, et
vous accomplirez ainsi la loi du Christ *.
« Et unissez-vous les uns avee les autres pour vous
soutenir mutuellement, comrae Jesus-Christ vous a
unis avec lui pour la gloire de Dieu.
« Et soyez-vous bons les uns aux autres , pleins
de compassion et de tendresse, vous pardonnant mu-
tuellement corame Dieu vous a pardonn£ en J&us-
Christ.
« Que votre charite soit sincere et sans de'guisement,
que votre affection pour votre prochain soit tendre et
fraternelle. Tous les commandements sont resumes
dans celui-ci : Vous aimerez le prochain comme vous-
m6me 2 . »
Encore et toujours la mutualite, la reciprocity, e'est-
a-dire Ytgoili fraternelle, ou amour du prochain dans
soi, substitu^ a l'^goisme individuel, ou amour de soi
sansle prochain.
Mais qu'est-ce que le prochain 8 ?
Un docteur de la loi ayant demande a Jesus : « Qui
est mon prochain ? » Jesus lui r^pondit par la parabole
suivante :
« Un homme, qui descendait de Jerusalem en Jericho,
reucontra des voleurs qui le depouillerent et qui, l'ayant
blesse, le laiss&rent a demi-mort.
(( Or, il arriva qu'un prfitre descendait par le m£me
chemin ; lequel, l'ayant vu, passa outre.
« Pareillement, un levite, &ant venu la, le vit, et
passa outre aussi.
1 Paul, I Tim., 1,5. — Id., Galat., VI, 2.
* Paul, Rom., XII, 9 et 40.— XIII, 9— XV, 7.— Id., Ephes., IV, 32.
* Prochain, proximus, qui est prfcs de.
CHAR!T£. 169
« Mais un Samaritain, qui etait en voyage, vint pres
delui, et, le voyant, fut touchy de compassion.
Et, s'approchant , lui banda ses plaies, y versa de
l'huile et du vin; et, le mettant sur son cheval, il le
conduisit en une hdtellerie, et prit soin de lui. Et,
le jour suivant , tirant deux deniers , il les donna a
l'hdte et lui dit : Prenez soin de lui, et, tout ce que
vous depenserez de plus, je vous le rendrai a mon
retour.
« De ces trois, lequel vous parait avoir et6 le pro-
chain de celui qui &ait tombe parmi les voleurs?
« Le docteur repondit : Geliii qui a ete compatissant
pour lui.
« Alors Jesus lui dit : Allez et faites de m6me l . »
Or, les Samaritains &aient pour les Juifs un objet de
haine et d'horreur, a cause des dissidences religieuses
qui les separaient. Frappes d'anatheme par la syna-
gogue, elle les avait en telle abomination que leur nom
mdme &ait, chez la nation enti&re, line sanglante in-
jure,, et comme le nom propre du pdcheur et du re-
prouv& Or, ce n'est pas le pr6tre qui passe, le levite
qui passe, sans fore 3mu , devant le voyageur blessd,
c est le Samaritain, le schismatique, Vexcommuni^, que
Dieu regarde avec complaisance, parce que lui seul a
accompli le precepte auquel le salut est attache. Lui
seul possedera done la vie. Quel jour immense jetc
dans les t&iebres de regoisme pharisien ?
Les pharisiens, voulant pen&rer plus avant dansce
jour si nouveau pour eux, et aussi pousser Jesus jus-
qu'au point extreme qui separe Fel^vation de la chute,
chercherent a le detourner de son enseignement, en
* Luc, X, 29 k 37.
.170 PRIMITIVE fcLISE.
lui disant « que sa mfere el ses fibres etaient la, dehors,
qui demandaient h lui parler '. »
« Ma mere! Hies frferes! repondit J&sus. Mais ee
sont eeux qui ^content la parole de Dieu, et qui la
pratiquent * ! »
Et it continua & gvang&iser les pauvres *.
« Eh&ngilutr le* pamm ! C'&ait 1& le feigne supreme,
pltid que la vue reitdue aux aveuqles, plus que li
marche aux estropids, plus que la puret^ aux lepreux,
pins que louie aux sourds* plus qufc la vie aux morts.
Evangtiiter hi jftrovm/c'est^direrestituer la scienofe,
la !uf&i£rft> la dignitl 4 la portion de I'humanitti qui
n'avait plus rien de tout eel a ; e'est-a-dire &ablir entre
rhumtinit^ et J^suft -Christ uite alliance, uue solidarity
tjfci tltfrait oduvrir ^teraeMement le pauvre et lui as-
surer le respect de tous les si&cles k venir : « Tout ce
que vous dares fait, dit J&ms, au plus petit d'entrv
mes frferes, e'est k mowft6me que vous l'aurez fait 8 . »
AJftrs ses disciples lui detnand&rent t mais, le pN>-
chain, sont-ce nos etraeinis ?
J&us lour repondit :
* Vom avez entenda qu'il a <rt dit : Vous aimeres
1 Mare, VIII, 20 et 21. — L'ficriture nous apprend que Jesus-Christ
aimait parliculiefement ses disciples, et ses apfttres entre les antres ,
et, entre ceux-ci, saint Pierre et les deux freres, fils de Z6b6d6e, et «rN
tout saint Jean. Par les differentes marques d'affeclion donn&s sp6-
cialemenl a saint Pierre et a saint Jean, J6sus autorise les liaisons
particulieres d'amitte, sans prejudice de la charile* generate. En le-
moignant qu'il ne reconnall pour mere et pour freres que ceux qtH
fScoutent la parole de Dieu, il monlre que la chair et lesang n'araient
aucune part dans ses affections (Luc, II, 49.— XI, 28. — Matt., XII,
48. — Jean, XI, 4).
* Luc, IV, 18.
• Lacordaire, Confirenoe sur la propritti, t. II, p. B».
CHARITtf. 171
vptre prochain et vous hairez voire ennemi * . — Et
moi je vous dis : Aimez vos ennemis, faites du Wen
a ceux qui vous haissent, et priez pour ceux 4\u\ vous
persdeutent et vous calomnient ; — afin que vous soyez
les enfants do votre P&re qui est dans lescieiix, qui
fait lever son soleil sur les bons et sur les mechants/et
descendre la pluie sui 1 les justes et sur les injustes* —
Car si vous n'aimez que ceux qui vous airaent, et si
vous ne faites du bien qu'a ceux qui vous en font, que
vous doit-on pour cela? Les pecheurs, les publicains
ne font pas autre chose. — - Et si votre justice n'abondait
plus que eelle des scribes et des pharisiens, pourquoi
entreriez-vous plus qu'eux dans le royaume du ciel?
— Faites done du bien a tout le monde, et vous serez les
enfants du Tree-Haut ; et vous serez parfaits, comtfte
votre Pere qui est dans les cieux est parfait 2 . »
G'est cette sublime doctrine qu'enseignait saint Paul
en disant :
(c Ne rendez a personne le mal pour le mal. Au con*
traire, si votre ennemi a faim, donnez-lui a manger 5
s'il a soif , donnez-lui a boire \ »
- Faire du bien a ceux qui vous font du mal, telle
etait done la vengeance des premiers chr&iens, Le
1 Geci ne peut s'entendre que de Pinimiti£, que dela haine politique
que les Jurfs devaient concevoir contre leurs oppresseurs (voy. Bos-
suet, Hist, unit;.,, part. II, ch. 5, page derniere), haine si i>ien justified,
et qui 6clata en reprlsailles si terribles , lors de la ruine definitive de
Jerusalem par Vespasien et Titus, Fan 74 (voy. Flav. Josepbe, Guerre
judat'que, liy. VII, eh. 5. — Et Philar. Chasles, Etudes sur ies premiers
temps du christian., p. 6). Quant aux en n em is privet, l'ancienne loi
n'a jamais dit de les hair; au contraire. (Voy. ci-dessus, p. 58.*— Et
JStaxt., XXIII, 4, §.*-£«>**., XIX, 48.— Prov., XXIV, 47, 2&)
» JiaU., V, 20, 43 a 4&. — Luc, VI, 30 a 35, 46.
• Paul, ad Rom., XII, 47 et 20. — Voy. 6i-dessus,p. 88.
172 PRIMITIVE EGLISE.
chretien d'alors ne cherehait a vaincre son ennemi que
par ses bienfaits. Noli vinci a malo, sed vince in bono
malum * .
Mais si notre prochain c'est tout le monde, m&ne
notre ennemi, est-ce aussi le m^chant, le pecheur,
1'iujuste?
A ceux qui lui adressaient cette question, Jesus fit
cette autre reponse, plus ^blouissante que toutes
d'amour et de charite :
« Ce ne sont pas les gens en saute qui ont besoin de
m&lecins, mais les malades : je ne suis pas venu appe-
ler les justes, mais les p&heurs. C'est pourquoi, allez
d'abord aux brebis perdues de la maison d' Israel.
u Quel est celui d'entre vous ayant cent brebis, qui,
s'il en perd une , ne laisse les quatre-vingt-dix-neuf
autres dans le desert, et ne s'en aille aprfes celle qu'il
a perdue jusqu'a ce qu'il la trouve?
« II y aura plus de joie dans le ciel pour un pecheur
qui fait penitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes
qui n'ont pas besoin de penitence 2 . »
Et, de fait, si, vivant k part, les forts se separaient
des faibles, les bons des mauvais, ou ceux-ci trou-
veraient-ils l'appui n^cessaire pour se reformer? La
charite se fait toute a tous , suivant l'expression de l'a-
pdtre.
« La charite est benigne et patiente * ; la charite
n'est ni envieuse, ni orgueilleuse, ni irr^flechie* — Elle
1 Ibid., 24.
1 Marc, II, 47. — Matt. IX, 42; X, 6. — Luc, XV, 4, 7.
8 « La patience est une partie de la douceur, et la douceur est la
maliere de la bont6; ces trois qualills , fondues ensemble, la patience,
la douceur et la bont£, produisent la charite, la plus exceilente des
vertus » (S, Bagile, Petites regies).
CHARITY. 173
n'est ni ambitieuse , ni dgolste , ni soup? onneuse , ni
colore. — Elle ne se rdjouit point de l'injustice, et ne
se complait que dans la v^rite. — Elle souffre tout,
croit tout, espere tout, supporte tout... \ »
La charity patxente doit -elle done attendre qu'on
frappe a sa porte pour l'ouvrir?
Voici la r^ponse des livres saints :
« Si quelqu'un d'entre vous avait un ami et qu'ii
all&t le trouver au milieu de la nuit pour lui dire : « Mon
ami, prdtez-moi trois pains, parce qu'un des miens,
qui est en voyage, vient d'arriver chez moi, et je n'ai
rien a lui donner, » — et que cet homme lui r^pondtt,
du dedans de sa maison : « Ne m'importunez point,
ma porte est A6jh ferm^e , et mes enfants sont couches
aussi bien que moi ; je ne puis me lever pour vous en
donner ; » — si n&tnmoins l'autre perseverait a frap-
per, je vous assure que, quand il ne se lfeverait pas
pour lui en donner, a cause qu'ii est son ami, il se leve-
rait a cause de son importuniU , et il lui en donnerait
autant qu'il en aurait besoin.
« Et je vous dis de m£me : Demandez et on vous
donnera j cherchez et vous trouverez ; frappez et ton
vous ouvrira ; — car quiconque demande regoit ; et
qui cherche trouve; et a qui frappe, on ouvrira 3 .
« Que si Ton n'ouvre pas, e'est que vous deman-
dez mal, et seuiement pour satisfaire vos convoiti-
ses \ »
Mais la piticS secourable, la compassion, l'amour, va
au-devant de toutes les mis&res et n'attend pas qu'elies
1 Paul, I Cor. t XIII, 4 et suiv.
* Matt., VII, 7 et 8. -r Luc, XI, 5 a 10.
* Ep, cathol de saint Jacques, IV, S.
174 PRIMITIVE 46USE.
frappent k sa porte. La faible roix du ma&eiir crie
plus haul aux oreilles de la charite que la voix criarde
du mendiaut, dit saint Ambroiseu L'amour if attend
point ceux qui souircnt ; il les ehercbe partout ou ila
se retireut pour fair les regard* des hommes, eomme
le mattre qui dit a son sarviteur : Allez dans les che-
mins, et le long des hates, efc eontraignez d'entrer tous
ceux que vous trouverez, compelle intrare, afin que ma
maisoa soil remplie. L'amour aurmoute leur timidijte,
diasipe l'espece de hoots amere et do u lour e use qui les
porte a se renfermer en soi, les releve de leur abatte-
ipent, et, par tout ce qu' inspire une sympalbie pro~
fonde, et le sentiment du devoir fraterael, les contraint
d'entrer dans la salie du festin ' .
Cest ce qui fait que de ees trois vertus, — la foi*
lesperanee et la charite, — la charite est la plu$ ex-
cellente, « la charite etant l'Qcean ou eoromenceut et
aboutissent toutes les autres vertus. »
« Quand je parlerais toutes les langues do la terre
et du ciel, si je n'ai point la charity, je ne suisqu'un
airain sonnant et line cymbale retentissante 2 .
« Et quand j'aurais le don de pmphefcie et le secret
de tous les mysteres ; quand j'aurais la science parfaite
de toutes choses ; quand j'aurais m&me la foi, la foi a
transporter des montagnes , si je u'ai point la charite,
je nai et ne suis rien •
« Et quand j'aurais distribu£ tout mon bien pour
nourrir les pauvres, et livre mon corps aux bourreaux
1 Luc, XIV, 23. — Comments par Lamennais, p. 284, note 3.
1 Le propbete comparait ces hommes vides a des paniers perch.
Comedistis et non estis satiati; bibistis et non estis inebriati ; et qui
mercedes congregavit misit eas in sacculum pertusum (Agg. , 1, 5, 6).
Opera eorum, opera inutiiia (Is. XLIX, 6).
CHARWrt. 175
pour 6tre hrbM, si je a'ai point la charite, tout cela ne
me sert de rien * . »
La charite est done l'&roe da la ft>i, en m&ne temps
qu'elle en est 1$ corps, e'esfc-a-dire la manifesta-
tion.
C'eat pour cela que Jesus disait : « Pourquoi m'appe-
lea-vous Seigneur 1 Seigueur i et pourquoi ne faites-
vous pas ce que je dis 2 ? »
Cast pour cela que I'ap6tre saint Jacques ecrivait,
dans sen Epiire caiholiqm, ces maxima* sublimes de
foi pratique et de charite :
« Ce n'est point par des paroles , mais par des actes,
que la vie de la foi se rdvele,
u Comiqe un Qorps sans &me est un corps mort, de
m&ne une foi saus oeuvres est una foi morte.
c< Que si quelques-uns de vos fibres ou de vos scaurs
sont nus et privea de leur nourriture de chaque jour,
et que vous leur disiez : « Alloz en paix, couvrea-vous,
et rassasiez-vous, » et cela, suns qua toup leur donniez
ni le v&ement, ni le pain qui leur manquent, a quoi
leur serviraient vos paroles?
« Vous croyez qu'ii n y a qu'un Dieu ; c est bien !
Mais les demons le erolent aussi, et ils en tremblent.
« Croire , sans agir con for moment a ce qu'ou
crpit , n'est rien. Voyez Abraham ! Lors<jy*il offrit
mn 61s Isaacs s«r Vm\d> jsa foi &ait joints a $es <bu-
vito
« l/homwe e&t iw?tf fie \&v U* <mym et pu$ sg»1s-
ment par sa foi.
« Sans les ceuvt
i
•es done, la foi, en elle-mgme, est
* Paul. I Corinth., XIII, i k 13.
« U<5, VI, 30.
j*&e
176 PRIMITIVE £GLISE.
morte, mortw est, et qu'est-ce qu'une foi morte pour
le salut * ?
« Ne vous y trompez pas, mes fibres, — nous dit un
autre apdtre, — ce n'est pas de la langue ni en paroles
qu'il faut aimer le prochain, mais en oeuvres et en ve-
rity. Voir son freredans le besoin, et lui fermer ses en-
trailles, ayant de quoi l'aider, est-ce done avoir en soi
la charity de Dieu 2 ? »
C'est ainsi que le christianisme , qui ne commande
que des vertus tiroes de nos besoin s, est venu expli-
quer, par le precepte de la charity le mystere de l'in6-
galit^ des conditions parmi les horn mes, et faire jaillir
une source inepuisable d'abondance de la source m6me
des nouvelles miseres que Emancipation , de venue
plus frdquente et plus active, des races esclaves, dut
naturellement amener avec elle.
Les oeuvres de la cbarite consistaient, chez les pre-
miers Chretiens, en trois actes exterieurs principaux :
l'aumdne ; le prdt gratuit ; 1'hospitalitd.
Nous allons en faire conuattre les lois, le but, et les
r&ultats.
2. De VAumone*.
Definition et caractere de l'aumdne. — C'est une delte. — Obligation de lao-
quitter. — Fruits spirituels et temporels de l'aumdne. — Objet de l'aumdne.
— Quels pauvres doit-on soulager ? — Quantum de l'aumdne. — Faut-il tout
donner aux pauvres ? — L'Evangile et les Peres en discord sur ce point. —
Les Peres font la regie de l'exception admise par Jesus. — Toutefois, dis-
tinguent entre le necessatre et le superflu. — Notre superflu est le neeessaire
du pauvre. — C'est son bien. — Ne pas le lui donner, e'est le voler.—
Mais qu'est-ce que le neeessaire, et qu'est-ce que le superflu, d'apres les Peres
1 Ep. cathol. de saint Jacques, II, 44 a 26.
■ I Joan., Ill, 8 et 17.
9 Aumftne, en grec sXnjpowvn, signifie compassion, misfricorde.
aum6ne. 177
de l'figltse ? — Leur doctrine a cet 6gard taxee d'exag^ration re>o!tante. —
Gette exageration tenait aiix moeure du temps. — Examples. — Finit par se
rendre a la raison. — Da secundum vires luas. — Aumdnes des premiers
chrStiens. — Jalousie qu'en resseut Julien l'Apostat. — Plus de mendiants!
Sous la loi du monde juif et du rrionde paien, la vic-
time, Tholocaustc acquittaient la dette de 1'homme
envers Dieu. Sous la loi du Christ, l'aum6ne, le sacri-
fice au prochain ont remplace Tholocauste et la vic-
time. « (Test par detelles victimes que Dieu sera apaisd, »
dit saint Paul aux Etebreux, en leur recommandant
d'exercer Thospitalit^ et de faire part de leurs biens
aux autres.
L'aumdne est le premier devoir qui decoule de la
charite. Aumdne et charite sont m6me, dans le lan-
gage ordinaire, une seule et m6me chose ; car Ton dit
communement : faire, donner, demander la chariM,
pour : faire, donner, demander Y aumdne.
Les anciens ont pratique l'aumdne '; mais, a la dif-
ference du paganisme qui se contentait de recomman-
der Tindigent a la g^n^rosite du riche, le christianisme
montra Dieu personnellement obligd dans la personne
de Tindigent 2 . Donner aux pauvres, dit Tficriture,
e'est donner a Dieu mfime et lui prater a usure 8 . L'au-
mdne, suivant l'ancienne philosophie, est un bienfaiu
C'est justice , suivant l'JScriture ; elle dit mdme : e'esfc
une deiie *.
Ainsi, la bienfaisance revdt une physionomie toute
nouvelle. Avant le christianisme, elle dtait Tamie des
malheureux ; depuis, elle en est devenue la mere, et
1 Voir torn. I 6P , p. 281 et suiy.
■ Matt., XXV, 35-40.
• Prov., XIX, 47. — Matt., XXV, 40.
♦ EcclL, IV, 8. — Voy. ci-aprfcs, § VIII.
12
178 PRIMITIVE gGLISE.
l'aumdne qu'elle leur donne, c'est le pain qu'elle doit a
ses erjfants.
L'ficriture sainte n'affecte-t-elle pas , en effet , de
nous repeter sans cesse que tous les Chretiens sont
freres, c'est-a-dire tous enfants dune seule grande fa-
milies laquelle ne reconnatt qu'un m&ne pere, qui est
Dieu? Or, serait-il dans la nature que, dans la maison
paternelle, un des enfants absorb at pour lui seul toutes
les ressources de la famille ; qu'il \ecut dans la joie et
dans l'abondance, et que les autres manquassent de
tout et mourussent de besoin 1 ? Premiere preuve que
le devoir de l'aumdne est une obligation de famille de'-
coulant naturellement de la loi de charite.
Uneseconde preuve de cette obligation r^sulte d'une
autre comparaison de l'Ecriture. Malgrd tous les liens
qui unissent les enfants d'un m6me pere, ce n'est pas
encore assez pour faire sentir l'union etroite qui doit
exister entre les Chretiens. II est encore, dans la nature,
une union plus iutime et plus inviolable, et c'est celle-
la qui doit nous faire entendre ce que c'est que la cha-
rite et quels en sont les devoirs. Nous ne sommes tous
ensemble qu'un mdme corps, nous dit saint Paul ; nous
sommes les membres les uns des autres 2 . Voyez done
l'union et le rapport in time qui existe entre les diffe-
rents membres de votre corps; voyez comme ils se pr6-
tent assistance ; comme ils s'entre-secourent dans tous
leurs besoins. Qu'un membre de votre corps soit dans
la souffrance, tous les autres ne semblent-ils pas res-
1 TraitS de Vaumdne, par M. le cure" de ***, avec approbation de
Monseig. Tarcheveque de Paris. Paris, 4844, p. 24.
1 Ita multi unum corpus sumus, alter alterius membra. {Rom. 7 XII,
4, 5.) Vos autem estis corpus Christi, et membra de membro. (I Cor.,
XII, 27.) Sumus invicem membra. (Ephes., IV, 25.)
aum6ne. 179
4
sentir et partager sa douleur * ? D'ou cette consequence,
que les Chretiens qui restent iusensibles aux souffran-
ces des malheureux n'ont pas la charite, et, par con-
sequent, ne peuvent 6tre membres de ce corps, puis-
qu'ils n'en ressentent pas les douleurs.
Nous avons vu en quels termes Jesus recommande
cette charite qui doit unir tous les Chretiens pour n'en
faire plus qu'un m£me corps et une meme famille.
C'est dans la charite que sont renfermes la loi et les
prophetes. C'est la le commandement de Jesus-Christ.
C'est la le caractere essentiel et distinctif de ses disci-
ples 2 . Quiconque n'a pas cette charite dans le coeur
n'a plus aucune part a l'Evangile de Dieu j il est exclu
del'alliance, etranger a toutes les promesses; il n'a
plus Dieu pour pere, et Jesus-Christ ne le compte plus
parmi les siens. Aurait-il opere des miracles, s'il n'a
pas la charite, tout le reste est inutile et ne le sauvera
pas 8 . « Plusieurs viendront en ce jour, a dit Jesus-
Christ, et ils diront : Seigneur, Seigneur, n'avons-nous
pas opdre en votre nom des prodiges? N'avons-nous pas
chasse les demons en votre nom ? Et je leur repondrai ;
Je ne vous ai jamais connus. Retirez-vous , ouvriers
d'iniquite 4 . »
Or, si telle est la necessite de la charite que, sanst
elle, rien.ne peut nous sauver de l'anatheme eternej,
comment ne pas voir que de la suit ^videmment l'obli-
gation de Faumdne dans toute sa rigueur 5 ?
1 Et si quid patitur unum membrum, compatiuntur omnia membra.
(I Cor., XII, 26.)
* Voir ci-dessus, p. 467.
» JWd.,p. 474.
♦ Matt., VII, 22, 23.
1 TraiU de Vaumdne, p. 49 et 25.
12.
180 PRIMITIVE £GLISE.
En principe, tous les Chretiens soot d'accord sur le
devoir obligatoire de l'aumdne. Mais, lorsqu'il s'agit de
l'application, chacun agit et raisonne comme si c'etait
un simple conseil, une de ces oeuvres, bonnes et loua-
bles en elles-m6mes, mais dont il est libre k chacun de
s'affranchir, s'il le veut.
Et cependant, tous les livres sacr&, tant de l'An-
cien que du Nouveau Testament, nous prdsentent l'au-
mdne, non pas simplement comme une bonne ceuvre
agr^able a Dieu, mais comme une Ioi expresse et for-
melle a laquelle on ne saurait se soustraire sans torn-
ber sous les anathemes les plus terribles.
Nous avons vu les pre'ceptes et les commandements
du mosaisme sur l'aumdne *.
Les pr^ceptes et les commandements du christia-
nisme ne sont ni moins sevferes ni moins formels.
On dirait m£me, a voir la maniere dont lEcriture
et les saints docteurs s'en expliquent, que toute l'af-
faire du salut en depend, et que la misericorde toute
seule, pratiqude ou m^pris^e, doit, un jour, operer l'e-
ternelle separation entre les dlus et les r^prouves.
« Heureux les misericordieux, car ils obtiendront
misericorde, » dit le Sauveur 2 .
« Malheureux qui a le pouvoir de faire le bien et
qui n'en a pas la volonte, dit saint Ambroise. Malheu-
reux qui ferme ses greniers devant le peuple qui a
faim 3 . »
« Heureux au contraire, dit le psalmiste, celui qui
repose son intelligence sur le pauvre et l'indigent ; le
1 Voy. ci-dessus, p. 53 et suiy.
■ Matt., V, 7.
» S. Ambr., de Nabut. , c. XUL
aumOne. 181
Seigneur le delivrera dans le jour mauvais. Le Seigneur
viendra lui-m£me le consoler et l'assister sur le lit de
douleur ; il prendra soin lui-m£me de retourner et de
remuer sa couche i . »
« Comme l'eau du bapt£me eteint le feu de l'enfer,
ainsi Taumdne efface le peche, » dit saint Cyprien 2 .
« L'aumdne est mdme plus riche encore en indulgences
que le bapt£me, » ajoute saint Ambroise, « car le bap-
t6me ne nous donne le pardon qu'une seule fois, tandis
que l'aumdne nous le procure chaque fois que nous la
faisons 3 . »
« Partagez votre pain avec celui qui souffre la faim,
dit Jesus-Christ par la bouche d'Isaie; donnez une re-
traite a celui qui est sans asile ; procurez un vdtement
aux malheureux. Alors votre lumi&re se levera belle
comme l'aurore j alors vous invoquerez le Seigneur, et
il vous exaucera j alors vous crierez et aussitdt il vous
rdpondra : Me voici 4 ! »
« C'est ainsi que la charite couvre la multitude de
nos iniquites, » dit saint Pierre '•
« J'ai connu, dit saint Basile, bon nombre de Chre-
tiens quipriaient, quijefinaient, qui pratiquaient tous
les exercices de piete commandos par la religion,
mais sans y joindre les largesses de la misericorde. A
quoi bon, des lors, tout ce zele? C'est un vain e'ta-
lage de vertus, quand il n'est pas soutenu par l'au-
mflne 6 . »
1 Ps. XL, v. i et sui?.
9 S. Cypr., de Operib et eleemos.
1 8. Ambr., in cap. Ill Eccli.
4 Is. LVIII, 7 et suiv.
1 CarUas operit multitudinem peccatorwn. (I Petr., IV, 8.)
• S. Bas., in Ditescentes.
182 PRIMITIVE £GLISE.
« Donnez et il vous sera donne 1 j mais il est plus
heureux de donner que de recevoir, » dit le Seigneur 2 .
« De quel front oseriez-vous adresser vos prieres au
Seigneur votre Dieu, quand vous ne daignez pas £couter
la Yoix de votre frfere, » dit saint Aiigustin.
Ainsi, en m&ne temps qu'elle est un devoir obliga-
toire pour nous, l'aumdne est une semence feconde qui
produit pour nous plus d'un fruit prtfcieux : — elle
efface et expie le pdchd; — elle soutient nos prieres et
les rend efficaces aupres de Dieu.
L'aum6ne produit un autre fruit : elle porte les be-
nedictions, m6me temporelles, au sein des families, tout
^n assurant k celui qui la donne le bonheur eterriel.
D'apr&s saint Pierre Chrysologue, le moyen d'etre
toujours riche, c'est d'etre riche en misericoitie. Esta
dives in misericordia, si semper esse vis dives. Et tunc erunt
horrea tua major a, tunc plena 3 .
« Vous craignez que l'abondance de vos aumdnes
n'dpuise vos richesses, dit saint Cyprieri j mais croyez-
vous done que J^sus-Christ manquera de nourrir celui
qui le nourrit lui-m£me dans la personne du pauvre !
Ge serait \k une pensee impie, qui vous rendrait infid&le
dans la maison de Dieu 4 . »
<c Le sein du pauvre, dit saint Augustin, est une
terre fertile qui vous rendra promptement ce que vous
luiaurez confid 8 . »
« L'aumflne est une source d'eau vive, dit saint
* Luc, VI, 38.
■ Act. apost., XX, 35.
• B. Petr. Curysol., Or., 404.
4 S. Cypr., de Operib. et eleemos.
1 S. Aug., Serm., XXI, de Verbo Dei.
aum6ne. 183
« •
Basile; c'est une fontaine d'autant plus abondante
qu'on vient y puiser plus souvent '. »
« Je ne me souviens pas, ecrivait saint Jer&me,
d'avoir yu jamais que celui qui a exerce de bon coeur
les ceuvres de misericorde ait fait ensuite une fin mal-
heureuse. II a pour lui un si grand nombre d'interces-
seurs! II est impossible que tant de voix ne soient pas
entendues 2 . »
w I/aumdne, a dit un P&re de Tfiglise moderne, est
l'arome qui empSche les richesses de se g&ter 8 . »
Qu'est-ce que la richesse sans la charite !
cc 11 y avait un homme riche dont les terres avaient
beaucoup rapport^, et il s'entretenait en lui-m6me de
ces pensees : Que ferai-je? car je n'ai pas de lieu ou je
puisse serrer tout ce que j'ai a recueillir. Voici, dit-il,
ce que je ferai : j'a^battrai mes greniers, et j'en batirai
de plus grands, et j'y amasserai toute ma recolte et
mes biens. Et je dirai a mon &me : mon ame, tu as
beaucoup de biens en reserve pour plusieurs amides;
repose-toi, mange, bois, fais bonne chere. Mais Dieu,
en mdme temps, dit a cet homme : Insense que tu es,
on va te redemander ton Ame, cette nuit m6me, et pour
qui sera ce quetu as amassd? — Celui-la n'est point
riche poiir lui-m$me qui ne Test pas devant Dieu. »
Quand Jdsus raconte a I'avance ce qui doit se passer
ail dernier jour, en ce jour qui doit rendre a chacuu
selon ses ceuvres, et fixer irrevocablement notre soft
pour I'dternite, que dit-il a ses 61us : « Venez, les be-
nis de mon pfere, possddez le royaume qui vous a 6t6
\ S. Bas., deAvar.
1 & Hier., o3 Nepot.
• Le P. Lacordaire/ Sermon de chariti prSche k Nancy, oct. 1846.
184 PRIMITIVE £GLISE.
prepare de toute dternitrf; car j'ai eu faim, et vous
m'avez donne a manger; j'ai eu soif, et vous m'avez
donne a boire; j'etais sans asile, et vous m'avez re-
cueilli; nu, et vous m'avez v6tu; malade, et vous m'a-
vez visits ; en prison, et vous 6tes venus a moi 1 . »
Etaux reprouves : « Retirez-vous de moi, maudits;
car j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donne a manger;
j'ai eu soif, j'etais nu, malade et sans asile, et vous ne
m'avez pas secouru. Ghaque fois que vous avez refuse?
le dernier des miens, e'est moi-m6me que vous avez
repoussd 2 . »
Comme on le voit, en ce jugement ou tous les crimi-
nels doivent comparaftre, Jesus-Christ semble n'avoir
^fgard qu'a la misericorde ou a la durete envers les
malheureux. Tout le reste parait indifferent a ses yeux.
Les devoirs de la misericorde, observes ou meconnus,
tel est l'unique motif de sa sentence 3 .
Maintenant qu'il doit demeurer demontr^ pour nous
que 1'aurodne n'est pas, dans 1'fivangile, qu'un conseil
de perfection, mais bien un devoir d'obligation a l'ac-
complissement duquel la conscience et le salut sont
interessds, examinons quelle etait 1'etendue de ce
devoir, chez les premiers Chretiens, et quant a l'objet
m£me de l'aumdne, et quant a la portion des biens
qu'on devait obligatoirement y employer.
Et d'abord, l'objet de 1'aumdne, e'etaient les pauvres
m6mes dont tout chr&ien etait tenu de soulager les mi-
seres.
1 Matt., XXV, 35 et 36.
* Ibid., XXV, 41 et suiv.
8 Voy. ci-dessus, p. 80, le m6me motif qui a fait condamner le
mauvais riche pour sa durete envers le pauvre Lazare.
AUH6NE. 185
L'aurodne &ant r expression naturelle aussi bien que
la preuve de la charite, elle devait en avoir le caractere
essentiel, c'est-k-dire qu'elle devait s'etendre a tous,
sans exception, sans exclusion, sans reserve.
Toutefois, dans sa sollicitude incessante pour les
pauvres, l'£glise ne s'est oecup^e, et n'a pu vouloir
s'occuper que des bons pauvres 1 , c'est-a-dire de ceux
que leurs infirmit^s ou leur &ge mettaient hors d'etat
de gagner leur vie par le travail 9 ; autrement, elle eftt
favorisd l'oisivete et tous les vices dont l'oisivete est la
mere 8 . C'est pourquoi les saints Pfcres recommandent
de faire l'aumdne, non-seulement avec joie*> avec
promptitude *, avec humilite % avec charite % mais en-
core avec justice et discernement * ; car la charitd n'agit
pas a l'etourdie, caritas non agit perperam, dit lapdtre 9 .
1 Voir sur les bons pauvres, ci dessus, p. 83.
* Nam cum omnes pauper es adjuvandi sunt, tunc illi qui wgrotant
prcecipue sunt complectendi. Qui enim egens et ceger est duplici labo-
rat paupertate. (S. Greg. Nyss., Orat. de Pauper ib. amandis.) — • Con*
sideranda etiam in largiendo astas atque debilitas , ut senibus plus
largiaris qui sibi labor e jam non queunt victum suum queer ere. Simi-
liter et debilitas corporis ; et hcec juvanda propitius. (S. Ambr. , de
Doctr. fid. 30.)
8 Voy. ci-dessus, p. 26 el 153.
* Miser etur in hilar it ate. (Paul, Rom. f XII, 8.)— Voy. ci-aprfcg,
p. 489.
8 Scio enim promptum animum veslrum; pro quo de vobis glorior*
(Paul, II Cor., IX, 2.) — Voy. ci-dessus, p. 56.
6 a Lorsque vous faites l'aumdne, ne sonnez pas de la trompette
devant vous pour Oxer sur vous les regards. Que votre main gaucbe
elle-m£me ignore ce que fait votre main droite. Ne cherchez d'autre
t£moin que votre Pfcre celeste qui vous voit dans le secret, et qui vous
le rendra. » (Matt., VI, i et 5.)
7 On peut faire i'auradne et n'avoir pas la charite. Voy. ci-dessus,
p. 474.
8 Voir la note 2 ci-dessus.
* Paul, I Cor., XIII, 4.
186 PRIMITIVE SGLISE.
Saint Paul dit mfime que, tout en faisant du bi&n a
tons, nous devons en faire priticipaletnent a ceux qui,
comme nous , se sont rendus les doniestiqiies de to
foi 1 .
De m&ne que TEglise ne distribuait pas ses autndnes
k tous indifferetament, de m6me elle lie irecevait pas
les aumdnes de tous iridistiiictement. Aihsi, elle refu-
sait celles des excommunid^, des adulte^es, des femmes
debauchees, des pdcheufs publics. Elle aimait mieux
exposer les patfvres k manquer du ndcessaire, que de
-les faire profiler de secours dont la source eta it im-
pure, ou plutdt elle remettait k k Providence divine
1 essoin d'y pourvoir par uue autre voie*.
Ouant k la portion tie leurs biens que les fchr&ieri&
de Ffivangile devaient obligatoirement employer en
aumdnes, nous avons vu deja que vendre tout, pour
tout donner aux paurres, n'&ait, dans le langage du
Christ, qu'une prescription exceptiohnelle, applicable
settlement au cas de perfection apostolique qu'elle
concemait. Pour les ca$ gdndraux, nous tie con-
naissons d'autres preceptes emanes de Jesus surl'au-
mdne que les suivants :
(( L'homme bon tire le bieii du bon tr&or de son
cceur; car la Gil est le cceur, \k est le tr&sor *. »
« Donnez k quiconque vous demande, et, ce qu'on
vous ravit, ne le rdclamez point 4 . »
cc Vous autres Pharisfens, vdus nettoyez le dehors de
la coupe et du plat ; mais, au dedans de vous, tout est
1 Paul, Gatel., VI, 10.
* Const. Apo$t. % IV, c. 1, 2 et suiv.
» Luc, VI, 65. — Malt., VI, 21.
* Luc, HI, 11. — VI, 30. — XI, 39 el 41 . - XI Y, 14.
aum6ne. 187
pleiu de rapine et d'iniquite. — Faites Faum6ne de ce
que vous avez, et tout sera pur pour vous *. »
« Que celui qui a deux tuniques en donue une a celui
qui n'en a point, et que celui qui a de quoi manger
fasse de m6me * . »
« Lorsque vous faites un festin, appelez-y les pau-
vres, les debiles, les boiteux, les aveugles, et vous se-
rez heureux de ce qu'ils n'ont rien k vous rendre, car
ce vous sera rendu dans la resurrection des justes \ m
La vertu de Paumdne n'&ait-glle done accessible
qn'aux riches ? Le pauvre, jusque dans sa misfere, peuj
encore, avec la moitie de son pain, gouter le grand
bonheur de la rich esse, qui est de donner, et le denier
qu'ii verse dans le tronc de ses frferes ne sera pas le
moins haul compte.
« J£sus, s'&ant assis dans le temple prfes du tronc,
regardait de quelle mani&re le peupleyjetait de Tar-
gent, et plusieurs riches y en jetaient beaucoup-
« Et une pauvre veuve dtant venue, elle y mit deux
petites pieces, de la valeur d'un quart de sou ;
« Et Jesus, appelant ses disciples, leur dit : En verity
je vous le dis, cette pauvre veuve a mis plus que tous
ceux qui ont mis dans le tronc, car tous ont mis de ce
dont ils abondaient ; mais elle, de son indigence, elle
a mis tout ce qu'elle possedait, tout ce qu'elle avait
pour vivre\ »
Tels sont les seuls preceptes que J6sus nous ait
donnes sur la quotitd des aumones que chaque chrd-
tien, riche ou pauvre, a a faire.
Saint Paul y a ajoute les suivants :
* Ibid.
* Marc, XII, 41 et suiv. — Luc, XXI, 1 et suiv.
188 PRIMITIVE £GLISE.
« Les conseils que j'adresse aux riches de ce sifecle,
c'est de ne point placer leur sagesse dans l'orgueil, ni
leur espoir dans des lichesses incertaines, mais bien
dans le Dieu vivant qui pourvoit abondamment a tous
nos besoins; — C'est d^lre bienfaisants, de se montrer
faciles dans leurs largesses, et de devenir riches en
bonnes oeuvres j — C'est, enfin, de thesauriser pour
le ciel, en se faisant un tresor qui soit pour eux le fon-
dement de la vraie vie l . »
« Que, le premier jour de la semaine, chacun de nous
mette quelque chose a part chez soi, reunissant ce quil
veut donner, afin qu'on n'attende pas mon arrivde pour
recueillir les aumdnes. »
« L'extrfime pauvret^ des fiddles de Mac^doine a re-
pandu avec profusion les richesses de leur simplicity,
lis se son t port es d'eux-mdmes a donner selon leurpou-
voir, et mime au dela de leur pouvoir, nous conjurant
avec instance de recevoir leurs aumdnes. »
« Assistez les pauvres de ce que vous avez, ex eo
quod habetis, car, pour peu que vous ayez de volont£ a
donner, Dieu la re$oit selon ce qu'elle peut, non selon
ce qu'elle nepeut pas. »
« Ainsi, je n'entends pas que les autres soient sou-
lag&s et que vous soyez surcharges outre mesure. Seu-
lement, votre abondance d'aujourd'hui doit supplier a
leur indigence, afin que votre indigence de demain
regoive, a son tour, de leur abondance le supplement
dont elle aura besoin, et qu'ainsi se fasse l'£galit£,
selon ce qu'il est £crit de la manne, que celui qui en
recueillait beaucoup n'en avait pas plus que les autres,
et que celui qui en recueillait peu en avait tout autant. »
1 Paul, I Tim., VI, 17 et suiv.
aum6ne. 189
« Or done, que chacun donne ce qu'il aura resolu de
donner, et qu'il le donne, non avec tristesse, ou comme
force contraint, mais volontiers et avec joie, car Dieu
aime les aumdnes gaies, hilar em datorem diligitDeus % • »
Ces gen&raiites sur la quotite relative des aumdnes
de chacun, gen^ralit^s que Tobie avait admirablement
r&um&s dans ce sage conseil a son fils : « Si vous
avez beau coup donnez beaucoup, si vous avez peu
donnez de bon cceur de ce peu que vous avez f , » — les
saints P£res, toujours plus fougueux , toujours plus
extremes dans les ardeurs de leur charitd, tenterent de
les reduire a une precision mathematique, et, de peur
de se tromper dans leurs calculs, et de se damner en se
trompant, ne damner is, ils ddcid&rent que ce n'&ait ni
un quart, ni une moitie, ni une partie quelconque de
ses biens qu'il fallait donner aux pauvres, mais la to-
tality cuncla; — faisant ainsi la rfegle de ce qui, dans
le pr^cepte de Jesus, ne devait 6tre que F exception 8 .
Cependant, quelques ecrivains, interpr&ant dans le
sens restreint des cas extraordinaires la doctrine des
Peres de l'tiglise sur V obligation de tout vendre pour
tout donner, ont cherchd k etablir que cette doctrine
ne s'appliquait qu'aux cas de udcessite extreme j ef
* Paul, II Cor. , VUI, 11, 12 et suiv. — Ibid. , IX, 7. —id., Rom. ,
XII, 8. Voy. ci-dessus, p. 185.
1 Simultum tibi fuerit, abundanter tribue; siexiguum tibi fuerit,
etiam exiguum libenter impertiri stude. (Tob. , IV, 9 ) L'aumftne ne
connaissait de bornes que celles des moyens et des faculty de ceux
qui la faisaieut : Secundum vires tuas exporrigens da pauperi (Ec-
cit., XIV, 13) ; le principe, en cetle mature, &anfc qu'il fallait rendre
k Dieu , dans la personne du pauvre , en proportion de ce qu'on en
avait re$u : Da Altissimo secundum datum ejus. (Eccli. , XXXV, 12.)
Voy. ci-dessus, p. 55.
8 Voy. ci-dessus, p. 110 et suiv.
• A
190 PRIMITIVE £GLISE.
que ce n'&ait que dans ces cas-la seulement que les
6aints docteurs avaient dit que tous les biens d e ve-
nal en t communs, et que les Chretiens devaierit parlager
avec les pauvres, non-seulement ce qui dtait superflu,
mais m6me ce qui etait necessaire a leur etat 1 . Ad-
mettons qu'il en fut ainsi, dans la pen see, comme dans
les ecrits sainement interprets des saints Peres, et
voyons, dans ce cas, ce qu'ils entendaient par neces-
saire," nebessaria, et par superflu, superflua, dans leur
th^orie pratique de l'aumdne.
Saint Augustin enseigne a ce sujet que a tout ce
que Dieu nous a donne au dela de nos besoins, ce n'est
pas k nous prdcis^ment qu'il l'a donne, il nous Fa seu-
lerhent remis pour 6tre transmis par nous aux indi-
gents. Le retenir, ce serait nous emparer du bien
d'autrui*. »
cc Sur te'qde Dieu vous a donne, dit le mdme saint
docteur, prtflevez d'abord ce qui vous suffit. Le reste,
qu? est voire superflu, est le necessaire des autres.
Votre superflu done est le necessaire des pauvres, et ce
superflu est leur bien 8 . »
Maintenant, quelle limits separait le superflu du ne-
cessaire et quelle mesure etait faite a chacun d'eux ?
Saint Augustin prend soin encore de nous Fappren-
dre : Quidqttid, excepto virtu mediocriet vestitu rationabili,
super fueritj non luxuries reserveiur, sed in ccelesli thesauro
per eleemosynam pauperum reponatur 4 . A in si, a l'excep-
tioa d'une mediocre nourriture et d'un modeste v6te-
• Voy. Thiologie morale de Monseig. rarchevSque de Reims, t I er ,
p. 450; et YUnivers, n° du 27 sept. 1849.
* S. Aug., Serm., 219, de Temp.
»- S. Aug., in Ps. 147.
♦ S. Aug., Sermon, 249, de Temp.
aumOwe. 191
ment, tout, dans la fortune du chr&ien, devenait la
matiere de l'aumdne.
2 : Saint Jerdme dit pareillement que le superflu du
riehe ist tout ce qui excede sa nourriture et son v&*
tement. Au dela, dit-il, vous Stes ddbiteur du reste
envers les pauvres ' •
Saint Athanase exprime la m&ne opinion. «Tout ce
que nous gardons, dit-il, en sus du boire, du manger,
et du v&ement nous sera, au jour du jugement, une
cause de condamnation severe ; eondamnation, ajoute-
t-il, pareilie a celle qui frappe l'homicide 2 . »
Entendre de la sorte le necessaire et le superflu de
la vie, pour tous les rangs, pour toutes les conditions
domestiques ,. pour toutes les fortunes , pour tous les
cas, c'est, dit le pieux auteur du Train $ur VaumOne,
une exageration aussi insoutenable que rivoltante* *
Cette exageration, pourtant , est celle qui est for-
inulee comrae principe dans tous les livres des saints
docteurs, et, quoi qu'on ait dit pour la dissimuler ou
Tamoindrir*, nul temperament, nulle exception,
nijUe distinction n'y vient attenuer ce qu'elle a de trop
abgolu et, rep&ons-le> d'absurde 8 .
Cette exageration, d'ailleurs, ne doit point nous
Conner ; elle dtait dans les mceurs, dans la foi, dans
les nfoessites du temps. Tout, alors, e'lait exager^, pro-
digieux, extraordinaire : — conversions, continence 6 ,
1 £. Hier.,£p..450, ad Hedibiam.
« S. Athan., Q. 89.
» Voy. le TraiU sur Vaum6ne pr£cit6, p. 82.
* Voy. Ibid., p. 83 etsuiv.
» Voy. ci dessus, p. 117, etci-apres, p. 192.
* Origene, le grand Origene ! jse mutile ; et il faut Tinlervenlioa des
eonciles pour arr&er la contagion de son exemple. (Voy. ci- dessus,
p. 107.) — Vivre avec les clercs sous un toit commun, mGrae coucher
192 aumAne.
martyres, expiations, penitences 1 ... Tons les saints
couraient a lamort, et, loin de fuir les persecutions, ils
les provoquaient , ils en faisaient leur couronne de
gloire 2 . Quand ils faisaient si peu de cas de la vie, quel
cas pouvaient-ils faire des richesses, et a quoi leur
eussent servi leurs biens, elant toujdurs a la veille de
mourir?
Pour que Ie christianisme convertit le monde il fal-
lait que ses premiers apdtres montrassent aux palens ce
que pouvait la foi nouvelle, et, comme le mot etait la
montagnela plus lourde a transporter* lerenoncement
au moi et aux biens qui s'y rattachent fut precisement
le miracle qu'ils eurent le plus a coeur de manifester en
eux, aux yeux de tous. Pour qu'on les imitat en partie
ils durent plus faire que leurs disciples. Ils durent de-
passer le but pour l'atteindre. Ils durent se faire ab-
surdes pour nous faire raisonnables *. De la, pour obte-
avec eux dans le m6me lit, cum Us concumbere, gtail, pour plus d'une
sainte vierge de l'epoque, un moyen de se perfectionner dans la
purelg des sens; c'elait pour elles un exercice de vertu, une gymnas-
tique de chastetg, d'ou elles pr&endaient sortir intactes, asseverabant
se integras. II ne fallut pas moins que la perseverance du sage saint
Gyprien el les prohibitions des conciles pour eteindre ce feu sacr6 de
continence, audacieuse et singular e. (Voy. a ce sujet details curieux
dans les Etudes de Philar. Charles sur les Premiers temps du Christ. ,
p. 87 etsuiv.)
1 Nous ne citerons qu'un exemple, celui de Theodose, un empereur,
faisant penitence, la corde au cou, a la porte d'une eglise (voy. Fid-
dlier, Hist, de Th&od.).
9 Voir, pour preuve, le martyre de saint Ignace, eveque d'Antioche,
dans VHist. eccUs. de Fleury, liv. HI, ch. 8.
8 « Credo quia absurdum... S'il n'y avait rien $ extravagant dans
la doctrine , on ne croirait pas ; on Yerrait tout simplement. II faut,
pour croire, quelque chose qui surpasse la raison, et ce qui surpassera
la raison a evidemmenl pour elle un caraclere $ extravagance. C'est
pourquoi saint Paul disait : « Si quelqu'un de vous paratt sage a ce
AUBIftNE. 193
nir, en fareur des pauvres, les quelques bribes du
festin qu'on leur distribue aujourd'hui a titre d'au-
mdne, cet exorbitant precepte : Omnia quce possides ,
da ctocta pauper thus.
Et ce precepte n'etait pas, chez eux, que de tb&>rie.
S'ils n'eussent confirme leur enseignement par leur
exemple, s'ils eussent v£cu de la vie de la chair en
appelant les hommes a celle de l'esprit, qui les eut
lcout&? Leur puissance fut dans leur renon cement
absolu k leur personnaiite, et dans leur devouemeut
absolu a leurs semblabies; elle fut, en un mot, dans la
folie, dans V extravagance de leurs actes et de leur foi '.
« Nous en connaissons plusieurs parmi nous, dit saint
Cldment, — le troisifeme pape aprfes saint Pierre, — qui
se sont constitues prisonniers, se sont charges de cbat-
nes pejr delivrer les autres de prison ; plusieurs qui se
sont vendus comme esclaves, et qui, ay ant re$u le prix
de leur liberty 1'ont employe a procurer du pain aux
indigents 1 . »
siecle, qu'il se fosse fou pour se faire sage » (I Cor., HI, 18). D'aillenrs,
« si le saint se condamne k d'absurdes abstinences, e'est qu'une parlie
de riiumanite* esl aussi aflfamge jusqu'k Yabsurde... etc. » (Lacordaire,
Confer., tem. II, p. 187 et 192). — Voy. la note ci-apres.
1 Voy, la note pr6c6dente — « Comme deux ileuves qui cou-
lent Tun a c6l£ de l'aulre, Y extravagant el le sublime, m616s et fondus
Fun avee l'autre , font de la saintele* un seul tissu ou il est impossible
k l'esprit d'analyse le plus vif , au moment ou il voit le saint agir, de
d£m6ler ce qui esl sublime de ce qui est extravagant , ce qui blesse le
sens humain de ce qui le ravit... Ainsi passenl les docleurs de l'£glise,
de siecle en siecle, k travers les nations civilisles, affirmant , discu-
tant, enlevant la raison plus haul qu'elle-m6me, se rabaissant jusqu'k
elle pour lui faire plaisir, ggalement forts par V extravagance el par le
raisonnement, rebul6s pour Tune, craints pour l'aulre, respected pour
tous deux » (Lacordaire, Confer., torn. II, p. 184 et 196).
* Epit. de S. Climent aux Corinthiens.
13
194 PRIMITIVE &GLISE.
Saint GwSgoire le Grand faisait distribuer, chaque
jour, dans chaque rue de Rome, des aumdnes aux ma-
lades et aux infirmes, et, tous les premiers jours du
mois, du bU 9 du vin, du fromage, des legumes, du
lard a tous les pauvres, et, aux personnes d&hues
d'une meilleure fortune, des legumes et des rafrafchis-
sements. Chaque jour, avant de manger, il envoyait
de sa table les meilleurs morceaux a des pauvres hon-
teux 1 *
Saint Chrysostdme, n'&ant encore que simple pr&re,
avait donnd aux pauvres tout son patrimoine> et l'abon-
dance de ses aumdnes fut telle, pendant toute sa vie,
qu'elle lui valut le titre de Jean VAumdnier*. II avait
coutume d'appeler les pauvres ses seigneurs et maitres,
parce que Jesus-Christ leur a donne le pouvoir d'ouvrir
les portes du ciel. II fit inscrire sur un registre tous
ceux de la ville d'Alexandrie ; il s'en trouva sept mille
sept cents k qui il faisait l'aumdne tous les jours *.
Saint Ambroise fut le contemporain de saint Chry-
sostdme et l'imitateur de son amour pour les malheu-
reux. 11 disait, lui, que les pauvres etaient ses inten-
dants et ses trisoriers. C'etait entre leurs mains qu'ii
deposait ses revenus \
Saint Augustin pratiqua la pauvretd volontaire pen-
dant tout le cours de son fyiscopat. Tout son clerge
faisait comme lui. Les revenus de l'Eglise etdient con-
sacr&s a l'entretien des pauvres. Quand les revenus
* Fleury, Hist, eccl., liv. XXXV, n. 16.
9 Godescard , Vie de saint Chrysostdme. — Ne pas confondre avec
saint Jean VAumdnier, 6veque d'Alexandrie, mort en 617.
• Fleury, Hist, eccl, liv. XXXVII, n. 11 et 12.
4 Godescard, Fie de saint Ambroise.
aum6ne. 195
manquaient, il faisait appel aux fideles, et faisait briser
et fondre Ies vases sacr£s *.
Saint Basile, pendant une famine, vendit ses terres
et toutes ses propri&es personnelles pour en employer
le prix a la nourriture des pauvres. II les faisait assem-
bler eh un m&rae lieu, hommes et femmes, jeunes et
vieux, chr&iens et juifs, et leur distribuait des aliments
de toutes sortes. On apportait, par sessoins, d'immenses
marmites, remplies les unes depotage, les autres de
legumes cuits et appr&es. II prenait un linge devant
lui, lavait les pieds aux convives affames, et en faisait
faire autant aux prdtres de son Eglise *.
Avec de tels chefs, l'armee de l'aumdne ne pouvait
que se recruter de soldats devours, et, « si chacun d'eux
employait son revmu a pourvoir a ses besoins , puis a
donner le superflu aux pauvres, personne, selon saint
Basile, ne devait plus 6tre riche, mais personne non
plus ne devait plus 6tre indigent 3 . »
Oui ! mais si tout le monde donnait tout son bien
aux pauvres, comme le voulaient les saints Peres, tout
le monde, au contraire, devait 6tre dans la misere, car,
lorsque tout est donnd, il n'y a plus rien a recevoir.
C'est pourquoi toutes les exag&ations des P&res de
l'Eglise sur 1'obligation de l'aumdne vinrent se perdre
et s'oublier dans la doctrine plus r ai son n able, — la
seule raisonnable , — de saint Gr^goire de Nysse , Id
Pfere des Peres : Da quod hales. Neque enim supra vires
tuas quicquam abs te requirit Deus. Da, tu 9 partem; Me
• Fleury, ub. sup., liv. XXIV, n. 59.
1 S. Gr6g. de Naz., Panigyrique de saint Basile.
* Si tantum quisque usurparet quantum ad propria) necessitates so-
latium faceret, superfiuumque egenti tribueret, nemo pro fed 6 esset
dives, nemo pauper (S. Bas., in Ditescentes)*
43.
196 PRIMITIVE ^GLISE.
poiulum vini, alius vestimentum dabit. Alqueex multorum
benignitaie unius calamiias sublevabitur \
C'est cette doctrine, d'ailleurs, que Ton suivait g6-
n&ralement, • — que 1'on pouvait seulement suivre, —
m6me en cas de famine , de peste , ou d'autre fleau.
Pendant 1'episcopat de saint Cyril le, 6v&que de Jeru-
salem , Fan 551 , une famine survient dans la ville*
Saint Cyrille vend une panic des tr&ors de l'Eglise pour
nourrir les pauvres.
Vers la fin du quatri&me Steele, la famine fail des
victimes a Edesse; saint Ephrem quitte la solitude qu'il
habite dans les environs , excite la charity des riches,
en obtient de copieux secours , et organise , dans des
galeries publiques , trois cents lits destines a recevoir
les fugitifs des campagnes voisines *.
C'est loujours vers les villes qu'affluent les habitants
des campagnes, en temps de fleau. « Gespauvrespaysans
que vous voyez sans pain et sans demeure fixe ont 6t6
rlduits, depuispeu, a cette condition deplorable, disait
saint Gr^goire aux fldeles de Nysse. — Lorsque vous
jeAnez , prenez sur votre jefiue ce qui leur est n&es-
saire; rassasiez-Ios de ce que vous vous retrancherez;
que votre plenitude remplisse leur vide *. »
Saint Basile, fibre de saint Gregoire de Nysse , disait
dans une m&ne occasion : « Vous n'dtes pas abondam-
ment pourvus, mais il en est qui le sont encore moins
que vous ; vous avez du bid pour dix jours, et ce pau-
vre n'en a que pour aujourd'hui. Si vous dtes bons et
charitables, partagez avec igaliti ce qui vous rests avec
* S. Gigg. Nyss., Oral, de Beneficentia.
9 Voy. Martin Doisy, Hist, de la charitt, p. 119.
8 S. Grlgoire de Nysse, Orais. fun. de S. Basile.
DU PW&T GRATUIT. 197.
celui qui n'a rien. Neprdfdrez pas votre commodity,
votre security au p&il commun et present de plusieurs
pauvres. Quand vous n'aurezplus qu'un pain, si un
miserable vous en demande tin moreeau a votre porte,
ne le lui refusez pas, et, en le lui donnant, levez les.
mains vers le ciel et dites ces tristes et charitables pa-
roles : « Seigneur ! je n'ai plus que ce pain , et je me
vois en danger de n'en avoir plus; mais je preftre votre
cpmmandement a ma conservation ; du peu que j'ai je
fais la charitd a mon frere, qui est press£ par la fairo,
comptant, mon Dieu, que vous donnerez a votre servi-
teur sa nourriture de chaque jour *. »
C'est ainsi que l'empereur Julien put &rire, dans le
m&ne temps : « Ces impies de Galileens mettent tous
leurs soins a secourir et a soulager les pauvres; et
comme ceux qui veulent enlever des enfants, pour les
vendre, les attirent en leur donnant des g&teaux, aimi
font-ils pour attirer le peuple k eux, en commengant
par la charite, l'hospitalitd et le service des tables, car
ils ont plusieurs noms pour ces ceuvres qu'ils pratiquent
abondamment. Outre leurs pauvres, les Galileens riour-
rissent aussi les ndtres que nous laissons sans secours.
Les Juifs n'ont plus de mendiants, et les villes foison-
nent des ndtres. N'est-ce pas une honte pour nous 2 ?»
•
3. Du Prit gratuit.
Deux series : a fonda perdu, a fonds remboursable. — Jesus encourage le pre-
mier. — Diner qu'on ne rend pas. — Dettea. — Remise volontaire. — Quid,
quand pas payees? — Contrainte par corps. — Loi romaine appliquee en
Judee. — Des lore, prtts a interfet permis. — Les Peres et les concito sont
« Ibid.
• Fleury, Hi$t. eccles., liv. XV, n. 7. —Jul., tfpfcf., XUX.
198 PRIMITIVE tiGLISE.
d'on avis eontraire. — Unanlmes contre Vusure, — Texta quMIs Invoqucnt •
— Textes que nous leur opposons. — Parabole du talent ct de la mine d'ar-
gcnt.
Le pr6t gratuit et la remise des dettes &aient line
autre consequence naturelle de la loi de charit&
Mais, a la difference de l'aumdne, le prdt gratuit, ou
sans intent, dtait volontaire. Nulle part Jesus ne le
prescrit comme &ant d'obligation .
w Donnez a qui vous demande, et ne vous detournez
point de celui qui veut emprunter de vous *. »
LT&vangile distingue deux sortesde pr^ts: Le pr6t
a fonds perdu et le prdt h fonds remboursable.
Le premier 4tait un don, le second une avance. Jesus-
Cbrist recommandait surtout le premier :
« Lorsque vous donnerez k dfner ou a souper, n'ap-
pelez ni vos amis, ni vos frfcres, ni vos parents, ni vos
voisins riches, de peur que peut-6tre ils ne vous con-
vient & leur tour et ne vous rendent ce qu'ils auront
re$u de vous.
« Mais lorsque vous faites un festin, appelez-y les
pauvres, les debiles, les boiteux, les aveugles, et vous
ser«z heureux de ce qu'ils n'ont rien a votis rendre, car
ce vous sera rendu dans la resurrection des justes 2 . »
Dieu ne rend, en effet, que ce qui a 6t6 donnd h
ceux qui ne peuvent rendre. Donner pour recevoir,
c'est ^change, trafic, non charitd.
« 55. Si vous ne faites du bien qu'a ceux qui vous en
font, que vous doit-on pour cela? Les pecheurs aussi
le font.
« 54. Et si vous pr ttez a ceux de qui vous espirez reee-
* Matt., V, 42.
* Luc, XIV, UeUuir.
DU PR*T GRATUIT. 190
totr, que vous doit-on pour cela ? Les p&heurs aussi
s'entrepr&ent d inttrtt (famerantur).
« 35. Pour vous, faites du bien k tous, et pr6tez,
date mutuum, sans en esperer rien, nihil inde sper antes.
Votre recompense sera grande, et vous serez les fils
du Tr&s-Haut, qui est bon pour les ingrats et pour les
mdchants * . »
Mais ce n'&ait la qu'un conseil. Aucune sanction
p&iale n'y &ait jointe, comme dans I'ancienne lot.
En principe, tout pr£t deyait 6tre rembours^ k V6~
poque convenue :
« Rendez k chacun ce qui lui est dti, dit saint Paul,
et n'ayez d'autres dettes vis-&-vis les uns des autres
que celle de l'amour que vous vous devez mutuellement;
car il est dcrit : Vous ne retiendrez ni ne convoiterez le
bien d'autrui, et vous aimerez votre prochain comme
vous-m£me'. »
La dette ne pouvait done ne pas 6tre acquitt£e, si ce
n'est quand le chancier en faisait volontairement la
remise au d&riteur.
II est souvent question de ces remises volontaires
dans l'Evangile :
« Remettez et on vous remettra, » est-il £crit dans
saint Luc 9 .
« Et dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus
debitoribus nostris, » disons-nous, cbaque jour, h Dieu>
dans l'Oraison dominicale 4 .
cc Un cr&ncier avait deux ddbiteurs j Tun lui deyait
* Luc, VI, 33, 34 et 35.
' Paul, /torn., XUI, 7, 8 el 9.
• Luc, VI, 37.
*Malt., VI, 12. — Luc, XI, 4,
200 PRIMITIVE 2GL1SE*
cinq cents deniers, et Tautre cinquante. N'ayant pas
de quoi payer leur dette, il la leur remit a tous deux, »
dit saint Luc * .
« Un autre creancier avait pour ddbiteurs plusieurs
de ses serviteurs avec 1 esq u els il fit ses comptes.
« On coramen$a par lui en amener un qui lui devait
dix mille talents.
« N'ayant pas de quoi lesrendre, son maltre ordonna
qu'on le vendtt, et sa femme et ses filles, et tout ce qii.'il
avait, pour payer sa dette ; mais, se jetant a ses pieds, le
serviteur le priait, disant : Prenez patience, et je vous
rendrai tout. Albrs le maitre de ce serviteur , ayant
pitte de lui, le renvoya et lui remit sa dette.
« Mais le serviteur, en sortant, r en contra un de ses
compagnons qui lui devait cent deniers, et, l'ayant
saisi, il l'etouffait, disant : Rends-moi ce que tu me
dois. Et, se jetant a ses pieds, son compagnon le priait,
disant : Prenez patience, et je vous rendrai tout. Mais
lui ne voulut pas ; et il s'en alia et le fit mettre en pri-
son jusqu'a ce que sa dette fut acquit tee.
« Ce que voyant les autres serviteurs, ils en con§u-
rent une grande tristesse; et ils vinrent raconter a leur
maltre tout ce qui s'&ait fait.
« Alors le maltre de ce serviteur l'appela, et lui dit :
Serviteur mechant, je t'ai remis toute ta dette parce que
tu m'as prie. Comme j'ai eu pitie de toi ne devais-tu
pas avoir pitie de ton compagnon?
« Et son maltre iriitd le livia aux ex£cuteura (lorto-
ribus) jusqu'& ce qu'il pay&t toute sa dette 2 . »
Ainsi, quand le chancier ne remettait pas la dette a
1 Luc, VII, 41 et 42.
■ Matt., XVIII, 23 a 34.
DO PU&T GftATfllT. SOI
son dlbtteur, et quand celui-ci tardait ou refusait de
la payer a l'echeance 9 le chancier avait recours , pour
l'y contraindre, a la contrainte par corps et aux exfr-
cuteurs de la ioi romaine l .
La lot romaine dtait done applicable, en mature de
prdts et de dettes, et seule appliqu^e, en Judde, comme
dans le monde civilise , lorsque l'Evangile parut ; —
d'ou cette consequence que le pr£t a inter£t, permis
par la loi de Cesar % devait y Ure egalement permis
par la loi du Christ portant qu'il fallait obeir aux lois
de C&ar 3 .
Reddite ergo omnibus debila, et nemini quidquam debea-
ti$, dit saint Paul 4 .
Cepeudant, les P6res de l'tiglise ont de'eid^ qu'avec
le remboursement du capital pr6t£, le chancier ne
pouvait, de par la loi du Christ, exiger Tintfrgt ou In-
sure de ce capital, en raison du profit qu'en avait re-
tire le d&riteur, et du prejudice ou de la privation
qu'en avait dprouvd le creancier, pendant tout le temps
que la somme pr6t& etait reside hors de ses mains.
Et en cela, encore, d'apr&s nous, la doctrine des
Pferes de r Eg Use est allee a l'oppose ou au delk de la
doctrine de Jesus.
Cela tient sans doute aux usures sanguinolentes que
les lois romatnes aiitorisaient a cette epoque.
Mais le bon usage devait-il 6tre proscrit comme
Tabus?
Voici, en r&um£, ce qu'ont dcrit les saints Peres sur
1 Voir tome l w , p. J09 et suit.
1 Voy.J6id,,p.l7i.
* Paul, Rom., XIII, i el suiv.
* Paul, ub. sup., 7 el 8.
502 PRIMITIVE iGUSE.
le pr£t & inttrii ou usure : — - ces deux mots sont syno-
nymes clans le langage thlologique, comme dans la loi
romaine.
II est souverainement injuste, d'exiger plus qu'on
n'a donne, dit Lactance l .
Le prdt k usure n'est jamais permis, dit saint Cy-
prien 2 .
L'usure, dit saint J&rdme, est le prix exig£ pour
1' usage de l'argent pr6t£ a .
L'usure consiste a recevoir plus qu'on n'a donn^, dit
saint Chrysostdme * .
L'usure est un brigandage, dit saint Gr^goire de
Nysse 5 .
Le rentier ose dire : Je n'ai pas d 'autre ressourco
pour vivre. N'est-ce pas -ce que r^pondrait un voleur
pris sur le fait? dit saint Augustin \
L'i&t&$t de l'argent prAt£ est une rapine, dit
saint Ambroise. C'est comme un lifcvre qui engendre a
la fois ses petits, les nourrit, et en engendre de nou-
veaux, dit le m£me saint docteur 7 .
Les conciles des premiers temps ne sont pas moins
explicites pour condamner l'usure :
L'usure consiste h demander plus que ce qu'on a
donne, dit le concile d'Agde.
L'usure consiste a exiger un int^pdt au dela du
1 Lack, Jnstit. divin., liv. VI, n. 18.
* S. Cypr., liv. de lapsis.
» S. J6r., sur le P$. 36 d'Ezichiel — Et Tertullien, liv. IV, centre
Marcion, ch. 17.
* S. Chrys., Horn. V et LVH sur S. Matthieu, et XLI sur la Gentee.
• S. Gr6g. de Nyss., Orat. — Et S. Hilaire sur le P$ t XIV, n. 18.
• S. Aug., sur le Ps. XXXVI, vers. 16. — Disc. Ill, n. 5.— Et sur le
Ps. CXXVIII, vers. 3.
7 S. Ambr.y sur Tobie, refute toutes les ratsons contraires.
DO PR&T GRATUIT. 903
capital, dit le second concile g&i&al de Latran.
(Can. XIII.)
Que celui qui pr&e k usure soit rejete de l'Eglise,
dit le concile d'EIvire. (Can. XX.)
Qu'il soit puui comme h^retique , ajoute le second
con cile general de Vienne * .
Et, depuis lors, toutes les nations nouvellement con*
verties au christianisme, et qui venaient de se partager
les debris de l'empire roniain, adopterent et consacre-
rent, dans leur legislation civile, la doctrine du prtt
gratuit.
Mais l'Eglise n'a jamais fait de loi formelle sur l'u-
sure : point essentiel a noter.
« En cela, comme en tout le reste, sa sagesse a 6t6
grande, dit l'abbg Tailhant, en son Traiii de la Bim~
faisance ; car, le christianisme &ant destine a vivre au-
tant que le monde, et a recevoir dans son sem toutes
les nations, des circonstances de temps et de lieu pou-
vaientse presenter, des peuples pouvaient survenirqui,
a raison de leurs habitudes de commerce, ne pour-?
raient pratiquer la loi du prtt gratuit*. »
Et, de fait, toutes les nations chr&iennes pratiquent
le prtt d intirtt.
Sur quels textes les P6res et les conciles appuient-ils
done leur sentence contre Tusure, ou int£r£t quelcon~
que de r argent prdt^ ? Sur un texte de 1'Ancien Testa-
ment et sur un texte du Nouveau.
Le texte de 1'Ancien Testament est la loi de Mofee
que nous avons rapport£e ci-dessus, p. 37.
■ * * * ^
1 Voir toutes ces decisions de MSglise et autres dans le Corps du
droit canonique.
» Jte to Bienfattance, p» 26&>
304 PRIMITIVE tiGLISB.
Mais la loi de Moise, prohibitive du prdt a int&rdt,
est-elle bien de celles que Jesus est venu con firmer?
N'est-elle pas de celles, au contraire, que Jesus est
venu abolir? — car il n'est venu en confirmer qu'une
seule, — la loi du Decalogue. Toutes, ou presque tou-
tes les autres : la dent pour dent, le jubile, la liberation
p&iodique des esclaves, la remise septennale des det-
tes, etc. ', sont venues mourir, avec l'institution de la
grattrite du credit, dans la captivity de Babylone, ainsi
que nous 1'avons fait observer deja a . Si le prdt gratuit.
de la loi de Moise etait reste obligatoire sous la loi du
Christ, le retour semi-seculaire de tous les biens ven-
dus aux mains des anciens possesseurs le fftt done de-
venu aussi! Or, le jubil^ et les autres institutions du
mosaisme n'eussent pu devenir des institutions du
Ghrist qu'autant qu'une disposition formelle des fivan-
giles leur eut donnd cette consecration. Et cette dis-
position n'existe pas.
Le seul texte de l'Evangile invoque par les saints
P&res, a l'appui de leur proscription de l'usure, est le.
verset 35 du chap. VI de saint Luc que nous avons
cite ci-dessus p. 199. Mais ce verset ne s'applique~t-il
pas seulement qu'au pr& a fonds perdu, ainsi que l'in-
dique clairement la coinparaison, qui le precede, du
diner qui ne sera pas rendu ?
Et quand il serait vrai que ce verset s'appliqu&t en-
core, et surtout, a I'int&^t du capital pr6t£, — de ce
que Jesus y eonseille ou recommande le prdt gratuit,
1 Voir, dans le Diction, ihiolog. de Bergier, l'article Loi mosdique
et les distinctions qui y sont gtablies entre les lois c&lmonielles et les
lois morales de Moise.
• Voy. Ibid., vJubiU, etci-dessus, p. 73. .
MJ MttiT GRATtTIT. 1805
mnlwm, s'ensuit-il n6eessairement qu'il y dtfende on
condamne le pr6t a interdt, /tent**, alors mgme que ca
dernier pr6t est volontairement stipule et consent!
dans les limit es de la loi romaine? Nous ne le pensons
pas ; et cette opinion nous la fondons, non-seulement
sur les raisons qui precedent, mais encore sur deux
testes clairs et precis :
On lit dans saint Matthieu :
cc Un homme, partant pour un long voyage, appela
ses serviteurs et leur remit ses biens, bona sua. A Tun
il donna cinq talents, a un autre deux, k un autre un,
selon sa ca pa cite, et aussitdt apr&s il partit.
(c Celui qui avait regu cinq talents s'en alia ; il fit va-
loir cet argent, operalus est in eis, et en gagna cinq au-
tres. Et pareillement celui qui en avait re^u deux en
gagna deux autres.
« Mais celui qui n'en avait regu qu'un s'en alia
creuser la terre et y cacha l'argent de son maitre.
« Longtemps apres le maitre revint et fit rendre
cooipte k ses serviteurs.
« Celui qui avait re$u cinq talents s'approcha etlui en
pr^senta cinq autres, disant : Seigneur, vous m'aviez
remis cinq talents, en voila de plus cinq autres que j'ai
gagn^s : Ecce alia quinque superlucratus sum. Celui qui
avait re?u deux talents fit de m6me.
« Le maitre dit k chacun d'eux : Bien ! serviteur bon
et fidfele ; parce que vous avez 6t6 fidele en choses de
peu, je vous confierai beaucoup j entrez dans la joie de
votre maitre.
« Celui qui n'avait re<?u qu'un talent, s'approchant
apres, dit : Seigneur , je sais que vous 6tes un homme
dur, et que vous recueillez ou vous n'avez point jetede
semence. Craignant done, je m'en suis all<S, et j'aica-
£06 PRIMITIVE tfGLISE.
ch4 voire talent dans la terre ; le voici : Je vous rends
ce qui est a vous.
« Son maftre lui rdpondit : Serviteur mauvais et pa-
resseux, vous saviezquejerecueille ou je n'ai point r&-
pandu de semence.
cc II fallait done remettre men argent aux ban-
quiers, numulariis, afln qu'a mon retour je re^usse
avec usure ce qui est k moi ; utique quod meum est, cum
usur&.
« Reprenez-lui done le talent et donnez-le a celui
qui en a dix ; car on donnera a celui qui a et il sera
dans l'abondance j mais celui qui n'a pas, on lui dtera
ce qu'il a.
(c Et jetez ce serviteur inutile dans les ten&bres exte-
rieuresV*
Saint Luc rapporte une l^gende k peu prfcs pareille.
II s'agit aussi dun roi, d'un grand, d'un riche capita-
liste, qui, k son retour d'un long voyage, fit appeler ses
serviteurs pour savoir quel profit chacun deux avait
tir£ del'argentqu'il leur avait donn£ a ndgocier, a
faire valoir, pendant son absence. Jusstt vocari servos
quibus dedit pecuniam ut sciret quantum quisque negocialus
esset.
L'un d'eux lui ayant rapportd la mine d'argent qu'il
en avait regue, et qu'il avait gardee enveloppee dans uu
linge, tandis que les deux autres avaient quintuple et
d£cupl£ la mine qu'ils avaient dgalement re$ue, le
maitre dit a ce serviteur paresseux :
« Pourquoi, mauvais serviteur, n'as-tu pas mis mon
arg£nt k la banque ? Quote non dedisti pecuniam meam ad
mensamt afin qu'i mon retour je pusse en exiger le
1 Matt., XXV, U & 30.
du pRifiT gratuit. 907
payement woee lee intirtts : Vt ego veniens cum usuris uni-
que exegissem Warn * / »
Ainsi, non-seulement J&us-Christ n'a pas ddfendu
le pr6t & int£r£t que prohibait absolument la loi de
Molse, mais il l'a admis corame regie £conomique dans
les transactions d'affaires ou de commerce, et non-seu-
lement il l'a admis, mais il l'a command^ comme legi-
time moyen d'accroitre son avoir et de faire fructifier
ses capitaux ; tellement qu'il rejette comme serviteur
inutile ou paresseux celui qui ne sait ou ne veut pas
tirer profit de son argent, et qu'il dte, m£me a celui qui
n'a rien, l'argent qui pourrait l'enrichir s'il savait en
tirer parti, pour le donner, mdme a celui qui a d6jk et
qui, en l'exploitant, s'enrichira encore davantage.
Si le double texte que nous invoquons n est pas pre-
cis, si les conclusions que nous en tirons n'en sont pas
logiquement deduites, il nous faut fermer, a la fois,
et notre Bible et notre raison , car nous n'y pouvons
rien voir qui soit plus clair et moins susceptible de dou te.
Comment done cette double parabole du talent et de
la mine <F argent,— n£goci&, negotiates, exploits, opera-
tus, surgagn£s, superlucratus, quintuples, d£cupl& au
bout d'un certain temps, places chez des trafiquants d'ar-
gent, n«*mt*Jarw, exig& enfin avec usure, exegissem cum
usuris, — a-t-elle pu 6tre omise dans les dissertations
des saints docteurs con trel'usure, et comment n'en est-il
fait nulle mention dans la pol^mique r^cente que la
m£me question a soulev^e dans les journaux * ?...
* Luc, XIX, 15 a 26.
1 Voy. la Presse, feuillelons des 16, 23 et 30 sept., 9 et 28 oct., 6 et
if nov. 1349; et YUntom, n^des 17, 23, 27 sept., 28 oct. et l« nov.
1849. — Bergier, en son Dictionnaire thiologique, 6met une opinion
qui donne un grand appui a la n6tre, V° Usure,
±08 PRIMITIVE tiGLISE.
CTest que, comme Fa dit un dcrivain c£l£bre : « II y a
bien des v^ritds dont on n'est pas encore persuade dans
le christianisme. »
4. De VHospitalite.
Difference* et similitudes entre rbospitalite' des patens et celle des chrttiens.
— Lea premiers semblent avoir l'avantage. — Pourquoi lea chreliens paa
aossi faciles a accuelllir tout le monde. — Pourquoi l'hospitalitS a cessl peu
• a peu d'etre pratiquee depuis le christianisme?
L'hospitalit6, cette vertu des paiens, ne pouvait pas
ne pas 6tre pratiquee chez les chreliens, puisque Jesus-
Christ Fa recommandee entre les oeuvres les plus meri-
toires ' .
Chez les uns comme chez les autres, la premiere ac-
tion de I hospitality etait de laver les pieds aux hdtes
qu'on recevait. On voit cette coutume mentionnee en
plusieurs endroits de FEcriture, et ce soulagement etait
n&essaire en raison du mode de chaussure usite chez
lepOrientaux 2 .
Cependant, les paiens semblent avoir ete superieurs
aux Chretiens dans la pratique de Fhpspitalite et de
Faumdue, en ce point que jamais ils ne s'enqueraient
des opinions politiques ou religieuses de ceux quils
etaient appeles a heberger ou a secoprir, tandis qq'il
arrivait souvent aux chr&iens de n'ouvrir leur maison
et leur bourse qu'a ceux qui croyaieut ou pensaient
comme eux. On lit, en effet, dans Baronius, que les
1 Matt., XXV, 34. — « Ne negligez pas d'exercer I'hospilalite, nous
dit saint Paul, car c'est en la pratiquant que quelques-uns .ont recu
pour hdtes des anges, sans le savoir » (£fe&r., XIII, 2).— Voy. W. t
I Tiro., Ill, Sb — TO. I, 8.
* Paul, Tim., V, 10. — Voy. aussi I Ep. de saint Pierre, IV, 9.
HOSPITALITY. 209
Strangers etaient regus a bras ouverts pour peu qu'ils
montrassent qu'ils faisaient profession de la foi ortho-
doxe, et qu'ils etaient dans la communion de l'figlise.
Pour cet effet, les chr&iens qui voyageaient prenaient
des lettres de leur cv&jue, et ceslettres avaient certai-
nes marques qui n'etaient connues que des affid^s \ Ces
precautions etaient surtout necessaires dans les temps
de persecution, alors qu'il n'etait pas prudent d'admettre
a son foyer des inconnus qui pouvaient vous trahir*.
Quand c'&ait quelqu'uu de leurs fr&res qu'ils rece-
vaient sous leur toit, quelle joie dans toute la maison !
On priait avec lui, on s'encourageait avec lui dans la
foi, on lui deferait tous les honneurs de la famille. II
faisait la priere et avait a table le haut du banc... Le
repas auquel il prenait part etait repute plus saint; si
c'&ait un ^v6que qui voyageait, on l'invitait partout
a faire l'office et a pr£cher, pour montrer Tunil^ du
sacerdoce et de 1'figlise 3 .
Mais cela n'empGchait pas les Chretiens d'exercer
aussi l'hospitalite envers les infideles. C'est a l'hospita-
lite re<?ue ainsi chez eux que Pacdme, offlcier des ar-
mies romaines, dut le premier sentiment de sa con-
version 4 .
Les monasteres et leshospitia t&noignent, d'ailleurs,
que l'hospitalite a toujours ete chere aux Chretiens.
Mais, on ne peut ne pas reconnaftre que l'hospitalite
etait beaucoup plus fr^quemment exercee avant l'eta-
blissement du christianisme quelle ne le fut depuis.
1 Voy. Fleury, Maura des chrdtiens, § XXIX.
1 II y a eu des saints a qui l'hospitalite' donate ou re^ue a 616 une
occasion de marlyre. (Voy. Fleury, ub. sup.)
• Const. Apost. 9 II, cap. 18. — Eus., IV, Hist., c. XIV.
* Vie de saint Pacdme, ch. IV.
14
210 PRIMITIVE tiGLISE.
Doit-on en faire un reproche au christianisme? II faut
Ten benir, au contraire, puisque c'est a lui qu'on doit
les routes, les chemins et les auberges qui n'existaient
pas autrefois, et qui permettent aujourd'hui aux Stran-
gers et aux voyageurs de circuler, d'un bout du monde
al'autre, sans avoir d'asile a demander a personne 1 .
Les Arabes etles autres peuplades nomades sont en-
core hospitallers comme aux premiers 4ges du monde.
lis le seront moins quand le christianisme aura peupll
et civilisd leurs solitudes. En seront-ils moins par-
faits?...
§ VI.
Administration de 1ft cnarttt.
Deux modes d'exercice : — Diaconiea ; — Hdpitaux.
La participation des pauvres aux secours de la cha-
rite affecta successivement, dans les cinq premiers sie-
cles du christianisme , deux formules speeiales, deux
modes d'exercice distincts, suivant les deux p&iodes,
tres difKrentes Tune de l'autre, qui partag&rent l'£-
poque primitive que nous parcourons.
1 Les anciens Itaient beaucoup plus sldentaires que nous; Us voya-
geaient beaucoup moins; alors les peuples Tivaient isoMs; presque
toujours en guerre ou en inimitie* contre leurs voisins, ils faisaient
peu de commerce; il n'y avail ni routes babituellement frequenters, ni
auberges pour recevoir les voyageurs; meme sous l'empire romain
les voitures publiques n'eHaienl destinees qu'a ceux qui voyageaient
par les ordres et pour le service du souverain. On n'6tait done pas dans
le cas de recevoir beaucoup de voyageurs, ni d'exercer tres fr6quem-
ment l'hospitalite\ Si elle n'avait pas ete* pratiqu6e dans ces temps-la,
tout stranger aurait &e* en danger de pe>ir par la faim ; c'&ait done
alors une ceuvre de nScessite* (Bergier, Diet. thtoL, v° Hospitality.
DI AGONIES. 211
Dans la pdriode croissante de la charity et de la foi,
les secours se distribu&rent individuellement et a do-
micile, selon les besoins de chacun j — ce fut l'oeuvre
des diaconies.
Danslap&iodedecroissante, aucontraire, les secours
ne se distribufcrent plus individuellement, mais collec-
tivement, et dans un lieu central, selon les besoins
communs de la masse ; — ce fut l'oeuvre des hdpitaux.
Examinons en quoi consistaient, p&haient, ou ex-
cellaient, ces deux proc^des de mise en ceuvre de la
charity en action.
4. Diaconies.
Qu'&ait-ce? — Par qui administrees. — Les sept diacres de Rome. — Origine
de leur institution. — Eveques, administrateurs supr&nes du tresor des pau-
Tres. — Diaconesses* — Quality et fonclions des 6v6ques, des diacres et des
diaconesses.— Diaconesses pouvalent-elles vivre avec les diacres?— Les aga-
piles soiu-introduites. — Abus repriml. — En quoi consistait le tresor des
pauvres. — Diverges sources : — Aumdnes ; — Troncs publics et troncs prives ;
— Oblations, comment et par qui recueillies ; — Collectesj— Dimes; —* Biens
de l'£glise ; richesses immenses ; d'ou provenaient. — Part revenant aux pau-
vrea dans les biens de l'figlise. — A qui 6tait applique 1 le tresor des pauvres.
— Distinctions a ce sujet. — Comment et sous quelles formes Stait distribu6.
— Stalistique des pauvres secourus. — Fratres sportulantes. — La communion.
— L'agape, — Altare componere. — Ministrare mentis, — Secours a domi-
cile. — Superiority de ce mode de distribution. — Quand cessa. — Le diacre
Laurent. — Voila nos perles et nos rases d'or !
L'auteur du livre De VHumaniti a ose £crire que la
charity chr&ienne n'&ait pas organisable 1 . Et cepen-
dant, quelle admirable organisation ne fut-ce pas que
celle de 1'administration du tresor des pauvres, par
rinstitution des diaconies , dans la capitale du monde
chr^tien !
P. Leroux, De I'Humaniti, 1, p. 213.
44.
212 1MITIYE £GLISE.
Les diaconies etaient des bureaux de chariti annexes
aux iglises *, pour la distribution des aumdnes et Tad-
ministration du temporel des pauvres.
II y en avait sept, a Rome, desservies, sous la sur-
veillance de l'dvdque, par sept diacres regionnaires,
un pour chaque quartier ou region, dont le chef dtait
Fun d'eux, designe sous le nom d'archidiacre.
II y avait, en outre, un administrates du temporel ,
appele le pfcre de la diaconie, et qui etait tantdt clerc,
tantdtlaique 3 .
L'institution des diaconies remonte aux premiers
temps de 1'apostolat. On lit k ce sujet dans les Actes des
Apdlres :
« En ce temps-la, le nombre des disciples allant
croissant, il s'eleva , dans FEglise de Jerusalem, un
murmure des Juifs grecs contre les Juifs hebreux, au
sujet de leurs veuves que ces derniers refusaient d'ad-
mettre dans la dispensation des aumdnes de chaque
jour.
« (Test pourquoi les douze apdtres, ayant convoqu^
Fassemblee des disciples, leur dirent : « II n'est pas
juste que nous abandonnions la parole de Dieu pour
distribuer par nous-m£mes les aumdnes sur les tables 1 .
Choisissez done sept hommes d'entre vous, d'une pro-
bite reconnue, pleins de Fesprit saint et de discerne-
ment, a qui nous puissions confier cette oeuvre, tandis
que nous, nous continuerons a nous appliquer exclusi-
1 Eglise signifiait assemblie. L'assemblle des fiddles donnait ainsi
son nom au lieu m6me de ses reunions. Les chr&iens donnaient aussi
aux iglises les noms de basilique, oratoire, martyre, titre, ddme,
maison du Seigneur ou de Dieu. Voy. ci-aprfcs, p. 232, note 2.
1 Fleury, Hist, ecclts., liv. XXXVI, n°!5.
• Ministrare mensis. Voy. ci-apr&s, p. 234.
DIACOMES. 213
vement a la priere et a la dispensation de la parole. »
« Ge discours plut a l'assemblee entiere, et ils elu-
rent Etienne, Philippe, Procore, Nicanor, Timon,
Parmenas et Nicolas * qu'ils presentment ensuite aux
apdtres, lesquels, ayant prie, leur imposferent les
mains 3 . »
C'est sur les sept diacres de Jerusalem que se modele-
rent, depuis, les sept diacres de Rome, lesquels furent
les dispensateurs du. tresor des pauvres 3 , sous la sur-
veillance de l'evgque, qui en etait le supreme et sou-
verain adrninistrateur \
Ghaque Eglise nourrissant ses pauvres, a quel autre
qu'a 1'ev^que du diocese eut-on pu confier la souve-
raine disposition des biens qui y etaient attaches B ?
G'&ait done a l^v^que que s'adressaient , par Tin-
termldiaire des diacres , tous ceux qui avaient besoin
de secours; il etait le refuge de tous les pauvres et le
pere de tous les malheureux ; c'est pour cela que le
1 Tous noms grecs qui prouveiit qu'on avail eu 6gard, en ce choix,
a la satisfaction de ces strangers et de leurs veuves.
* Act. A post., VI, 1 a 6.
* Les diacres, appeles en grec diaconoi, e'est-a-dire hommes de ser-
vice, correspondaient a ceux que les Juifs appelaient les gabcti, collec-
teurs, et \esparnassim, ou distribuleurs d'aumdnes (Salvador, II, 236),
* Le mot evique vienl sans doute de tmaxoirnv, iospecter, adminis*
trer. C'est dans ce sens qu'il est pris par saint Paul, Tim., I. — Le
canon 17 du quatrieme concile de Carthage, tenul'an 398, porte : que
l'6v6que doit pourvoir a la subsistance des veuves, des orphelins et
des Grangers, nonpar lui-m6me, mats par son diacre ou archidiacre.
5 La division et la hierarchie n'exislaient point d'une maniere fixe
et reguliere dans les premiers siecles de Pfiglise*. II y avait des eveques
d'une ville, d'un bourg, d'une contr6e, chefs naturels de la comniu-
nautS chr&ienne. Dans l'origine, il y avait mdme des 6v6ques des
champs dontla juridiclion n' avait pas de limiles terriloriales. (Voy. Ca-
pefigue, Les quatreprem. siecles de I' Eglise chrtt., II, p. 190.)
21 4 PRIMITIVE EGLISE.
nom depape, qui signifieper*, a 6t6 longtemps commun
a tous les ev&jues de la cbretiente < .
Voici en quels termes saint Paul &iumere les qua-
lities et les vertus qui &aient ex i gees des evfiques et des
diacres :
« Gelui qui aspire a lYpiscopat aspire a une oeuvre
sainte. II faut done que l'ev6que soit irr£prochable,
mari d'une seule femme 2 , sobre, prudent, de moeurs
orn^es, mais chaste, bospitalier, instruit; qu'il ne
soit pi sujet au vin, ni violent, ni prompt a frapper, ni
processif, ni cupide; mais qu'il soit modere', qu'il gou-
verne bien sa famille, et qu'il maintienne ses enfants
dans I'obeissance et dans l'humilite; car, qui ne sait
pas gouverner sa propre maison pourrait encore moins
gouverner l'Eglise de Dieu.
« Pareillement, les diacres ne doivent 6tre ni impu-*
diques, ni a double langage, ni adonnds au vin, ni
avides d'un lucre honteux 8 . Qu'on ne choisisse done
1 Fleury, Mceurs des chrit., XLIX. — Qui pourrait s'&onner, apres
cela, de la pieuse et tend re popularity don I jouissaient les deques a
cette epoque ? (Voy. Ibid., XXXVII.)
* « La continence 6tait fort recommandee aux evdques, aux prelres
et aux diacres. Ce n'est pas qu'on n'elevat souvent a ces ordres des gens
marie*; car, comment aurait-on trouvG, entre les Juifs et les patens
qui se convertissaient tous les jours, des bomrnes qui eussenl gard6 la
continence jusqu'a un age mur? C'^tait beaucoup d'en trouver qui
n'eussenl eu qu'une seule femme, dans la liberte ou elaient les Juife
et lesautres Orienlaux d'en avoir plusieurs a la fois, el dans l'usage
universe! du divorce qui donnail occasion d'en changer souvent. Mais,
quand celui que Ton faisait ev6que avail encore sa femme, it com-
mencait des lors a ne la plus regarder que comme sa soeur, et l'Eglise
latine a toujours fait observer la meme discipline aux prelres el aux
diacres. Quelquefois on nommait leurs femmes prStresses a cause de la
dignity des maris (Fleury, Mosurs des chrit., XXXII).
* 11 est question, dans les Lettres de saint Cyprien, d'un diacre,
nomm6 Nicoslrale, qui fut depossedg de sa charge pour avoir sous-
DIACONIES. Si! 5
pour ces functions que ceux qui, aprfcs avoir et6 mis a
l'epreuve, sauront conserver le mystfcre de la foi avec
une conscience pure; et qui, maris d'une seule
femme ', gouverneront avec sagesse leurs enfants et
leur maison 2 . »
Les diacres etaient aides, dans leur mission, par
des acolytes sous -diacres et par des diaconesses
dont le nombre &ail proportion^ aux besoins du
service.
Les diaconesses etaient des veuves qui renongaient
h se remarier, et qui sedevouaient enticement &Foeu-
vre des pauvres. Ainsi, des la naissance du christia-
nisme, « a la femme chrtHienne , par une delegation
speciale, comme emploi deses loisirsetde la surabon-
dance de ses vertus , out etd confies tous les pauvres,
loutes les mis&res, toutes les plaies, toutes les larmes,
r exploration de tout le royaume si vaste de la dou-
leur*. »
Saint Paul determine ainsi qu'il suit les conditions
d'admission et les qualites requises des aspirantes dia-
conesses :
« Que celle qui sera choisie pour 6tre mise au rang
des veuves n'ait pas moins de soixante ans ; qu'elle
n'ait eu qu'un mari, et qu'on puisse rendre temoignage
de ses bonnes oeuvres : si elle a bien &eve ses enfants ;
si elle a exerc^ Thospitalite ; si elle a lave les pieds des
saints j si elle a secouru les affliges ; si elle n'a rien ne-
gligd des devoirs de la charitd.
trait sacrilggement les deniers de rfiglise, et s'elre approprie* le bien
de la veuve et de Vorphelin dont il itait ddpositaire (Ep. % LIII).
1 Voy. ci-dessus, p. 214, note 2.
* Paul, I Km, III,* a 13. *
8 Lacordaire, Conf. 9 11, p. 352.
216 PRIMITIVE EGLISE.
« Mais, n'admettez point parmiellesdejeunes veuves
que la mollesse de leur vie porte a secouer le joug de
Jesus-Christ , et qui out en t&e de se remarier. Ces
veuves-la sont, pour l'ordinaire, des faineantes et des
coureuses de maison, aussi curieuses qu'elle&sont ba-
vardes et faiseusesde mauvais propos. Laissez-les done
se remarier et avoir des enfants. J'aime mieuxcela;
j'aime mieux qu'elles s'occupent de leur menage et
qu'elles ne donnent a nos ennemis aucun pretexte de
nous accuser; car il y en a deja plus d'une qui est
retournee a Satan l . »
Par la suite, on se rel&cha un peu de la sdverite de
saint Paul quant a l'&ge des diaconesses. Cet 4ge fut
reduit a quarante ans 2 . Mais ce furent toujours les
veuves les plus sages et les plus eprouvdes par toutes
sortes d'exercices de charite.
On donnait aussi quelquefois cette charge a des
vierges j alors elles prenaient le titre de veuves.
Les diaconesses recevaient, comme les diacres, rim-
position des mains. A ce titre elles faisaient partiedu
clerge, sans, pour cela, en etre membres 3 .
Chaque diacre residait dans sa diaconie, et recevait,
pour remplir sa mission, une somme d'argent propor-
tionnee aux besoins qu'il avait a satisfaire, et dont il
devait rendre compte 4 .
1 Paul, I Tim., V, 9 a 45. — Dans la merae fiptlre, saint Paul dit :
« Que les femmes qui aspirent a devenir diaconesses soient pudiques,
sobres, fideles en to u les choses, et point mSdisanles » (III, 44).
* Const, aposl., lib. III.
8 Const, apost., VI, 47. — VIII, 49. — Les diacres n'&aient pas des
se*culiers; mais ce n'6taient pas non plus des pastetirs ayant le pou-
voir de Her et de dewier comme les ereques et les pr6tres. C'&aienL
^donc des pr6pos6s semi-laiques, semi-religieux de T6v6que.
4 Fleury, Mceurs des chrti., LI.
DIACONIES. 217
Visiter les malades et les prisonniers, et leur porter
les secours dont ils avaient besoin ; prendre soin des
reliques et des sepultures ; pourvoir au logement des
Strangers; veiller chaque jour a la nourriture de tous
les pauvres ; recevoir, a cet effet, tout ce qui etait offert,
pour les besoin s communs de l'Eglise, en argent, v£te-
ments, denrees, etc., le mettre en reserve dans les ma-
gasins de la diaconie, puis le distribuer suivant les
ordres de lev^que : tels etaient les principaux devoirs
qu 'avaient a remplir les diacres.
Pour mettre l'ev6que a m&ne de statuer, en connais-
sance de cause, sur les demandes et les besoins de cha-
cun, chaque diacre tenait une statistique exacte, et des
bulletins individuels contenant les noms, profession,
Age, sexe, demeure de tous les pauvres a secourir, avec
des notes indicatives sur les causes de leur detresse,
le nombre de leurs enfants, leurs antecedents, leur mo-
ralite, etc. * . Les diacres etaient done obliges de faire
une enqudte prealable, et de prendre des informations
completes sur tous les cas, sur toutes les infortunes 3 ;
car e'est avec discernement et non au hasard que se
faisaient les distributions entre les ayants droit 3 .
La vie des diacres etait done une vie bien remplie. II
leur fallait aller et venir ties souvent par la ville et
souvent m£me faire des voyages au dehors ; e'est pour
cette raisou qu'ils ne portaient ni manteaux, ni grands
habits comme les prdtres, mais seulement des tuniques
1 Saint Cyprien, 6v6que de Carthage, menlionne positiyement, dans
ses fipftres, ['obligation de lenir cette statistique, et de faire un relev6
de Tage, de la profession et des qualil6s de chacun (Eptst. y XLI1).
8 Cette enquGle est Ggalement mentionn^e dans saint Cyprien,
ub, sup.
• Voir ci-dessus, p. 185,
218 PRIMITIVE EGLISE.
et des dalmatiques pour &re plus disposes a Taction et
au mouvement 4 .
La charge sp£ciale des diaconesses etait de visiter
toutes les personnes de leur sexe que la pauvret^, la
roaladie, ou quelque autre mis&re rendaient dignes des
soins de l'Eglise. Elles instruisaient les catechumenes
et les dressaient a la vie chrdtienne.
Leur devoir &ait pareillement de visiter les prison-
niers, particuliferement les martyrs et les confesseurs,
de servir les e Ira tigers, d'ensevelir les morts et d'aider
lesdiacres dans tout ce queceux-ci leur prescrivaient
de faire.
Les diaconesses rendaient compte de leur mission la
Nv6que, et, par son ordre, aux prdtres ou aux dia-
cres. Elles servaient principalement a les avertir des
besoins des autres femmes, et a faire, sous leur direc-
tion, ce qu'ils ne pouvaient faire eux-mdmes avec au-
tant de biens&mce 2 .
Bien entendu qu'on ne permettait point aux diaco-
nesses de demeurer chez les di acres, ou chez les clercs,
m&me non mari£s. De trop grands scandales etaientre-
sultesde la liberte qu'on avait laisse prendre aux clercs
de cohabiter avec de jeunes devotes qui, sous le nom
d'agapetes sous-introduiles (subintroductce agapelce), prd-
tendaient, par la, mettre leur virginite mieux a cou-
1 Const, apost.y II, M. — « Les diacres ont une mission ambu-
lante, ^oyageuse ; ils sont les fiddles r6parliteurs du pain, du Yin, des
offrandes et du bien commun entre tous les fiddles, et ce devoir, li-
mits d'abord aux choses materiel les, s'6teod peu k peu jusqu'aux sa-
crements de l'Eglise. Le diacre, ministre aclif du sacrement de l'au-
m6ne» est Fouvrier le plus laborieux de la communautg » (Capefigue,
ub. sup., II, 49).
» Fleury, Maturs des chret., XX VII.
DI AGONIES. 2*9
vert % pour qu'on expos&t les di acres et les diaco-
nesses, occupes de tout autres soins, a ces experiences
de cfaastet^ dangereuse 2 .
Gbaque diaconie etait comme Tentrepdt et le reser-
voir du tr&or des pauvres.
En quoi done consistait ee tresor?
Le tresor des pauvres ne faisait qu'un avec le tresor
de l'Eglise, dans lequel pourtant il ne comptait que pour
un quart \ Ce tresor &ait aliment^ par plus d'une
source d'abondance. II se composait, notamment, — du
produit des aumdnes ordinaires, des contributions et
collectes, des dimes obligatoires, des offrandes aux sa-
crifices, enfin des ricbesses des figlises.
Le tresor des pauvres fut d'abord aliment^ par l'u-
nique source des aumdnes individuelles. Ces aumdnes
etaient celles que chaque chr&ien, ricbe ou pauvre,
s'imposait volontairement et qu'il donnait a qui, quand
et comme bon lui semblait, sans en rdferer a persoune
et sans que sa main gauche silt le bien que faisait la
droite. Ces aumdnes-la se faisaient sans 1'interm^diaire
1 Le concile de Nicee fit cesser ce scandale en bornant la permis-
sion atix meres, aux soeurs et aux (antes (Cone. Nic. Can., III).
* Voy. ce que nous arons dit a ce sujet ci-dessus, p. 191, note 6.
— Les agapetes sous-introduites recevaient aussi les noms de suner-
chomenes, ou de sune'isaktes. Un pr&tre, nomine* L6onlius, pour ne pas
renoncer & une jeune sunei'sakte, nommee Eustolie, qui demeurait chez
lui, se soumit volontairement a une mutilation qui mellait sa vertu a
Tabri des attaques de la calomnie. (Voy. Pbilarete Chasles, ub. sup.,
p. 89.)
* Saint Grlgoire nous apprend qu'on faisait des biens de l'£glise
qualre parte, dont Tune e"tait attribute k l'Sveque, l'autre aux pretres
et officiers ecclgsiasliques secondaires, la Iroisieme aux reparations de
l'gglise, la quatrieme aux pauvres. — Le pape Gelase assigne a cette
part le premier rang. On la prelevait sur les plus clairs deniers du
trlsor Episcopal (Martin Doisy, Hist, de la chariti, p. 63 et 106).
220 PRIMITIVE EGLISE.
des di acres. Ghacun en etait le dispensateur pour soi-
mSrae. Ce n'est pas dans le tronc public de Feglise,
mais dans le tronc priv^ que chaque chr&ien avait chez
soi pres de son prie-Dieu, que se d^posaient ces au-
mdnes; — du raoins saint Chrysostdme conseillait cet
usage com me l'une des pratiques les plus utiles et les
plus m&itoires.
« Que votre maison, disait le saint docteur, devienne
en quelque sorte une eglise, dtant sanctifidepar ce tr£-
sor de la charity. Soyez vous-m6me le gardien de Far-
gent sacrd ; constituez-vous vous-m6me Feconome des
pauvres ; la charit£ et Fhumanitd yous conferent ce
sacerdoee. (Test dans le lieu de votre maison ou vous
avez coutume de vous retirer pour prier que devra 6tre
place le tronc des pauvres. Et chaque fois que vous y
entrerez pour faire vos pri&res, commencez par d£po-
ser votre aumdne, et ensuite repandez votre &me de*
vant Dieu. Si vous en agissez ainsi, dit-il ailleurs, ce
tronc vous servira d'armes contre le diable ; car le
lieu ou est amasse Fargent des pauvres est inacces-
sible aux demons. L'argent ramasse pour Faumdne
met une maison plus en suretd que le bouclier, la
lance, les armes et toutes les troupes de soldats ' • »
Independamment des aumdnes ordinaires que cha-
cun faisait a son gre, et de celles qu'il faisait secrete-
ment en deposant ce qu'il voulait donner dans le tronc
public de Feglise 2 , chaque chr&ien fournissait, tous
les mois, toutes les semaines, ou a de plus longs inter-
1 Saint J. Chrys., in I Epist.ad Cor., Horn. 43. — Id. De Eleemos.,
n. 4.
» Saint Cyprien reproche aux riches de ne pas jeter les yeux sur le
tronc (CEuvres de saint Cyprien, I, p. 187, TraiU de laumdne, trad,
de Tillemonl).
DIACOMES. 221
valles s'il voulait, une contribution modique , dont il
fixait lui-m6rae le quantum, et qui &ait lev^e par les
diacres oil acquitttfe a l'eglise pendant le service divin,
au moment de la collecte. Elle pouvait consister en
meubles , en provisions de bouche , en habits ou en
argent. II n'y avait rien de regte ni de forcd dans cette
contribution . C'&ait un depdt de charite qu'on ne pou-
vait employer qu'en oeuvres de charity. II composa
presque a lui seul tout le tresor des pauvres pendant
les trois premiers socles de l'figlise 1 . II suffit long-
temps pour pourvoir a tous les besoins. La seule Eglise
romaine, sous le pape saint Corneille, vers Tan 250,
nourrissait ainsi cent cinquante-quatre clercs et plus
de mille cinq cents pauvres 2 .
Bien que l'aumdne fut volontaire de sa nature , Ffi-
glise n'en recommandait pas moins, comme un devoir
d' obligation, de lui donner les pr^mices et les dimes
des fruits de la terre et du b&ail pour la subsistance
des clercs et des pauvres. Origfene soutenait que la loi
ancienne obligeait encore en ce point, lequel, selon
lui, a ete plutdt confirm^ qu'aboli par l'Evangile*.
Mais nous ne voyons point qu'on ait jamais proc£d£
par voiede censure contre ceux qui y avaient manqug.
C'est peut-6tre qu'on n'y manquait pas.
Les offrandes les plus considerables se faisaient k
Nglise, a Tendroit de 1'office divin qui, de nos jours,
en commemoration de ce pieux usage, conserve encore
1 Tertullien, Apologet., ch. XXXIX.
' Euseb., Hist., lib. VI, ch. 43. — Les clercs r6tribu6s sur letrlsor
de l'Eglise s'appelaient fratres sportulantes, nom qui rappelait la spor-
tule romaine. (Voy. torn. I er , p. 372.) L'figlise n'6tail-elle pas la pa-
tronne du prelre comme celle du pauvre?
• Orig., Horn , I, v. il, in Jos.
$22 PRIMITIVE 6GUSE.
le nom d'offertoire. Cbaque chr&ien apportait done ail
temple ce qu'il avait l'intention d'offrir pour le$ pau-
vres. Pour eviter la confusion , tous se mettaient par
rangs et restaient a leurs places jusqu'a ce que les dia-
cres allassent de rang en rang reeueillir toutes les obla-
tions. Les oblations consistaient en pain, vin, fruits de la
terre, aliments de toute espfece, luminaire pour l'eglise,
vdtements, argent, etc.
L'ev6que, &ant a l'autel, recevait des mains des
diacres les oblations qu ils avaient revues du peuple et
les b^nissait.
Le pain et le vin &aient seuls mis sur l'autel comme
devant 6tre la mature du sacrifice. Les autres objets
dtaient deposes par les diacres dans le local special
annexe k l'eglise k cet effet, sauf les fruits nouveaux
qu'on mettait aussi sur l'autel pour les benir, k la fin
du sacrifice.
Les pains dtaient en si grand nombre que l'autel en
&ait comble, comme disent quel que s oraisons. Ils se
plagaient sur le corporal , qui dtait une grande nappe
que deux diacres etendaient par les deux bouts de
l'autel. C'etait le soin d'un diacre special, appeld obla-
tionnaire, de couvrir l'autel de tous ces pains. II y de-
vait mettre une certaine symetrie; cela s'appelait
dresser l'autel, altar e componere. II y pla$ait aussi le ca-
lice du vin destine a 6tre consacre.
On n'employait a l'eucharistie que le pain offert par
les fideies et b£ni par l'eveque. Ghacun faisait de sa
main les dons qu'il offrait '.
Dans les cas de fleaux , les clercs faisaient des col-
lectes domiciliaires. En temps de persecution, le fruit
1 Voy. Fleury, ub. sup., XLH,
DUCOMEfl. 22i
de ces collectes etait applique aux confesseurs qui
n'avaient pas sue combe dans les supplices, aux Chre-
tiens persecutes , obliges de fuir, ou ruin& k cause de
leur foi. « Tout 1'argent que Von pourra rama$$er sera
mis dans les mains des clercs pour cet usage, » dit
saint Cyprien * ,
Toutes ces collectes, toutes ces dimes, toutes ces
oblations , jointes aux legs , aux dons , aux presents
dont les empereurs Chretiens et les riches particuliers
dot&rent les figlises avec un abandon et une magnifi-
cence qui n'avaient rien d'egal que la foi ardente qui
les inspirait, accrurent, apr&s la persecution, le tr&or
des pauvres, de biens meubles et immeubles et de re-
venus, qui passeraient pour fabuleux, aujourd'hui, si
la reality n'en etait attests par les tdmoignages les
plus authentiques.
Les eglises avaient des immeubles en propre d&s le
temps des persecutions, puisque, quand les persecu-
tions cessment, la restitution de ces immeubles fut
ordonnee, ainsi que cela r£sulte d'un edit de Con-
stantin et de Licinius, de Fan 315.
Mais, quand la paix et la liberty furent rendues aux
chretiens, les largesses faites aux eglises n'eurent plus
ni bornes ni fin , et ces largesses ne consistaient pas
seulement en vases d'or et d' argent, mais en maisons
dans Rome, et en terres k la campagne, tant en Italie
qu'en diverses provinces de 1' empire.
Sous le pape saint Sylvestre, Constantin donna k la
seule eglise de Latran, en statues, tabernacles, autels,
chandeliers, lampes, encensoirs, vases et ornements
sacres, pour la basilique et le baptist&re, une valeur de
1 Saint Cyprien, Epit. V.
224 PRIMITIVE &GL1SE.
plus de quinze cent mille francs de not re monnaie ,
sans les fa^ons *.
Constantin donna de plus a la mdme basilique et au
baptistfere, en maisons et en terres, cent quinze mille
francs de notre monnaie de revenu annuel.
Constantin Mtit sept autres eglises a Rome, et fit de
grands dons a celle qu'avait edifiee saint Sylvestre. II
fit encore Mtir une eglise a Ostie, une a Albane, une
a Capoue, une a Naples.
Ce qui appartenait k ces diverses eglises, en vases
d'or et d'argent, ne s'&evait pas a moins d'un million
de nos francs , toujours sans compter les famous. Les
revenus de leurs terres et de leurs maisons montaient
a plus de cent quaraute mille francs *.
Ajoutez a cela les Eglises que Constantin et sainte
H&fene, sa mere, firentMtir a Jerusalem, a Bethleem
et par toute la terre sainte; — celle des Douze-Apdtres
et les autres qu'il fonda a Constantinople, a Nicomedie,
a Antioche ; — ajoutez les liberalites qu'il fit a toutes les
Eglises par tout i'empire j — ajoutez encore ce que don-
nferent les empereurs suivants ; — ce que donnerent
les gouverneurs et tous les autres grands seigneurs qui se
firent Chretiens ; — ajoutez les liberalites de ces saintes
dames qui quitterent leurs irnmenses fortunes pour
embrasser la pauvretd chretienne, comme, a Rome,
sainte Paule et sainte Melanie, a Constantinople sainte
Olympiade et tant d'autres ; — ajoutez enfin les dons des
<5v6ques dont chacun, a Tenvi, prenait soin d'enrichir
son Eglise; — et jugez, d'apres cela, ce que devait 6tre le
trdsor des pauvres, dans les grandes villes capitales de
1 Fleury, ub. sup., § L.
1 Fleury, ub. sup.
DIAC0N1ES. 225
nos provinces qua nous prendrions aujburd'hui pour
des royaumes 1 *
Rien de tout eel a, du reste , ne doit Conner, d'aprfes
ee que nous avons racontd des immenses richesses de
I'empire romam*.
• Nous avons vu que des sommes enormes se depen-
saient, chaque armde, en fiites, en jeux, en spectacles.
Tout cela servit a enrichir les eglises chretiennes et
leurs pauvres s .
De grands biens, d'ailleurs, &aient attaches au culte
des idoles, et le clerge paien etait plus riche que ne le
put jamais devenir le cierg£ chr&ien *. Or, ce qui, de
ces immenses richesses, ne servit pas aux confiscations
qu'en fit plus d'un empereur palen pour satisfaire a
ses ruineux caprices 8 , servit a doter les eglises chre-
tiennes des immenses tresors qui furent mis a leur dis-
position par les empereurs Chretiens, dans le courant
des quatrieme, cinquieme et sixifeme siecles 6 .
. * Fleury, u&. sup.
; * Yoy. torn. I ep , p. 189 et suiv.
8 Lampade, gouverneur de Rome, l'an 366, alloue aux pauvres du
Vatican les sommes d'argent destinies a celebrer les jeux publics.
Cent trenteans plus lard, le senat romain supprime les depenses exces-
sives affectees aux jeux du cirque, pour donner des velemenls au
peuple. a II esl digne de la foi nouveile de I'empire, dit le senat trans-
forme, de donner aux anciennes depenses de Rome idolatre un emploi
meriloire pour iiotre salut. » (Yoy. Amm. Marcell., lib. XXVII.)
4 Voir, sur les cinq sources d'ou protenaient les immenses ri-
chesses du clerge pa'ien r YHistoire des classes nobles, de Granier de Cas-
sagnac, p. 223 el suiv., et 283.
8 Voy. torn. l er , p. 494 et suiv.
8 Constantin commenca, Pan 333, la reaction contre le paganisms
en fermant quelques temples et en appliquant leurs revenus aux
eglises {Cod. Theod., lib. XVI, litre X, 1. 1). Les enfants de Constantin,
Constance et Constant, poursuivirent Toeuvre de leur pere par cinq
lois qui vont de 341 a 356 [Cod. Theod., ub. sup., 1. 2 a 6). Elles sont
45
226 PRIMITIVE fiGUSE.
Les saints dv&jues de ce teraps-te f pauvres et mo-
destes qu'ils etaient encore, loin d'etre fiers et de se
rdjouir d'etre a la t6te de biens aussi considerables, s'en
plaignaient au contraire, et regrettaient le temps oft
les oblations journalieres des fidfeles Etaient suffisantes
pour la nourriture des pauvres et des clercs, et pour
tous les besoins des figlises •.
Et comme leur nombre et celui de leurs clercs 2 n'tf*
tait pas assez 6\ev6 pour leur permettre d'administrer
par eux-mgmes les biens de leurs Eglises, sans nuire
aux autres travaux de leur ministfere, ils en eonfiaient
le soin, sous leur surveillance, a des membres sp^ciaux
de leur clergd, aux diacres, presides par un archidiacre,
veritable archi-tr&orier en qui se centralisait l'admi-
nistration charitable, dans les grandes villes.
Et, pour se soulager dans les affaires mdrnes de
pietd, ils obtinrent que les empereurs ^tablissent, dans
suivies de six lois rendues dans le meme but par Tbeodose le Grand,
de 381 a 392; et celles-ci sont suivies de plusieurs autres d'Arcadius,
d'Honorius et de Theodose le Jeune, allant jusqu'a 42C (fcM., I. 7 a
25). II y eut un temps d'arrto dans celte penode. De Pan 361 s> Tan
363, Tempereur Julien fit restituer leurs biens aux anciens temples.
Mais, au bout de trois ans, les fails reprirent leur cours. (Voy. Cod.
Theod., lib. X, tit. 1, 1. 8; et til. 111,1. 5, lib. XVI, litre X, loi 14 et 19.)
Une loi de Justinien, d'oct. 530, autorise lacceptation des successions
laissees a J6sus-Christ, aux martyrs, ou aux arcbanges (Cod. Justin..
lib. I, lit. II, c. XXVI).
1 Fleury, ub. sup., L.
* Ce nombre n'6tait pas grand, puisque, Fan 550 de J.-C, l*£glise
romaine n'avait que quarante-six pr&res, et, en tout, cent cinquanle-
quatre clercs, quoiqu'il y eut un peuple innombrable. II y avait bien
plus d'e>eques a proportion j car on en mellait dans toutes les villes
ou il y avait un certain nombre de chr&iens (Ibid.). Le nombre des
deques de la chreHiente qui assisterent au concile de Nice*, preside* par
Conslantin, Tan 325, etait de trois cent dix-huit (CapeGgue, he. tit.,
II, p. 341).
DIACONIES. SS7
chaque ville, un difenseur des pauvres, protecteur et solli-
eiteur charitable de toutes les infortunes * .
Le concile de Carthage , tenu Tan 398, porte (can.
xxxi ) que Pev&jue doit user des biens de l'Eglise, non
com me lui appartenant en propre, mais comme lui
ayant 6t6 donnas en d£p6t. Aucun £v6que ne considera
jamais autrement, non-seulement les biens donnes aux
dglises , mais encore ses biens propres ; les uns et les
autres &aient le patrimoine des pauvres*. « L'Eglise,
disait saint Ambroise, n'a pas de Tor pour le garder,
mais pour le depenser au soulagement des pauvres. »
Et c'est ce que 1'Eglise faisait en consacrant tous ses
Tevenus k Tentretien des temples vivants du Saint-Esprit,
comme on appelait les pauvres a cette e'poque; et,
quand les revenus etaient insuffisants, le fonds y pas*
sait. C'est ainsi qu'en cas de peste, de guerre ou de
fleau, FEglise vendait jusqu'a ses ornements, jusqu'a
aes vases sacr^s 8 , pour le soulagement des malades et
la sepulture des morts. « Quand les besoins de la cha-
rity le commaridaient, dit M. Martin Doisy, les vases
sacr£s, les ornements d'or et d'argent devenaient le
solus populi des classes soufirantes , la prima lex des
ev&jues. Le depouillement des dglises etait la loi mar-
tiale de la charity chr&ienne 4 . »
Maintenant, a qui, dans les circonstanccs ordinaires,
£tait applique le tr^sor des pauvres ?
L'Eglise prenait soin de tous les pauvres, quels
1 Fleury, ub. sup., L.
1 « Je vous recommande le soin des veuves, des malades, des stran-
gers dans F indigence. Qu'il soit pourvu a leurs n6cessil£s sur ce qui
me revient en propre » (S. Cyprien, Epist. II). ^
8 Voy. ci-dessus, p. 484.
* Histoire de la chariti, p. 78.
45.
2'2S PRIMITIVE 6GLISE.
que fussent leur Age, leur sexe, leur religion 1 .
Par pauvres ou n'entendait que ceux qui se trou-
vaient dans l'impossibilit^ de pourvoir par leur travail
a leur subsi stance *.
Les en Pants exposes et abandonn& &aient 1-objet
d'une tendresse toute sp^ciale, car l'exposition et la
vente des enfants nouveau-nes , ces pratiques abomi-
nables du paganisme, le christianisme les defendit
sans que ses apdtres et ses docteurs aient pu les extir-
per des moeurs et des necessitate de leur temps \
« Le tr^sor des pauvres, dit Tertullien, est employ^
k nourrir les pauvres et a fournir aux frais de leur se-
pulture j a soulager les orphelins sans biens, les servi-
teurs casses de vieiliesse, les malheureux qui ontfait
naufrage, les chr^tiens condamn^s aux mines, detenus
dans les prisons ou rel£gu& dans les ties pour la cause
de Dieu. Les patens nous font un crime de cette cha-
rity! «Voyez, disent-ils, comme ils s'aiment! Voyez
comme ils sont pr6ts k mourir les uns pour les autres ! »
Pour eux, ils se haissent tous, et sont toujours prdts k
s'entr egorger \
* Voir ci-dessus, p. 448 et suir.
* Voir ci-dessus, p. 469; et ci-apres, $ IX. — Quand ce n'llait que
moment*n£ment que le pauvre valide ne trouvait pas dans son tra-
vail des ressources suffisanles pour le faire vivre, lui et sa faraille,
FSveque venait k son secours par une avance pecuniaire destined a loi
procurer les ressources necessaires aux premiers besoins de la tie
(S. Cyprien, Ejrist. XLII).
8 Les Peres des quatrieme et cinquieme siecles citent des enfants
exposes, des enfants vendus, pour soulager la misere de la famille.
Ils cilent meme des enfants mutile* dans l'intention d'lmouYoir par le
spectacle de leurs infirmitls la compassion du peuple au profit de
leurs barbares parents. Voir aut. cites par Wallon, De Vesclavage, III,
p. 387.
4 Tertull., 146. sup. — « Les chr6tiens> dit ailleurs Tertullien, em-
DIACONIES. iS9
Les premiers soins &aient dus et prodigugs aux pau-
vres ma lades.
« Que les pauvres malades, dit saint Gregoire de
Nysse, vous soient aussi pr^cieux que Tor; soulagez-les
comme si votre sante, comme si la vie de votre
femme et de vos enfants, de vos servileurs, de votre
famille entiere, etait renferm^e dans leur maladie;
car, de tous les pauvres, il n'y en a point qui
m&ritent de recevoir plus d'assistance que les mat-
lades ; leurs souffrances ajout&s a leur d&resse sont
une double pauvretd. Les indigents en santd peu-
veut du moins aller au devant du secours et cher-
eher qui le leur procure ; on les trouve a la porte des
maisons, on les rencontre sur les places publiques
sollicitant notre misericorde. Mais celui que la fai-
blesse de son corps prive de mouvement, le malheib-
reux que la maladie retient enfermd dans sa pauvre
maison > dans son obscur reduit, sur la paille de quel-
que Stable ou il est prisonnier, attend, au sein de ses
angoisses, son charitable bienfaiteur, comme Daniel
attendait le prophete Habacuc dans 1' autre des lions;
comme un ami son ami. Rendez-vous par l'aumdne le
compagnon de cet autre Daniel ; Mtez-vous d'apporter
h ce pauvre malade ce qui lui manque pour guerir et
pourvivrfr 1 . »
Le rachat des captifs, qui dtait de u^cessite generate,
au moment de la chute de Tempire romain, et iesse-
ploient plus de parfums a embaumer leurs morts que les patens dans
leurs sacrifices. Us les enveioppent de linges bien fins, d'eloifes de
soie, quelquefois d'habits precieux. »
1 S. Greg. Nyss. Oral. De pauperibus amandis. — Voy. ci-dessui,
p. 169, n. 2.
230 PRIMITIVE £GL1SE.
cours aux prisonniers 1 , &aient aussi run des princi-
paux offices de la charite.
Maintenant, comment, et sous quelles formes, se
distribuait le tresor dcs pauvres ?
Pendant les trois siecles que dura la persecution, les
^glises consistaient en des maisons particulieres, ou les
fideles s'assemblaient secretement, le dimanche. La
salle a manger, que les Latins nommaient cenacle, etait
le local affecte a la fraction du pain, c'est-a-dire a la
celebration de la c6ne 2 . Sou vent la persecution obli-
geait de se cacher dans les cryptes ou caves souter-
raines, comme les catacombes.
Alors, il en etait des aumdnes comme des prieres :
les unes et les autres se faisaient en cachette.
Apr&s l'offerte des dons qui devaient faire la mati&re
du sacrifice, et de ceux qui etaient destines aux pau-
vres, le peuple se donnait le baiser de paix, — les
hommes aux hommes, les femmes aux femmes.
La communion commengait par l'ev6que. Apr&s se
1'dtre donnee a lui-m£me, l'ev6que la donnait aux.
prdtres, aux clercs, aux diaconesses, aux vierges, puis,
a tout le peuple par les mains des diacres. Les diacres
portaient la communion par les rangs comme ils avaient
fait pour recevoir l'offrande, en sorte que chacun de-
meurait a sa place. Les hommes recevaient le corps de
Jesus-Christ dans leurs mains, les femmes, dans des
linges destines a cet usage. On donnait aux petits en-
fants les particules qui restaient de l'eucharistie, et on
1 Voy, ci-apres, $ X.
' On dlsignait le saint sacrifice par les noms de l'ficriture : cene,
fraction du pain, oblation, ou par les noms que l'figlise recut ensuile :
synaxe, c'est-k-dire assemble, en latin coUeote; eucharistie, c'est-k-
dire action de graces (saint Gyprien, Epist. LXIll, ad Ccecil.).
DIACONIES. 231
■
donnait k oeux qui ne communiaient pas les restes da
pain offert et non consacrd; de Ik est venu le pain
Wnit 1 .
Apr&s la communion, avait lieu l'agape *. C'etait un
repas fraternitaire que tous les fiddles, riches et pau-
vres, faisaient dans lem&nelieu. Plus tard, on ne le
donna plus qu'aux veuves et aux pauvres ; et les abus
qui s'y commirent finirent par en abolir l'usage tout a
fait f ,
L'eucbaristie, distribute a la communion, etant, en
m&Be temps qu'un secours spirituel, un seeours ma-
teriel pour les malheureux, ceux des fiddles qui n'avaient
pu la recevoir a l^glise , la recevaient a domicile, par
les soins des diacres ou de leurs acolytes qui la leur por-
taient. On permettait zn£me aux fideles de Temporter
chez eux, pour la prendre, tousles matins, avant toute
autre nourriture, ou dans les occasions de p6ril, comme
lorsqu'il fallait aller au martyre j parce que Ton n'atait
pas la liberty de s'assembler tous les jours pour cilibvev
lesmyst&res*.
Tous les autres secours Be distribuaient pareillement
* Fleury, ub. sup., XL1I.
1 « Le nom que nous donnons a notre repas du soir, dit TertuUien,
en marque la qualite* ; il est appele" agape, d'un mot grec qui signifie
amour ou dilection. G'est par cette table commune que nous aidons a
vivre les plus indigents. » Saint Chrysoslome appelle les agapes le fon-
dement de la charity, la consolation de la pauvret6 pour les uns,
l'ecole de I'humilite' pour les autres. II raconte qu'apfes la calibra-
tion du sacrifice et la communion, les chrgtiens, a certains jours, de
reunissaient dans un banquet commun et general, dont les riches four-
nissaient les mets, et ou les plus pauvres etaient admis, a la difference
de ce qui avait lieu {aux repas cotnmuns de Sparte. (Toy. torn. !*y
p. 367.)
» Voy. Floury, ub. sup., XIV. — Vby. ci-apre«, $ VII, nM.
* Md. 9 XLU.
232 PRIMITIVE EGLISE.
a domicile, c'est-a-dire dans la demeure mSme des
pauvres qui y avaient droit. Les pauvres y trouvaient
la discretion qui doit toujours accompagner 1'autndne,
et les diacres, tout en pre n ant conseil de leur pudeur
autant que de leurs besoins, selon le precepte de saint
Leon ', y trouvaient le moyen d'en contr61er, d'en sur-
veiller l'emploi. Le secours a domicile a cet autre
avantage de yenir en aide a la famille, sans jamais la
remplacer, sans jamais en faireperdre l'esprit. II est,
de plus, le seul moyen de proportionner le remede au
raal, et de donner a 1'intelligence de l'usage la force
de s'opposer aux envahissements de Tabus. Enfln, il
met le riche a m£me d'avoir ses pauvres a lui, de les
aimer, de les visiter, de s'en faire connaitre, et de se
faire ainsi, de la reconnaissance et des prieres <\e ses
proteges, une source de jouissances intimes que la cha-
rity a distance ou en masse n'a jamais pu procurer.
Ge n'est que quand, la persecution ayant cesse, les
maisons particulieres ou les fideles sassemblaient firent
place aux eglises publiques qui se construisaient et
s'&evaient de toutes parts, que, dans la disposition
des b&timents qui en composaient les dependauces a
cette epoque, on comprit un local special, appele dia-
conie, diaconium, destine a 1'usage dont nous avons
parle 2 .
1 Solitd benignitate vigilandum est ut quern modestia tegit et vere-
cundia prcBpedit, invenire possimus. Sunt enim qui paldm poscere ea
quibus indigent erubescunt, et malunt miserid tantw egestatis affligi,
quam publicd petitions con fundi. Intelligendi ergo isti sunt et ab oc-
cultd necessitate sublevandi, ut hoc ipso amplius gaudeant cum et pau-
pertati eorum consultum fuerit etpudori (Leo, Serm. IV, de Collect.).
1 L'eglise 6lait euvironne'e de tous cdtes de cours, de jardins, ou de
batiments dependant de l'eglise m£me, qui tous 6|ajent enfermes
DIACONIES. 233
Alors, TEglise heureuse et fifere de pouvoir etaler,
aux yeux de tons, les tresors de sa charite, reunissatt
tous les pauvres a saporte, afin d'attirer, par cette vue,
les plus indifierents etles plus inhumains a la pens£e
deTaum6ne. « Devant ce choeur de vieillards courb&
sous le poids des ans, couverts de haillons miserables
et souilles, se soutenant a peine sur leur baton, quel**
quefois priv& de la vue, paralyses de tous leurs mem-
bres, quel cceur de pierre, disait saint Chrysostdme, ne
se laisserait attendrir par le spectacle de leur age, de
leurs infirmites, de leur cecite, de leur indigence, de
ces v&ements en lambeaux et de tant de motifs de
piti^ ? Comme les fontaines disposees pr&sdes lieux
de pri&res, pour l'ablution des mains que Ton va tendre
vers le ciel, les pauvres, ajoute le saint docteur, ont ete
places par nos aieux pres de la porte des eglises afin
de purifier nos mains par la bienfaisance, avantde les
eleveraDieu 1 . »
dans une enceinte de murailles. La cour d'entr^e e*tait environ nee de
gateries couvertes, soulenues de colonnes, comme sont les clottres des
monasleres. Sous ces galeries se tenaient les pauvres a qui Ton per*
mettait de demander a la porle de I'gglise. Au fond 6tait un vestibule
d'ou Ton enlrail par trois porles dans la salle ou basilique, qui 6tait le
corps de l^glise. Les gglises d'alors ressemblaient moins a des temples
qu'a des 6coles publiques, ou a ces salles destinies a trailer les affaires,
que les anciens appelaient bastliques, et dont Vitruve fait la descrip-
tion (Vitr., lib. V}. On y voyait un tribunal, une chaire, un pupitre, des
armoires, des bancs, une table. Sur celte table se prenaient les repas
fraternels (Fleury, Mceurs des chrit., XXXVII). Pres de la basilique,
en dehors, gtaient au moins deux bailments, dont Tun, a 1 'entree, con-
ten ait le baptislere, et Paulre le diaconicum, et le secretarium ou sa-
crislie. Le diaccnicum renfermait les tresors de l'6glise, vases sacr6s,
brnements, meubles prScieux, oblations des fideles pour les pauvres, etc.
(Fleiiry, ub. sup., XXXV et XXXVI).
1 Chrys,, De verbis apost., etc., Horn. III,. 11.
234 PRIMITIVE fcLlSB.
Ce fut done a ia |>orte des Iglises, ou dans les £g!ises
mdmes, que sefirent, des lors, les distributions de pain,
d' argent, de v&ements, etc., aux pauvres qui etaient
reconnus en avoir besoin * .
Bientdt, on fit ces distributions dans le local des dia-
conies qui y tfait splcialement affect^ '. Les aumdnes
a distribuer se pla$aient en ordre sur des tables. De \k
l'expression ministrare mentis employee dans les Arte*
des Apdlres (Voy. ci-dessus, p. 198).
Plus tard 9 le nombre des pauvres ayant augment^
avec le nombre des chr&iens, il devint impossible de
proc^der aux distributions publiques selon le mode
nsit^. On dut done revenir k la distribution individuelle
k domicile, et le bienfaisant usage en subsista jusqu'a
ce qu'il fftt remplac^ de nouveau, et, cette fois, defini-
tivement, par une institution que nous allons avoir
bientdt k juger, — celle des h6pitaux, — et qui ne put
jamais en tenir lieu.
Sous quelque forme qu'ils fussent distribues, les
tresors de l'Eglise excitaient au plus haut degre la con-
voitise des paiens. Souvent mdme ils furent le pretexte
deplusd'une persecution; — - temoin le martyre de saint
Laurent, arriv6 Tan 250.
Le prefet de Rome ayant sommd le diacre Laurent
de lui livrer ces tr&ors, Laurent dermmda trois jours
pour les ramasser. Pendant ce temps-la, il parcourut
toutela ville, pour chercher, dans chaque quartier, les
pauvres que l'Eglise y nourrissait, et qu'il connaissait
mieux que personne : les boiteux, les estroptes, les
alienes, etc. Au jour marqu£, il les assemble, Icrit leurs
noms, et les range devant l'eglise ; puis il va trouver le
• Fleury, Hist, eccl., liv. XII, chap. 20.
HOSPICES ET HOPITACX. 235
pr&et et lui dit : « Venez voir les triors de notre Dieu ;
vous verrez une grande cour, pleine de vases d'or, et
des talents entasses dans les galeries. » Le pr<$fet le suit,
et Laurent lui montrant, de la main, tous ces pauvres
assembles: « VoiRu lui dit-il, les triors que je vous
avais pro mis. Jy ajoute les perles et les pierreries :
vous voyez ces vierges, et ces veuves, c'est la couronne
de l'figlise, Profilez de ces richesses pour Rome, poor
l'empereur, et pour vous f . »
Le m6me jour, le diacre Laurent expirait dans les
tourments, emportant avec lui le secret du tr&or des
pauvres.
8. Hospices et HSpttaux.
Naissent* quand la charity meurt : — Avec !*ere du luxe et de la rlchesse. —
I&poque et causes de eette transformation, — Le concile de Nicee. — Main*
*
tenant qu'il faut des palais aux eveques, faut des HdteU-Dieu aux pauvres.--
Xenodochia, — Nosocomia; — Orphanotrophia, etc., etc. — Un hospiiium pouf
chaqne genre de misere. — Leur multiplicity depassee par la croissants
multiplicity des pauvres. — Un pauvre sur deux habitants. — Appeles Gym-
nases des pauvres. — Gymnases, en effet! — La pauvrete s'y exerce a devenir
pauperisme. — L'hospitium entretient la misere et ne la gufrit pas. — Bien
plus, il la fomente. — L'hospitium est a la charity ee que la manufacture est
a l'industrie. — Pour tarlr la misere, faut en disperser les sources, non les
concentrer.
Pendant les trois premiers siecles du christianisme,
la charite n'eut pas d'autres tresors que les aumdnes
des fideles , pas d'autres ministres que les evdques et
les diacres, pas d'autre mode de secours que le secours
a domicile, pas d'autre centre de distribution que la
diaconie, pas d'autre asile pour l'indigence que la de~
meure mdme du pauvre, pas d'autre auxiliaire Stranger
1 Fleury, Hist eccl, liv. VII, ch. 4a.
236 PRIMITIVE £GU8E.
que sa famille. Alors, le riche, pauvre d'esprit, &ait le
visiteur du pauvre, riche de ses bonnes oeuvres. Alora
le riche et le pauvre se donnaient la main , pauper et dives
occurrerunt sibi; le riche et le pauvre &aient memhres
d'un mdme corps, et l'aide que Tun portait a l'autre
procedait par rapprochement, non par amputation*
Alors, aussi, il n'y avait plus d'indigeuts, nequeenitn qui**
quam egens erat inter xllos, et Julien l'Apostat rougissait
pour ses paiens de voir les Chretiens sans mendiants *.
Mais quand I'figlise militante eut chang^ sa croix
en couronne ; quand l'humble cvSque fut devenu uu
opulent prelat; quand la fasiueuse dotation imperiale
eut remplacd la raodeste oblation du fiddle; quand les
grands, enfin, eurent embrass^ la foi des petits; — la
foi s'aristocratisa; la richesse, qui s'etait faite pauvrete,
redevint de pauvrete richesse j la diaconie croula ; l'au-
mdne se lit pharisienne ; la croix chercha ses aises, et
de folie devint calcul. Alors, de mdme que 1'Egiise spiri-
tuelle des premiers chr&iens s'etait chang^e en dglises
de pierres, de m6me la charite individuelle des pre-
miers Chretiens se petrifia en hdpitaL
G'est de Tan 325 que date cette transformation.
En Fan 325, trois cent dix-huit evdques s'assem-
blerent en concile general a Nicee, sous la presidence
de 1'empereur Constantin, dans tout l'appareil de sa
puissance. Ce fut ce concile qui inaugura , le premier,
l'fcre du luxe et du faste dans les oraements de l'lglise,
jusque-la simples et modestes. Depuis, les mitres d'or,
les chapes , les etoles couvertes de pierreries , orne-
ments des grands de la cour de Constantin , furent
adoptees par les evdques. Au temps difficile de la per-
1 Voy. ci-dessus, p. 197.
HOSPI CES ET HOPITAUX . 337
g£cution, l'lvdque se distinguait par une robe de ]in ,
la croix sur la poi trine, l'anneau pastoral, et le b&ton
de route pour soutenir ses pas dans les courses loin-*
taines, lorsqu'il allait au-devant de ses freres pour les
b£nir. Apr&s le concile de Nic^e, tout fut de soie dans
les vdtements des prdtres ; les topazes, rubis, eraerau-
des, turquoises, furent admirablement incrustls dans
les vases sacr&s; l'anneau Episcopal, relev£ d'une am6-
thyste, fut riche et chatoyant; la chape fut immense
comme un manteau royal ; la palme , qui signalait les
martyrs , fut absorbs par d'^paisses broderies , et V4-
tola se tint debout, tant Tor en etait pesant '.
L'intdrieur des eglises et les palais episcopaux furent
a l'avenant de cette magnificence ; et, de m£me qu'a-
pr&s la chute de la monarchie romaine, le r^publicain
aristocrate se faisait appeler rot % de mdme ,• apr&s le
concile de Nice'e, qui detrdna le Christ de sa pauvret^,
]'4v6que enrichi prit son nom et se fit appeler seigneur*
Ainsi p^rit la primitive simplicity de l'figlise Chre-
tien ne.
Ainsi p£rit de m£me la primitive charit^. Devenue pa-
lais Episcopal , la maison de l'evdque ne peut plus 6tre
la maison-Dieu, ni s'ouvrir, comme jadis son dispensaire
domestique, diversorium episcopate, a l'hospitalite &ran-
gere. II faut une renfermerie, une liproserie, un hospi-
iium y k part du palais , avec un religieux ad hoc pour
le desservir. L'ev&jue n'a-t-il pas maintenant tout
autre chose a faire? Et puis, maintenant qu'il va en
voiture, peut-il, avec ses riches habits, descendre dans
le taudis infect, ou monter dans le malpropre galetas
1 Voy. Capefigue, Les quatre prem. siecles de I'Eglise, U II, p. 35S #
• Voy. Du Droit a VOisivett, p. 29.
238 PRIMITIVE EGLISE.
du pauvre ? C'&ait bon quand il allait k pied ! Ilya
trop de souffrances , d'ailleurs , a soulager, pour qu'il
puisse les secourir toutes, diss&ninees quelles sont
$a et Ik par toute la campagne , par toute la ville.
Mieux vaudrait done les r£uuir toutes dans un m&me
lieu, pour les avoir toutes, en mdme temps, et commo-
d^ment, sous la main et a la proximite de son zele.
Mais le seeours a domicile est une habitude chr&ienne
depuis longtemps contractee ; la diaconie est populaire,
et la renverser, ne serait-ce pas froisser la eharite des
fidfeles et la tarir a sa plus vive source ? Un asile ou-
vert d'abord aux Strangers accoutumerait les chr&iens
pauvres a 1'idee d'etre soignls comme des etrangers, et
secourus ailleurs que chez eux, ailleurs qu'au sein de
leur propre famille. Ge serait un management habile et
une transition.
Done, le concile de Nic^e ordonna, par son ar-
ticle 70, 1'erection, dans chaque ville, d'un asile public
hospitalier, sous le nom de xenodochium. Yoila l'hospi-
talite privee detruite. La premiere graine est semee;
elle va bient6t produire son epi.
A peine la prescription du concile est-elle connue,
qu'a Rome, sur les bords du Tibre, s'elevent, en m6me
temps, deux xenodochia jumeaux, le premier par les
soins d'une riche et grande dame da sang des Fabius,
la pieuse Fabiola ' ; le second, par les soins d'un riche
converti, de race consulaire, arri&re-petit-fils des Ca-
mille, le pieux Pammaque 2 , — tous deux destines sp&>
* Sa fondation date de l'an 380. — Voy. saint Jtertane, De Fabiold.
* a Audio te t 6crit saint J6r6me a Pammaque , xenodochium in
portu fecisse romano, etc. (Ep. ad Pamtna.). Voy. Thomassin, Disci-
pline de I'Eglise.
HOSPICES ET BGPITAUX. 239
eialeraent aux voyageurs indigents, aux chr&iens er-
rants, aux esclaves fugitifs, aux malades abandonnes,
aux Strangers de toutes les religions * .
Dans la m£me temps, un xenodochiutn plus c&febre
encore s'&$ve , non loin des murs de C&arle , par les
sains de saint Basile, son £v6que*. Ge fut Tune des
merveilles de l'Orient. « Non, je ne vois rien d'^gal,
s'lcrie, dans son enthousiasme, saint Gr^goire de Na-
»&dz*, rien d'4gal k cet asile de la charity, — ni dans
la fomeuse Thebes aux c«nt portes, ni dans les rau-
rallies de Babylone, ni dans le tombeau de Mausole,
ni dans les pyramides d'Egypte, ni dans le eolosse de
Rhodes, ni dans tous ces temples que leur grandeur et
la beauts de leur architecture pnt rendus si admirabies,
Edifices aujourd'hui ruin&, et dont il n'est revenu k
ceux qui les ont construits qu'un peu de fum£e d'une
vaine gloire '• »
A l'exemple de saint Basile, saint Jean ChrysostAme,
constant, k Constantinople, dont il est patriarchy un
xenodochiutn rival de celui de C&ar& \ Mais, sur cent
mille Chretiens qu'on corapte alors k Constantinople,
cinquante mille au moius sont dans l'indigence. Com-
ment un seul xenodochiutn pourra-t-il rem&iier k tant
de mis&res? Cbrysostdme - fait appel k la charitd priv^e,
S Saint Jerftme nous repr&ente saint Pammaque elsainle Fabiole,
excite* par irae pteuse emulation a se surpasaer. « lis lutUiienl, dit-
il, a qui planterait le plus t6t sa tente sur les bords du Tibre; chacun
des deux fut, a la fois, vie tori eux et vaincu dans le combat. »
1 Saint Basile ayant 6t6 61ev6 a rgveche* de Cesar6e (de Cappadoce),
Fan 369, il est facile d'assigner une date a sa fondation qui, de sou
nom, s'appela Basiliade.
8 Saint Gregoire de Naz., Orate, fun. d$ saint Basile.
* L'an 398.
• Voy. Pall ad., In vitd Chrysos., cap. V.
140 PRIMITIVE &2L1SE. "
et, dans chaque maison, s'etablit mi hospiiium domes-
tique, appele la chambre des pauvres. C'etait Yhospilale
cubiculum des anciens i ..
En moins d'un demi-siecle les dtablissements hospi-
taliers se multiplient a tel point, en Orient, que, dans
la seule ville de Byzance on en compte jusqu'a trente-
sept ••
Les maisons hospitalieres ne se propagent pas avec
moins de rapidite dans la chr&iente d' Occident. L'en-
thousiasme de leur creation y est mdme pousse si loin ,
qu'efiFraye de la preponderance raorale que les chr&iens
acquierent par \h, dans son empire, Julien ecrit a
Arsace, pontife de la Galatie :- « Nous ne faisons pas
assez d'attention aux raoyens qui out le plus contribue
k &endre l'influence de eette secte impie, je veux dire :
la charite envers les pauvres, le so in des sepultures,
et les secours aux etrangers. Conslruisez done, dans
chaque ville, de nombreux xenodochia pour y recevoir
les voyageurs, et, s'ils sont dans l'lndigence, ou ont
Iprauvd des revers , nos soins et nos bienfaits leur
viendront en aide. Frequentia xenodochia per singu-
lars civitates constitute , ut humanitate nostrd peregrinx
fruantur 3 . » _
Crees d abord pour les seuls pelerins et les etrangers,
les xenodochia ne tardent pas a s'ouyrir a toutes les
miseres; et, comme toutes les miseres n'y peuvent
loger, force est de Mtir partout des hospitia spdeiaux
pour en recueillir et en soulager les diverses souf-
1 Voy. torn. I", p. 174.
* Voy. Du Cange, Hist. Byzant., lib. IV, cap. IX,
* Voy. De Labletterie, Vie de Vempereur Mien, p. 234. Et Sozomene,
lib. V, cap. XVI.
HOSPICES ET HOPITAUX. S4l
francos, selon les variations infinies de la gamme des
raiseres humaines.
■
Ainsi, s'eleverent successivement, dans toutes les
villes de la chretiente, a cdt£ des xenodochia pour Yhos-
pitalite : des nosocomia pour tous les malades ; des ptocho-
trophia pour tous les pauvres; des arginoria pour les
incurables; des brephotrophia pour les enfants trouvis;
dps orpfcmotrophia pour les orphelins ; dea gerontocomia
pour les vieillards ; des paramonaria pour les ouvriers
invalides, etc., etc., etc. '.
Certes, ce sont la d'eclatantes manifestations de la
charite, mais de la cliarite transformee : — de la charite
collective substitute a la charite individuelle; de la
charite luxueuse substitute a la charite humble; de la
charite aisee substitute a la charite austere; de la cha-
rite aveugle substitute a la charite clairvoyante; dela
charite depensiere substitute a la charite econome ; de
la charite philanthropique, enfin, substitute a la charite
chretien ne.
Je sais bien que cette transformation n'est pas due
qu'au zele attiedi des evdques; je sais bien que les
<W6ques, devenus riches, Vont, en partie, operee par
suite du refroidissement produit, par leurs richesses
mdmes, dans la charite des fideles. Saint Chrysost6me
reproche, a ce sujet, aux Chretiens de son temps leur
avarice et leur duret^. « C'est vous, leur dit-il, qui
nous avcz forces de ne plus compter sur les aumdnes
casuelles, et d' assurer aux pauvres, par des dotations
fixes, un asile et du pain. II arrive de la, continue-t-il,
1 Une loi de Justinien contient la nomenclature et les reglements de
chacun de ces osiles publics de la charity. Voy. Cod. Justin*, lib. I,
lit. II, 1. 22.
4«
242 PRIMITIVE tfGLISE.
que vous demeurez inutiles aux pauvres, et que les
prdtres de Dieu s'occupent a des choses qui. ne leur
conviennent point. » « Les^vgques, dit-il ailleurs, sont
plus charges de ces. soins que ne feraient,des inten-
dants, des economes, des fermiers ; et, au lieu de n$
songer qu'au salut de vos Ames, ils seat inqui&ds, tput
]e jour, de ce qui devrait o ecu per des receveurs etdes
tresoriers. » Et plus loin : « Votre inhumanity nous
rend ridicules, forces que nous soromes de quitter la
priere et nos saintes occupations pour 6u*e toujours aux
mains avec des marchands de vin, de ble, et d'autres
denizes j en sorte que Ton nous en fait des surnoms
qui conviendraient mieux a des seculiers qu'a nous '. »
Je sais encore que plus d'un asile de charity trouva,
a cette dpoque, la n£ ces site de sa fondation dans le fait
m6me des nombreuses et profondes niiseres qui, autre-
fois soulagees, etaient laissees maintenant sans secours
ni soins. Tel fut le motif de l'erection du xenodochium
de saint Basile. « Depuis que eel asile est ouvert, dit
saint Gregoire de Nazianze, nous ne voyons plus de*
vant nos yeux ce triste et miserable spectacle de per-
sonnes qui, avant leur mort, n'avaient plus I'usage de
la vie; qui etaient mortes de plusieurs membres de leur
corps; qui etaient chassees des villes, des maisons, des
marches, des fontaines publiques ; qui n'&aient plus
reconnaissables, par leurs parents mdmes, aux traits
de leur visage, mais seulement par les noms qu'elles
portaient; qui, par 1'horreur de leur mal, iuspiraient
plus de degout que de pitte ; qui d^ploraient leur i&is&re
avec un accent fatal et lugubre, quand il leur restait
par hasard quelque debris d'une voix humaine. Ces
1 Sainl Chrjsost., in Mattk., XXVII, 10. Horn. 83.
HOSPICES ET BOPITACX. 443
misferes-14 n'avaient point encore rencontrd de soula-
gement, ni de refuge *. .. »
Mais k des circonstanees transitoires ne pouvait-oii
pourvoir par des institutions transitoires? Le moyen
antique indiqu^ par saint Chrysosidme etait assufe-
ment le meilleur. M6me dans les circonstanees ordi-
n aires, la maison de chacun eftt du etre, pour chacun,
son hdpital. Le pauvre dtait-il sans asile? II fallait Faider
k revenir a celui qu'il avait quitte. II fallait le soulager
sur place, chez lui, dans sa famille on chez un voisin.
C'est ainsi qu'agissait la charite dans son jeune &ge.
La charite, dans un Age plus avarice, avait-elle be-
soin de quelque asile public pour la plus prornpte et la
plus commode dispensation de ses dons? Alors, la dia-
conie ne suffisant plus, pourquoi plus les Maisons-Dieu
modestes? Pourquoi les Hdtels-Dieu superbes? Pour-
quoi le luxe dans la demeure du pauvre? Pourquoi un
palais pour qui n'habite qu'une chaumifere ? Pourquoi
tant de millions enfouis dans des portiques, dans des
eolonnes, dans des constructions fastueuses? Ces mil-
lions eussent suffi k extirper la misere qu'ils eurent
pour effet d'entretenir.
Je sais enfin que, par suite des edits rendus par
Constantin en faveur des chr&iens qui, sous les regnes
pr^c^dents, avaient 4t6 condamnes k l'esclavage, aux
mines, aux gal&res, ou relegues dans les prisons,
Ffiglise se trouva subitement inondee d'une foule pi^o-
digieuse de miserables qui apportferent avec eux tine
infinite de besoins et d'infirmites corporelies, que de
simples secours a domicile etaieut impuissants a sou-
lager ; — d'autant qu'a cette epoque les families chr£-
1 Grggoire de Naz., Panegyr. de saint Basile.
16.
244 PRIMITIVE £GLI3E.
tiennes, ne form ant pas encore le plus grand nombre,
ne pouvaient donner asile k tous ces malheureux ni
fournir, en m6me temps, k toutesleurs necessity ; —
de Ik, le devoir impost aux evftques et aux magistrats
d'y pourvoir autrement que par les distributions des
diaconies. . .
Mais, encore une fois, n'y ponvait-on pourvoir au-
trement que par des asiles permanents, que par des
palais!...
Saint Gregoire appelait l'etablissement de saint Ba-
sile, le Gymnase des pauvres. C'etait, par un 6\oge f pro-
noncer sa condam nation.
Tous les hospices, en effet, sont autant de gymnases
ou la pauvrete s'exerce a devenir, et devient prompte-
ment pauperisme. L'hospice entretient la mis&re et
ne la guerit pas. II fait plus : il la fomente, il la feconde,
il la multiplie. L'hospice a plus engendre de pauvres
que les pauvres jamais n'ont peuple d'hdpitaux. L'hos-
pice est un appeau qui attire le pauvre. L'hospice
appelle l'hospice, comme 1'abime, l'abime. Pourtarirla
misere, il faut en disperser les sources, non les con-
centrer. Voila ce que la primitive charitd avait su faire.
Les fondateurs d'hdpitaux ont detruit son oeuvre.
Les fondateurs d'hdpitaux ont fait, — sans le savoir, k
coup sAr ! — ce que font les fondateurs de manufac-
tures. Ceux-la ont tu£ la charity comme celles-ci Fin-
dust rie.
Charite et Industrie ne sont plus que philanthropic
et industrialisme.
C0JTMUNAUT6 DE 6IENS. ' 245
§ VII.
CommunauK de Mens.
Communisme pratique des saints de Jerusalem. — Communisme theorique des
Peres de rfiglise. — Communisme religieux des oenobites.
i . Communisme pratique des saints de VlZglise de Jerusalem.
Sectes mosaYques dominarites, en Judee. — A laquelle de ces secies appartenait
Jesus P — Jesus veeut en communaute* avec ses apotres. — Idem, les apdtres
avec leurs disciples. — tiglise de Jerusalem. — Nombre de fideles qui la com-
posaient. — Ce n'ltait point entre tous les fideles, mais entre les disciples,
entre les saints seulement, que erant omnia communia, — Preuves. — Le-
gende d'Ananias et de Saphira. — Communaute' de biens, non de vie. —
Bfeine, plutdt communication que communaute. — Pas d'indigents, d'abord,
— Bientdt, indigents abondent. — La communaute ne se soutient plus qu'a
Taide d'aumdnes. — Ge resultat Itait forced — L'£glise de Jerusalem seule
adopte le systeme communautaire et meurt. — Toules les autres le rejettent
et vivent. '
De m£me que le peuple juif des premiers temps,
campd plutdt qu'etabli dans un coin de la Syrie, pen-
dant plusieurs sifecles, tour a tour courbe sous le joug
ou affranchi de la servitude, soumis ou triomphant,
transplant^ sur la terre de ses nouveaux maitres ou
rendu a celle de ses aieux, vdcut isole et compacte au
milieu des autres nations de la terre; — de m&ne, le
peuple chrdtien des premiers temps, sorti des flancs du
judaisme disperse, dut vivre isole et compacte, sur le
petit coin de son berceau, au milieu de ses ennemis
victorieux et persdcuteurs.
Trois sectes mosaiques dominaient en Judee lors de
la venue de Jesus-Christ : les saduceens, les phari-
siens, les ess^niens.
Les saduceens avaient systematise Tegoisme, et vi-
yaient entre eux dans un individualisme complet '• .
1 Josfcphe, Guerre des Juif*> Ht. U, ch. 8. — Voy. ci-de&sus, p. 64.
24* PRIMITIVE ftiLISE.
Les pharisiens, au contraire, pratiquaient la charite,
mais entre eux seuleraent, et dans la sphere de l'orgueil
et de leur int&6t personnel l .
Les ess&iiens seuls pratiquaieut la fraternity non
dans les limites restreintes del' individuality, mais dans
les limites infinies de l'espfece. Seulement, pour vivre
dans un plus parfait &at de sainted, lis avaient adopts
la commujiaute de biens comme base social* de leur
existence *.
La doctrine des esseniens avait une telle similarity
a vec celle de J&us-Christ, que la plupart des Pdrea de
l'Eglise prirent pour des Chretiens les tberapeutes de
l'Egypte % et que les premiers disciples de J&us n'e-
taient connus que sous le nom d'esseniens \
Ce n'est que huit ans apres sa passion que quelques-
uns prirent, k Antioche, le nom de Chretiens 5 .
Ceci nous induit k croire que si Jesus, avant sa pre-
dication qu'il commen^a vers l'&ge de trente ans • ,
appartenait a Tune des trois gran des sectes du mo-
saisme , il dut n^cessairement appartenir a l'essdnia-
nisme, dont la doctrine se rapprochait le plus de la
sienne, et dont la formule de vie dtait la commu-
naute \
1 Ibid.
1 Voy. ci-dessus, p. 65.
• Voy. P. Leroux, De I' Humanity t. II, p. 673 et 765. — Et ci-dessus,
p. 67, n. 2.
4 C'est ce qu'affirme posilivement saint £piphane, Jfcere*., XXXIX, 4.
— Voy. le lexte citS dans P. Leroux, ub. sup., p. 772.
* Act. Apast.y XI, 26. — Quelques ann£es plus lard, ils avaient tous
nom Chretiens, et formaient, a Rome, une immense multitude, Voy.
Tacite, % Annal., XV.
6 Luc, IU, 23. — Voy. ci-dessus, p. 95, note 3.
7 Cetle vraisemblaoce est d&nontrie pour nous par. les raisons qu'en
COMVUNAUTg DE BJENS- 24?
Quoi qu'il en soit k ce si? jet, ce qui est constant/
c'est que la oommunaut^ de biens et de vie fut le re-
gime qu'adopt&rent Jesus et ses apdtres. Nulle part, il
est vrai, il n'est fait mention, dans l'Evangile, de la
communaut^ comme doctrine; mais partout, dans la
vie de J&us-Christ, elle y est etablie comme fait. Jesus
vivait en communaute avec ses apdtres; ses apdtres
et lui ne formaient qu'une famille dont il &ait le chef.
ft lis mangeaient et logeaient ensemble, dit Tertullien; »
et, comme ils n'avaient aucun Men en propre, ils met-
taient en commun leur pauvrete. C'etait la leur unique
tr&or* Judas en tenait la bourse '; quand elle etait
Tide, elle se remplissait de nouveau du fruit de leur
travail, et, plus souvent, de celui de F assistance- pu-
blique 2 . »
Apr&s la mort de J&us, chaque apdtre fit de mdme
avec ses disciples. Tous vivaient ensemble, en famille,
« iriangeant k mime table et couchant en m&ne
chambre. » G'est ainsi, du moins, que 1'aute'ur des
Recognitions nous represente saint Pierre avec ses
disciples *.
La loi premiere et vitale de Tapostolat &att le prose-
donnent Salvador, Jesue et sa doctrine, I, 204 ; et P. Leroux, De I'E-
galiUy 2 e partie; Id., De VRumaniU, II, p. 765 et suiv.
* Jean, XIII, 29. - Id., XII, A.
* Jean, IX, 8; XXI, 5; XXXII, 33. — Luc, X, 2 et suiv. — Toy, ci*
dessus, p. 96.
8 Fleury, Vie de JSsus-Christ. — Ainsi, nous voyons aupr&sde saint
Pierre, et vivanl avec lui : saint Marc qu'il nomme soti ills, saint Cle-
ment si fameux par toule l'figlise, saint fivode qui lui sncc6da a An-
tioche, saint Lin et saint Gtet qui lui succ6dfcrent a Rome (I Petr., V,
43). Ainsi, auprfes de saint Paul, nous voyons saint Luc, saint Tite,
saint f imoth6e, et le m£me saint Clement. Aupr& de I'apfttre saint
Jean, nous voyons saint Polycarpe et saint Papias (Id).
248 PRIMITIVE tfGLISE.
lytisme et le voeu de cbnqu&e^ Pour se livrer tout
en tiers aux devoirs que cette mission leur imposait, il
fallait que les apdtres et leurs disciples fussent degages
de tons les soins de la vie materielle, et assures du pain
de chaque jour. De la, la necessite de former, au profit
de yfiglise naissante, un fonds commun destine a sub-
venir aux besoins de ses membres; de la, la fondation
commundutaire des saints de l'Eglise de Jerusalem.
L'Eglise de Jerusalem fut celle que Jesus-Christ avait
commence a edifier, de ses propres mains, sur le fon-
dement de la synagogue, et dont les fidefes furent
instruits et gouvernes imm&liatement par les apdtres.
Pierre, Jacques et Jean &aient les trois colonnes
de la synagogue nazar&nne, dont les membres ne
furent d'abord qu'au nombre de cent vingt, sans comp-
ter les femmes l .
Mais, cinquante jours apresla resurrection de Jesits-
Christ, £clata, a, Jerusalem, le miracle du don des tan-
goes. Ce jour-la, aprfes une predication de saint Pierre,
trois mille Juifs se convertirent a la foi uouvelle 2 .
Dans une seconde predication de saint Pierre, cinq
mille autres Juifs se convertirent pareillement 3 , et ce
nombre depuis alia croissant de jour en jour *. Quel-
ques anndes apres, vers Tan 58, les anciens de cette
£glise disaient a saint Paul : « Vous voyez, mon
frere, combien de millions de Juifs croient en Jesus-
Christ 5 . »
1 Salvador, Jisus et sa doctrine, II, 215.
■ Act.Apost., 11,41.
8 Ibid.
> Ibid., V, 14; VI, 4, 7.
5 Ibid,, XXI, 20. — Selon le grec, ce serait plusieurs fois dix mille
(Flcury, III).
COMMUNAUTtf DE BIENS. 249
L^glise de Jerusalem fut done tees nombreuse des
sa uaissauce; le sang du Calvaire 1'avait fecondee,
et les persecutions qu'elle eut a soutenir, de la part de
ceux-la m6mes qui avaient fait mourir Jesus sur une
croix 1 ; furent un aliment puissant a son d^veloppe-
ment et a sa perfection.
. Et puis, reconnaissons-le, la communaute absolue
des biens, qui faisait la base de ['association naza-
re'enne, dut necessairement contribuer a lui recruter
de nombreux adeptes, surtout dans les rangs de ceux
qui ne possedaient rien.
Les huit on dix mille chr&iens de tout rang, de
tout sexe, de tout Age 2 , qui composaient l'figlise de
Jerusalem, au temps des apdtres, vivaient-ils done tous
en communaute? Et les textes des livres saints, qui
se rapportent a la raise en commun et au partage dgal
entre tous des biens que possedait chacun, sappli-
quent-ils a la masse entiere des Chretiens, des con-
vertis, des baptises de cette ifiglise, ou bien s'appli-
1 Une premiere fois, Pierre et Jean sont arrets et mis en prison,
puis relaches avec defense de continuer leurs predications. La defense
enfreinte, seconde arrestalion des deux m6mes chefs. Un miracle les
fait sortir de prison. Saisis et ramen& devant les magistrals, la ques-
tion fatale de rebellion allait 6tre pos6e, lorsqu'un des docteurs pha-
risiens/ Gamaliel, fit entendre ces paroles : « Gessez vos poursuites, et
laissons-les faire. Si cette entreprise vient-des hommes, elle se dissi-
per a; si elle vient de Dieu, vous ne pourrez rien contre elle. » Us fu-
rent done relachgs une seconde fois, mais apres avoir 616 fouettes a
cause de la rgcidive. Enfio, une troisieme fois, l'£glise nazar6enne fut
apprehended au corps dans la personne d'fitienne, le premier des
sept diacres, lequel fut condamne* et mis a mort ; et l'assembtee fut
dissoute. Yoy. ces e>6nemenls rapports dans les Actes des Apdtres ,
cb. IV, Y, YII et VIII, et dans Jesus et sa doctrine, de Salvador, t. II,
p. 227 et suiv.
1 Fleury, Mccurs des chrttiens, III.
150 PBIMITIVB tfGLISE.
quent-ils settlement a une portion des fiddles ayant
fait voeu d'une vie plus parfaite, aux disciples, en nn
mot, et aux saints?
Nous croyons cette derni&re opinion la seule fondle
en raison, comme la seule fondle sur les textes :
On lit au chapitre II des Actes des Apdtres :
« Tous ceux qui croyaient &aient £gaux, erant pariter,
etavaient tout en commun, et habebant omnia commuma.
a Us vendaient leurs terres et leurs biens, et les dis-
tribuaient a tous, selon le besom que chtfcun en
avait.
« Pareillement, ilsallaient assidAmenf toils les jours
au temple, unis dans un m6me esprit; puis its rom-
paient le pain dans les maisons, et prenaient leur nour-
riture avec joie et simplicite de cosuf ; louant Dieu et
&ant bienvenus de tout Je people * . >y
Et au chapitre IV :
« La multitude de ceux qui croyaient n'&ait qu'un
coeur et qu'une ftme; nul d'entte eux ne eonsid&ait
ce qu'il possddait comme &ant a lui en particulier;
mais toutes choses &aient communes entre eux.
c< Et nul parmi eux n'&ait indigent, eg ens; 6ar tous
eeux qui poss^daient des fends de torre ou de& maisons
les vendaient, et en apportaient fe prix quarto fflettatent
aux pieds des apdtres ; et on le distribuait ensuite a
cfaacun seloa qu'il avait besoin.
« Cest ainsi que Joseph, surnortim^ BarttelM, c'est-
&-dire enfant de consolation, Iequel Ifait Invite et ori-
ginaire de File de Chypre, vendit un champ qu'il avait,
et en apporta le prix au v ****** *»« «*At**q*. >t
1 Act. Apo$t. % II, 44 k 47.
1 Ibid., IV, 32 & 37.
COMMUNAUTti DB MENS. 25t
Et, au chapitre V :
« En ce temps-la, un homme, nommd Ananias, et
Saphira, sa femme, vendirent ensemble un fonds de
terre*
cc Et cet homme, ay ant retenu, de concert avec sa
femme, une partie du prix qu'il en avait re$u, il ap-
porta le reste aux pieds des apdtres.
cc Mais Pierre lui dit : Ananias , comment Satan
t'a-fc-ii tent&au point de te faire mentir ainsi an Saint-
Esprit, et de te faire frauder une partie du prix de ton
champ?
« Ce champ ne demeurait-il pas toujours a toi si tu
l'eusses voulu garder; et m£me, apres lavoir vend a,
le prix n'en ^tait-il pas encore a toi ? Comment done
une pareille tromperie a-t-elle pu entrer dans ton
eoeur 2 Ce n'est pas aux homines, c'est a ton Dieu que
tu as menti.
« A ces mots, Ananias tomba, etexpira; — etquel-
ques jeunes gens etant survenus, ils emportferent sen
corps et I'ensevelirent.
« Environ trois heure&aprfes, sa femme, qui ne savait
rien de ce qui venait de se passer, entra.
« Et Pierre lui dit : Disrmoi, femme, n'a*-tu pas
vendu ton champ, tanl't — Oui, tant f rgpendit Sa-
phira.
« Alors Pierre reprit : Comment vous 6tes*vous
akisi accords tous deux pour tenter l'e&prit du Sei-
gneur? Voici, a cette porte, les pieds de ceux qui out
euseveli ton marij ils von t aussi te porter en terre*
« Et soudain, elle tomba aux pieds de Pierre et ex-
pira. Et les jeunes gens etaut rentres la trouvferent
morte, et ils 1'ensevelirent aupres de son mari.
c< Cet ev^nement repandit une grand? terreur dans
252 PRIMITIVE tGUSK.
«
toute Ffiglise, et dans 1'esprit detous ceux qui en en-
tendirent le recit * . »
t , Ces textes seuls suffisent a d^montrer que, depuis la
raort de J^sus-Christ comme durant sa vie, l'Eglise se
cornposait de deux sortes de Chretiens : les uns, comme
les peres et meres de famille, tenus seulement d'ob-
server les devoirs gen&aux du christianisme, pouvant
poss^der pour eux les biens de ce monde, a la charge
seulement d'y faire participer leurs frferes par leurs
bonnes ceuvres; les autres, comme les apdtres, et, de-
puis, comme les anachoretes et les cdnobites, tenus
d'observer les devoirs speciaux de la vie chretienne plus
parfaite qu'ils ont embrassee, faisant a eet effet des
vceux qui les lient, ne s'appartenant plus k eux-m&nes,
ne pouvant plus rien posseder en propre, et leur indi-
viduality comme leurs biens &ant confondus dans l'in-
ter6t collectif de la communaut^,
C'est k cette cat^gorie de Chretiens qu'appartenaient
les croyants communistes dont il estparle auxActes des
ApOtres. C'etaient eux, etnon 1' universality desfideles,
qui « vendaient leurs biens et qui en d<£posaient le prix
auxpiedsdes ap6tres pour qu'il fftt distribue & chacun
selou son besoin ; » c'etaient eux, et non l'universalitl
des fiddles , qui « allaient assidftment tous les jours au
temple pour prier; » c'6taient eux, et non l'universalit6
des fideles, qui « rompaient le pain dans les maisons; »
c'etaient eux, et non l'untversalite des fid&les, qui
« &aient bieu venus de FuniversaHte des fiddles. »
C'est pourquoi ces Chretiens &aient d^signds sous
un nom special : — celui de par fails qu'ils avaient dans
l'Evangile; — celui de disciples que leur donnaient les
1 Act. Apo$t. 9 V, 4 k 11.
; < COMMUNAUTlS DE BtBM*. 2 3
Actes des Apdtres; — et,$lu9> particuli&rtment, celui
de saint$.quQ leur donnaient les Epitres de saint
Paul.
Pour 6tre cbrdtien, etdevenir membre de l'Eglise de
Jerusalem, il suffisait d'etre baptist ' ; pour 6tre disciple
ou saint de la m6me Eglise, il fallait, de plus, faire
voeu de communisme et se dlpouiller de tout, confor-
m£ment a ce voeu.
„ C'est ce que fit Barnab^, dej& chr&ien et apparte-
nant k rfiglisede Jerusalem, en vendant son champ,
et en en remettant le prix aux. pieds des ap6tres.
C'est ce que voulurent faire Ananias et Saphira,
Igalement chr&iens et membres de l'Eglise de Jeru-
salem ; mais, au moment d'accomplir le sacrifice de
leur propri&e individuelle au profit de la commu-
naute, Satan les fit trabir leur voeu ; ils garderent pour
eux une partie du prix de leur champ vendu, et n'ac-
cuserent que 1'autre partie aux apdtres; — mensongeet
fraude que Dieu punit de mort.
Cet exemple d'Ananie ju stifle pleinement notre dis-
tinction. Ananie et sa femme etaient du nombre des
dix mille Chretiens qui composaient la population ge-
nerate de l'Eglise de Jerusalem. Comme simples Chre-
tiens, ils Etaient et pouvaient 6tre propriet aires. A ce
titre , ils Etaient et pouvaient redter en dehors de la
communautd, sans cesser pour cela d'appartenir a
rtiglise de Jerusalem. Mais cette communaute, ils ont
voulu en faire partie : c'est alors que des devoirs nou-
1 Temoin I'eunuque que baptisa Philippe [Aet. A post., VHI, 36, 37,
38). — Aux Juifs qui demandaient : Frere, que faul-il que nous fas-
sions? Pierre r6pondit : Failes penitence; et que chacun de vous soit
baptist au nom de Jfous-Christ pour la remission de vos p6ch6s, et
vous recevrez le don du Saint-Esprit » (Act., II, 37, 38).
25 i WHMmVE £6LIfi£.
veaux se stmt ou verts pom* eux. C'est alors qu'il ne
leur fat plus possible de garder leur bien •, et d'en
retenir la moindre parcelle pour eux seuls ; car, chez
les mints de rEglise de Jerusalem, tout &ait commun,
omnia erant communia.
La preuve, d'ailleurs, que ies saints, que les disciples
seuls &aient astreints a la loi du d^pouillement per-
sonnel, rtfsulte de plusieurs autres textes sacres :
Dans le cbapitre V des Actes des Apdtres, il est dit,
aux versets 12 et 13, que « tons &aient reunis dans la
galerie de Salomon , et que nul des autres n'osait se
joindre a eux. » Taus I ce ne pouvait 6tre que les dis-
ciples; car toute Tegltse n'etit pu tenir dans la galerie
de Salomon.
Dans le chapitre VI, aux versets 1 et suivants, il est
dit que« le nombre des disciples augmentant, et qu'une
contestation s'etant elevee, entre les Juifs grecs et les
Juifs hebreux, au sujet des distributions faites aux
pauvres, les apdtres convoquerent les disciples, et leur
dirent : Choisissez parmi vous sept diacres qui se char-
geront de ce soin, etc. 1 . » II n'est encore ici question
que des disciples et non des autres.
Dans le chapitre IX, aux versets 26 et 28, il est
dit qu« Paul, apr&s sa conversion, vint a Jerusalem,
et cbercha a se joindre aux disciples, ma is que ceux-ci
Je craignaient, ne croyant pas qu'il fdt disciple, et qu'ils
ne l'admirent parmi eux que sur 1'attestation que donna
Barnabe de sa conversion miraculeuse et de sa pre-
dication dans la ville de Damas.
Enfin, dans le cbapitre VIII, aux versets 1 et sui-
vants, il est dit qu'une grande persecution s'&eva
1 Voy. ci-dessus, p. 212.
COMXUNAUTft DE BlfiNS. 355
cootre l'figlise de Jerusalem, et que tout, a l'exception
des ap&tres, furent disperses en divers endroits de la
Judie et de la Samarie. Tous, omnes. Qui, tous?
Etaieot^e leg dix mille fideles, les dix raille Chretiens
qui composaieut 1' Eglise, femraa% enfants, vieillards?
Nod; ^viderament non. C'etaient les disciples seule-
meni, c'est~&-tdire ceux d'entre eax qui s'etaient vou&
a la propagation de la foi; et c'est ce que nous voyons
dans le verset 4, ou il est dit : « Ceux qui avaient 6t4
disperses annqn$aient la parole de Dieq dans tous les
Jieux w ils passaient. »
II y avait done, dans la grands Eglise des Chretiens
de J&uisalem, une petite figlise d'inities, d'elqs, de
saints, lesquels seuls, pour £tre parfaits aux yeux de
Hi$u, pratiquaient volontairement la communaut£ de
biens entre eux f confinement k ce pr^cepte de Jesus-
Christ : « Yendez tout ce que tous avez, donnez-le aux
paurres, et euivez-moi. »
Nous disons wlontotirement , car jamais , pas plus
dans la primitive Eglise qu'en aucune autre, les Chre-
tiens ne furent obligatefoement tenus de vendre leur$
bieps pour vivre en commun. C'est ce qu'exptique tres
bien saint Chrysostdme eu parlant du fait d'Ananie :
ix fiemarquez , dit le saint docteur , qu'Ananie est
accus£ pour avoir d^robe une partie de 1'argent qu'ii
avait eonsapr& Est-rce que, ioi dit l'ap&tre, vous ne
pouviez pas, aprfes avoir vendu, user du prix de la
v^nte comme de votre propria? Est-ce que vous en
avez 6X6 ewpggh^ ? Pourquoi done derobez-vous appfes
avoir promis? Nous ne vous avons pas oblige de ven-
dre ni de donner 1'argent de la vente; vous l'avezfait
de votre propre volonte ; pourquoi douc derobez-voiis
1'argent deveim sacre? Pourquoi avez-vous fait cela?
256 PRIMITIVE £glise. ^
Vous vouliez posseder? Alors, il fallait garder voire
bien dfes le principe et ne pas le promettre. Mainte-
nant, en le derobant apres F avoir consacre, votre vol
est un plus grand sacrilege. Car celui qui derobe le
bien d'autrui le fait peut-6tre par convoitise; mais, a
vous, il dtait permis d'avoir ee qui dtait a vous, Pour-
quoi done Tavez-vous rendu sacre et derob^ ensuite?
Vous 1'avez fait par grand mepris. Yotre action est sans
pardon ni excuse * . »
De mdme, apres avoir rapped que le point de savoir
si nous vendrons tout et donnerons tout aux pauvres,
pour £tre parfaits, est laisse au libre arbitre de chacun :
Quamquam in hoc, omni wtali, omnique persona libertas
arbitrii relicta sit, saint Jerdme dit: « Ananie et Sam-
phire furent condamnes parce que, apres avoir fait
vodu de remettre leurs biens aux a pot res, ils les offrirent
comme si ces biens continuaient a leur appartenir,
tandis qu'ils appartenaient deja a celui auquel i!s
avaient fait voeu de les remettre. Ils prirent la part
d'autrui par crainte du besoin que la vraie foi ne doit
jamais craindre, et meriterent ainsi leur chatiment 3 . »
Main ten ant ; combien etaient-ils de chr&iens pri-
mitifs soumis ainsi volontairement au regime de la
communaute? Nous savons bien que les disciples qui,
1 Saint Chrysost., in Act. Apost. HomeliaXU, n. 2. — Meise disait
aux Israelites de la part de Dieu : « Lorsque vous aurez fait un voeu
au Seigneur votre Dieu, vous l'accomplirez sans retard; car le Sei-
gneur votre Dieu vous en demandera compte, et si vous avez larde\
cela vous sera impute a p6che\ Si vous ne voulez rien promettre, vous
serez exempt de p6ehe* ; mais, la parole une fois sortie de vos levres,
vous Fobserverez ; vous ferez ce que vous avez promis au Seigneur
votre Dieu de voire propre volonle\ ce que vous aurez dGclarS de votre
propre bouche » (Deut., XXIII, 21, 22, 23).
* OEuvres de saint J6r6me 9 1. IV, p. 792, edit, des B6n6dicl>
COMMUNAUTtf DE BIENS. 257
avec les douze apdtret, composaient la petite figlise des
parfaits de Jesus-Cbrist, etaient au nombre de soixante-
douze l ; mais nous ignorons a quel chiffre s'elevait le
nombre des disciples qui, avec les ap6tres, composaient
la petite Eglise des saints de Jerusalem .
Nous savons seulement qu'ils etaient trop nombreux
pour qu'ala communaut£ des biens de tous pour tous
ils pussent ajouter la coramunaut^ de vie de tous avec
tous, sousun meme toit.
Ils logeaiept done separement, et vivaient frac-
tionnes et groupes par individus ou par families, en
. autant d'habitations particulieres qu'il y avait d'in-
dividus ou de families a loger, car la plupart Etaient
jmartes\ (Test pour cela qu'il est dit « qu'on allait par
les maisons rompre le pain, » e'est-a-dire consacrer et
distribuer la sainte eu char is tie.
De sorte qu'en definitive la communaute de biens
des saints de lEglise de Jerusalem consistait seulement
dans la liberalite avec laquelle chacun d'eux pourvoyait
aux besoins des autres 3 , en communiquant aux autres
une part de leurs biens personnels, soit au moyen de
distributions pecuniaires *, soit au moyen de repas £ga-
litaires pris dans les maisons des particuliers et connus
sous le nom ftagapes*.
« La source de cette communication de biens, comme
1'appelle Fleury, &ait la charitd qui les rendait tous
.freres et les uiiissait comme en une seule famille ou
tous les enfants sont tiourris des m£mes biens par les
1 Luc, x, l.
1 Fleury, ub. sup,
8 Yoy. Bergier, Diet, thiolog^ >• Communautt de biens.
.. * Voy. ci-dessus, p. 219 et 228.
1 Voy. ci-dessus, p. 231, ndle.2.
17
258 PRIMITIVE EGLlSE.
soins du pfere qui , Ies aimant tous £galement , ne les
laisse manquer de rien. lis avaient toujours devant les
yeux le commandement de nous aimer Ies uns les
autres, que Jdsus-Christ avait r£p<5t£ tant de fois, parti-
culiferement la veille de sa passion, jusqu'A dire que
Ton reconnaitrait ses disciples a ce signe *. »
Ce syst&me communiste, ou plutdt comrtiunautaire,
systeme qui consistait a mettre intdgralement tous ses
biens a la disposition du chef des apdtres, et a rendre
ainsi saint Pierre Tunique propri&aire de la Chretien le%
a-t-il eu, pour le bien-6tre temporel des chr&iens qui
en faisaient la regie de leur vie, le rdsultat heureux
que saint Luc ahnon$ait avec joie dans Tun des pre-
miers chapitres de ses Actes des Apdtres : fie que enim
quisquam egens erat inter Most... — H£las! non.
« Nul n'&ait indigent parmi eux, » dit saint Luc,
u car tous ceux qui possedaient des fdnds de terre ou
des maisons les vendaient. '» Or, c'est precis^ment parce
que ceux qui possedaient des fonds de terre et des mai-
sons les vendaient pour en distribuer le prix, qu'il
devait inevitablem£nt y avoir des indigents parmi eux,
sinon dans Ies commencements et aussi lodgtetdps que
le prix des biens vendus ne serait pas consommd, au
1 Fleury, ub. sup.
* On lit dans les Conferences de Notre- Dame d' Angers, par lff.l'abb6
Morel : « Saint Pierre a eu en Ire les mains un mouvemfcnt de fonds
qui surpassera toujours celui qui sera confte a ses successeurs. Dans
la primitive Bglise, on avait si bien compris que l'emploi de la fortune
est l'objet le plus important de la vertu, que Ton n'osait faire un acte
de propria sans l'avisdu pape; el les Chretiens, au lieu de faire une
part de leurs biens,la part de Dieu, pour 6tre consacrle par Pfiglise a
ses oeuvres pies, les Chretiens mettaient leurs biehs inttigralement a la
disposition du chef des apfttres. Ainsi saint Pierre a &6, pendant l'age
d'or de rfiglise, l'unique proprtetatte de la'chrttientg » (p. 2W).
COMMUNAUTtf DE BIfiNS. .259
jnoi«$ & la longue, et mdme prochahiement, tine fois
l'argent d^pens£ ; oar un regime fonde sur la distri-
bution des possessions des fideles, sur la consommation
<de eapitaux qui ne se reproduisent point, doit inevi-
tablemen t, et dans un avenir pro chain, aroener la
ruine de ceux qui Tont fond£.
. St c'est ce qui est arriv^ aux chr&iens coramunistes
de Jerusalem.
Au bout de quelques ann^es seulement, et encore
bien « qu'il soit k croire que les saints de Jerusalem
travaillassent de leurs mains, a l'exemple de Jesus-
Christ et des apdtres, pour supplier au d^faut de leurs
jrevenus * f » ce defaut de revenus, et F absence sans re-
tour des capitaux ddpens&, firent que la communaut^
ne put plus vivre sans tendre la main aux autres figlises,
— riches celles-la ! — qui suivaient un tout autre r&-
-ghne. Aussi, voyons-nous par les Actes et les Ept{res
de saint Paul que, de toutes les provinces, on envoyait
des. sommes considerables pour les saints de Jeru-
salem V
Nous voyons mdme que ces saints , dont aucui.
n'&ait dans l'indigence lors des premiers temps
de la fondation de l'Eglise de Jerusalem, rece-
vaient Taumdne, comme pauvres, de la gen^rosit^ de
1 Fleury, t*6. sup.
1 «Et les disciples resolurent d'envoyer, chacun selon son pou-
voir, quelques aumftnes aux freres qui demeuraient en Judge
{Act, XI, 29). — Quant aux auroftnes qu'on recueille pour les saints,
faites la meme chose que j'ai ordonnS aux Eglises de Galatie (Paul,
1 Car., XXVI, 1). — II est inutile de vous ecrire davantage touchant
^assistance qu'on prepare aux saints de Jerusalem, etc. (Paul, II Cor. f
VIII, 1 ; et IX, 4). r- Maintenant je m'en vais a Jerusalem pprter quel-
ques ajun^aes aux saints » (Paul, Rom., XV, 25).
17.
260 PRIMITIVE tiGLISE.
t
leurs fibres de Mac&loine, de Rome, ou d'Achaie *•
Nous voyons m6me, faut-il le dire? que cette g£n£-
rosit^ avait parfois besoin d'etre stimuli, et que l'apdfre
dut faire appel aux sentiments cumulation , et a la
crainte de la honte, pour rdchauffer la charity des Chre-
tiens de Corinthe 2 .
Et puis, le premier zele des adeptes, une fois attiddi,
se convertit en injurieux soupgons, et Ton entendit des
Toix nombreuses porter jusqu'aux apdtres le reproche
de vouloir vivre sans travail, aux depens de la com-
munaut^ 3 .
Ajoutons que Institution des diacres est due k la
d&harmonie que firent naitre, dfes le commencement,
entre les fidfeles, des jalousies de distributions, des
questions d'int&6t prive 4 ; et que 1'enthousiasme des
'repas fraternels § , dissip^ aussi vite que I'enthousiasme
de la communaut^ des biens, se convertit prompte-
merit, pour les plus riches, en une corvee fastidieuse %
dontla langue des femmes ne put parvenir a att&iuer
ni l'obligation ni l'ennui \
1 Collaiionem aliquam facere in pauperes sanctorum qui sunt in Je-
rusalem (Paul, Rom., XV, 26).
* Paul, I Cor., XVI. — Id., n Cor., VIII et IX.
» Paul, I Cor., IX, 6, 12. — II Cor., XII, 14-17. — Philip., IV, 13.
* Voy. ci-dessus, p. 198. — cc J'apprends, dit saint Paul aux Corin-
thiens, qu'il y a parmi vous des scissions, scissuras, et je le crois en
partie, et ex parte credo » (I Paul, Cor., XI, 18).
1 Voy., sur les agapes, ci-dessus, p. 231.
6 « Lorsqu'il s'agil dans vos assemblies de faire le repas, chacun
prend d'avance son souper particulier, de sorte que Tun a faim, tandis
que I'autre fail bonne chfere. M6prisez-vous done l'Eglise de Dieu? Et
avez-vous honte de ceux qui sont pauvres?» (I Paul, Cor., XI, 21
et22.)
* 7 Le melange des homines et des femmes, dans les assemblies de
rfiglise, contre la rtgle ordinaire des Juifs, joint k la liberty de parler
COMMUrUUTtf DE BIBNS. 2ftl,
Avec de tels 4Uments de dissolution, la communaut£
des saints de Jerusalem ne pouvait avoir que quelques
anndes <T existence. Elle mourut done apres avoir a
peine vdcu.
Fleury dit que « l'Eglise de Jerusalem subsista pres
de quarante ans, sous la conduite des apdtres, et par-
ticuli&rement de saint Jacques, son dvdque, jusqu'a
ce que les fid&les, voyant approcher la punition de
cette malheureuse ville, suivant la prediction du Sau-
veur, se sdpar&rent des Juifs intideles et se retir&rent
dans la petite villa de Pella, ou ils se conservfcrent
pendant le stege ' . »
L'Eglise de Jerusalem, oui. Mais, la communaute
des saints de cette Eglise, nous ne pensons pas qu'elle
etit pu vivre aussi longtemps * ; — d'autant que c*e-
tait en vue m&ne de la prediction faite par Jesus de la
mine de Jerusalem avant que cette gtoiration f&t pass&e %
qu'ils s'&aient Mt£s de tout vendre, ne voulant rien
avoir k eux. qui les rattacMt a cette malheureuse
ville, dont la fin prochaine avait 6%6 marquee par
J^sus-Christ lui-m&ne 4 .
G'est pour cela que Fleury ajoute : « La vie com-
et de propb&iser qui Itait laissta ggalement aux uns et aux autres, avait
ameng une confusion telle que saint Paul crut devoir prescrire aux
bommes de ne parler que Tun aprfcs l'autre, et aux femmes de ne
plus parler du tout. Mulieres taceant; not* permittitur eis loqui.
Turpe est enim rmUi$ri loqui m ecclesid (I Paul, Cor. t XIV, 27, 34,
35).
1 Mceurs des chritiens, HI. — Salvador, ub. sup., p. 397.
* Gibbon, ub. sup., constate le peu de dur£e des premieres commu-
nautto chrttiennes. — Salvador, ub. sup. 9 p. 221, recommit le m6me
fait, et Moras confesse, dans son Utopie, que la communaute des pre-
miers cbr€tiens fut gph&nfere. Sudre, ub. sup., p* 45.
8 Matt., XIV, 34. - ld>, XXIV, 10.
4 Fleury, t*6. sup. i
262 PRIMITIVE tfGLISE.
mune £tait une pratique singuliere de cette premiere
£glise de Jerusalem, convenable aux personnel et au
temps. »
Ce regime, en effet, ne fut dtabli dans aucune dea
autres Eglises qui s'^rigfcrent de toutes parts dans la
cbr&ientd.
Nous poss£dons le r^cit des actes des propagateurs
de la foi nouvelle, les ^pttres qu'ils adressaient k plu-
sieurs des Eglises naissantes. Vainement y cherche-
rait-on la moindre recommandation en faveur de la
Tie commune. Ce que pr^conisent ces premiers pas*
teurs chr^tieus, c'est Famour de Dieu et des hommes,
le de'tachement des volupt^s charnelles, le spiritua-
lisme des aspirations; ce sont les vertus modestes qui
s'asseoient au foyer domestique * ; c'est par-dessus tout
la charitd, qui se manifeste, dans Tordre moral, par la
patience, la bontd, la paix, la joie, la fid&it£ ,"la
douceur, la temperance, l'oubli des injures * ; et, dans
Fordre materiel, par l'aumdne, ce sacrifice volontaire
qui ne saurait se concevoir sans la propri&e indivi-
duelle dont il est un des modes d'exefcice \
Dans ses Epttres, saint Paul invite souvent les fi-
ddles k contribuer aux collectes qui se faisaient en
faveur des saints et des Eglises de la Jud£e, notamment
de rfiglise m&ropolitaine de Jerusalem. Ces offrandes
dtaient pnrement volontaires \
Comprendrait-on ces quotes, ces offrandes volon-
taires, dans une society ou la propri&e individuelle
* Paul, Coloss., III, 18 et suit.
* Paul, Gatat., V, 22. — Id., I Cor. 9 Xltl. — Voy. auisi «att., V, 29
et suiy. — Id., VI, 15. — Marc, XI, 25 et 26. — Luc, VI, 27 et suhr.
1 Voy. ci-dessus, p. 102 et 103.
4 Voy. ci-dessus, p. 259, note 2.
COMMUNAQTti DE BIENS. 263
aqrait cess£ de rdgner, pour faire place k la commu-
uaut£ absolue des biens * ?
« Cette idee de la comtnunaute absolue des biens.
dit Salvador, e^t destinde a se reveiller, de temps h
autre, pour occuper pendant quelques instants Fatten-
lion du monde, et pour retourner ensuite a son obscu-
rity 2 . >>
»
S. Cqjrwmwmw theorique c{es Peres de VBglise.
£«xfes $$ saint Qlfinent, de saint Ambroise, de saint Gregoire, de saint Je-
rdme, de saint Augustin, etc. — Ces texles sont clairs; — Tous professent
le dogme de la communaute' de vie et de biens. — Raisons de cette doctrine.
— N'a rien $'6tonnant ; — Q'a 6t6 le rfive de toutes les ames ardentes a toutes
les Ipoques. — Ge fut celui du bon abb6 Floury. — Et de rabbe* Lacordaire. —
Theorie de ce Pere de rfiglise moderne. — Differences et similitudes entrq
la communaatt eyangttique et le comoaunisme egalltaire 4
Cependant, raalgr^ l'insucc&s de 1'essai communau-
taire de la primitive figlise de Jerusalem , et encore
l>ien que cet essai n'ait 6t6 renouve&, depuis, dans leajf
premiers sifecles de l'Eglise, que par les plus dange-
reux adversaires du christianisme : — les gnostiques *
et les carpocratiens 4 , dont les h£r&ies et les exc&s
* Sudre, ub. sup. p. 47.
1 J tens' et sa doctrine, II, p. 221.
1 Danp l'origine, le jnot gnosis n'e*tait pas pris dans une acceptian
hSrSsiarque ; il signifiait perfection. Le gnostique 6lait done le Chre-
tien parfait, scientifique, illuming. Bienldl ce fut tout le contraire
(Voy. a ce sujet Capefigue, Les quatre prem. si&cles de l'Eglise, t. fcr,
p. 494 et suiv.). f
4 De Carpocras, leur chef, au deuxieme siecle de l'figlise. Les gnos-
{iques et les carpocratiens proclamerent la mise en commun des biens
et sanctifierent l'impudicitg. Hommes et femmes se livraient au culte
de leurs corps. lis priaient nus en signe de liberty. Les propfi&£s 'et
les femmes apparteaaienl It tous; quand ils recevaient des h6tes,le
264 PRIMITIVE tiGMSE.
compromirent le developpement de la religion nou-
velle S — les Peres de l'figlise, encore ici en dehors
de la doctrine ^vangelique 2 , professferent hautement
le dogme de l'illegitimite de la propriety individuelle,
et la legitimite de la communaute des biens,
Voici leurs paroles textuelles :
Saint Clement : « La vie commune est obligatoire
pour tous les hommcs. L'usage de toutes les choses
qui sont sur la terre a dA 6tre commun k tous les
hommes. G'est Finiquite qui a fait dire a Tun : Ceci est
k moi; a l'autre : cela m'appartient. De \k est venue la
discorde entre les mortels. » « Communis vita, fratres,
omnibus necessaria est... Communis enim usus omnium
qua sunt in hoc mundo omnibus esse hominibus debuit;
sed per iniquitatem alius hoc suum esse dixit et alius Mud,
et sic inter mor tales facta divisio est *. »
Saint Ambroise : « La nature fournit en commun
tous les biens k tous les hommes; Dieu a cr66 toute
chose afin que la jouissance en fftt commune a tous,
et que la terre devfnt la possession commune de tous.
mari offrait sa compagne a Tetranger. C'6tait leur charity. Apres leurs
repas communs, qu'ils appelaient aussi du nom d'agapes, ils 6tei-
gnaient les lumieres, et se plongeaieot dans les plus odieuses debau-
ches (Voy. Fleury, Hist, de VEglise, t. I er p. 385; et Chateaubriand,
Etudes historiques).
1 « Gomme tous ces h£r£tiques prenaient le nom de Chretiens, les
abominations qu'ils commettaient rendaient le christianisme odieux ;
car les patens n'examinaient pas assez pour dislinguer les vrais dirg-
tiens des faux. De Ik viennenl les calomnies qui gtaient si universelle-
ment rgpandues » (Fleury, ub. sup*, p. 378).
1 Voy* ci-dessus, p. HO et suiv., et 191.
8 Actes des Conciles, Collectio regia, p. 131. V. suis discip. Epist.
A cetle citation, que nous reproduisons d'apres M. E. Pell elan, VUni-
vers objecte que la Lettre y mentionnGe de saint Clement , pape,
est apocryphe (N° du 27 septembre 1849).
communaut£ de biens. 265
La nature a done engendr^ le droit de communautl,
et e'est 1'usurpation qui a fait la propria. » « Natura
enim omnia 1 omnibus in commune pro fudit, ut pastus om-
nibus communis esset et terra foret omnium qumdam com-
munis possessio. Natura igitur jus commune generavit>
usurpatio jus facit privatum *. »
Encore saint Ambroise : « Qu'y a-t-il d'injuste dans
ma conduite, dis-tu, si, respectant le bien d'autrni,
je conserve avec soin mes propriet&s personnellesPO'
impudente parole ! La terre ay ant ei& donn^e en com^
roun a tous les hommes, personne nepeut se dire pro-
pri&ajre de ce qui depasse les besoins naturels, dans
les cboses qu'il a detournees du fonds commun et que
la violence seule lui conserve. » « Sed ais; quid in~
juUum est si, cum aliena non ihvadam, propria diligen-
tius servo ? impudens dictum! Propria diets qua? Terra
communiter omnibus hominibus data ; proprium nemo dicat
quod e communi plus quam sufficeret sumptum et violenter
obtentum est 2 . »
Encore saint Ambroise : « Pourquoi repousses-tu
ton compagnon de nature? La terre a &e crc5ee pour
6tre commune a tous, riches ou pauvres. Pourquoi,
riches, vous arroger le droit de propria ? La nature
ne reconnatt pas de riches, » « Cur ejicitis consortem
natural In commune omnibus divilibus alque pauperibus
terra fundata est. Cur vobis jus proprium soli divites arro-
gatisl Nescit natura divites s ... »
1 Saint Ambroise, de Officii* ministrorum, VII, p. 222, edit. Mel-
lier.
• Ibid.
* Saint Ambroise, de Nabuth., cap. I, § 2. -*- Aprfcs ces mots : la
nature n&connait point de riches, saint Ambroise ajoute : car elk nous
engendre tous pauvres; — omission 6chapp6e a M. E. Pelletan, dans
206 PRIMITIVE tiGLISE.
Saint Gregoire le Grand : « Ea vain ceuxr-l& sa
eroient innocents qui s'approprieat a eux seals les,
biens que Dieu a rendus commups. En n$ rendftut
pas aux autres les bi^ns qu'ils ant re$us, ils dpviem-
pent mttirfrors e( toxicide*, parce qu'en retenapt pour
eux seuls le bien qui aurait soulage les pauyres^ q\\
peut dire qu'ils en tuent tons les jours autant qu'ils
$n auraient pu nourrir. » u Incassum ergo $e innocemq
putant qui commune Dei mum* sibi privatum vindicant,
qui cum accepta non tribuunt in proximorum nece grass^n-
tur; quia tot pent quotidie perimunt, quot morientium pau-
perum apud $e subsidia abscondunt 1 . »
Saint Jerdme : « Ce nest pas sans raison que l'fivan-
gile appelle les bjens de la terre des richesses injustes,
^ar elles n'ont pas d'^utre source que l'injustice des
hommes, fit les una ne peuveot possdder que par 1^
parte et la mine d$s autr$g. » « Omnes enim divitice de
iniquilate deeeendmt et nisi alter perdiderat qlttr non posset
invenire 2 . »
Saint Augnstin : « Est-ce que, en mejtant leurs W/ens
en comimw, les premiers fiddles les perdirent ? Qu^uud
ihacufi poss&de a part, il ne poss&de qu# sa propriety.
Mais, quand il poss&de en commun, il poss&de touted
les propriety de la communayte. C'est parce que la
proprtete mdividueUe exists, qu'il exi&te aussi des pro-
nto, des inimiti&, des discordes, des guerres, des
Imeules, des dissentions, des scandales, de? plcb&,
des iniquit^s, des homicides... D'oft viennent tous ces
le texte que nous reproduisons ci-dessus d'aprfes lui, et que YUnippp
a rtparee dans son n° d£ja cit6.
* Saint Grtigoire, III, p. 485. PastoraUs cut a.
* Saint J6jr6me, IV, p. 170, gdit. des Wa64.— Voy..ci ^^8,-P- HP
-et 112, note 1*
communaut£ be biens. HSf
fleaux? Uniquement de la propriety. Est-ce que la
Communaute a jamais engendr£ de litiges ? Abstenons-
ftous done, mes frfcres, de posstfder une chose en
propre, ou, du moins, abstenons-nous de 1-aimer, si
nous lie pouvons nous absteiiir de la poss&ler, » « Hoe
Mi feceruntde rebus suis priwtis, fecerunt illos communes.
Quod habebanl suum nunquid dmiserunt 7 Si soli habertnt
et unusquisque suum haberel, hoc solum haberet quod suum
habebat; cum autem quod proprium erat commune fecit,
et ea qua erant cceterorum ipsius facta sunt. Intendat cha~
ritas vestra. Quia propter ilia qum singxdi possidmus exts-
tunt liteSy inimicitim , discordim t bell a inter homines,
tumultuSj dissentiones adversum se, scandala, peecata y im-
quitates, homicidia, propter qum f Propter ipsa qum singuli
possidemus. Nunquid propter ipsa qua comtnuniter po$$i~
demus litigamus? Abstineamus ergo nes, fratres y a posses-
stone rei private ; aut ab amore, si non possumus a posses-
stone * .
Saint Justin, saint Ir^ne'e, saint Clement d'Alexan-
drie, Tertullien, saint Cyprien, saint Chrysost6me
Imettent les m£raes doctrines sur k commimaut^ des
biens.
Vainement on a ehercW k att&mer cette doctrine
ou a en d&ouraer le sens, soit en disant qu'elle n'avait
&£ formulae en de tels termes que pour des raoines f ,
soit en soutenant que la communauten'y est indiquee
que comme hypoth&se et cornme raoyen d'excitation
k la <3harit£* ; il doit demeurer clair et constant, pour
1 Saint Augustin, Enarraiio (n fs., 131, n Q 5 fit 6, XII, p, 100,
edit. MeMer.
* Voy . YUnivers, *•» des 27 septembre et 28 octobre 18.49.
• Voy. Sudre, Histoi re du communisms, p. 51.
26S PRIMITIVE fclfSE..
tout esprit impartial et exempt d'id&s syst&natiques
ou precon$ues, que les Pferes de Ffiglise ont pr6ch£
formellement, et en th&se g&ifrale, la commuuaute
des biens.
Mais, qu'est-ce k dire?
N'avons-nous pas expliqu^ plus baut les causes des
contradictions £conomiques qui se rencontrent dans
las Merits des saints docteurs * ?
Ne sait-on pas, d'ailleurs, que saint Ir£n£e fut mille-
naire; que saint Jlrdme, en combattant cette croyance,
n'osa jamais la condamner absolument; que saint
Justin ne put oublier qu'il avait 6l6 platonicien; que
saint Clement fut entachd de gnosticisme; que Ter-
tullien embrassa les erreurs de Montan; que saint
Cyprien crut a la venue prochaine de l'Antechrist;
qu'il est dans les Merits de saint Chrysostdme plus
d'une decision morale qu'il serai t difficile a VEglise
d'approuver; qua ses ritractatians saint Augustiu e6t
pu en ajouter bien d'autres, etc., etc. 3 ?
Toutes les erreurs se lient. La doctrine des Pfcres
de l'Eglise sur la communautd des bieus est fille ou
mire de leur doctrine sur l'aumdne. Ce sont 14 des
theories propres k leurs auteurs, et qui ne sortent pas
des limites d'erreurs iudividuelles ou de circonstance.
Quelque infaillible que puisse 6tre, en mati&re
de foi, le consentement unanime des P&res de l'figlise
sur un point de \6r\t6 r6v6\6e, il faudrait, pour que
tour opinion en mati&re de communaut^ de biens etit
* Voy. ci-dessus, p. 411 et suiv., et p. 191.
1 Voy l'article Peres de VEglise, dell. I'abb6 Flottes, dons YEncy-
clopidie Courlin, XVIII, p. 148 ; — Et Pierre Leroux, De ? Humanity
II, p. 713 et suiv., 725 et suiv.
COMMUNAUT^ DE BIBNS. 209
une autre autorit£ que celle d'oplnions purement in-
dividuelles, que rfigli* y eAt ajout^ la sienne, en
declarant leur doctrine de tradition apostolique * . Or,
non-seulement la doctrine des Pfcres de l'figlise sur
la communaut£ des Mens n'a jamais eu le caractfere
d'un dogme gdn&ralement admis, mais l'figlise en a
positivement adopts une contraire en prescrivant le
respect du bien d'autrui. Nulle opinion, dfes lors, quel*
que grave qu'elle soit, ne peut prdvaloir contre les
preceptes de l'Eglise sur ce point, non plus que contre
1 usage qui, du temps m£me des apAtres, consacra le
rfegne de la propria individuelle, 6puree par la cha-
rity et l'abnegation, et ennoblie par la bienfaisance?
usage d'ailleurs que l'Eglise consacra par son example,
en devenant elle-m&ne, comme dtre moral et indivi-
duel, dbs les premiers si&eles du christianisme, pro-
-prietaire de grands biens, distincts de ceux des autres
reunions de fideles *.
Qiroi, d'ailleurs, d'etonnant que le rdve de la com-
munaut£ des biens, r6ve gendreux de toutes les &mes
ardentes k toutes les £poques de l'histoire de Thuma-
nite, ait seduit le coeur, brAlant de foi et de soleil, de
ces bouillants docteurs d'Asie ou d'Afrique 3 ! Treize
siicles plus tard, un docteur de l'Eglise gallicane, le
saint prieur d'Argenteuil, apr&s avoir ddcrit l'origine
et les ddveloppements de rfeglise communautaire de
Jerusalem, ne s'&riait-il pas £merveilld ; « Voila done
1 Voy. Du Pin, Traiti de la doctrine chrStienne.
* Voy. Sudre, ub. sup., p. 52. — - Et ci-dessus, p. 223.
• Clement, 6v6que d'Alexandrie; Tertullien, pr&re de Carlhage; Cy-
prien, £v£que de Carthage; Alhanase, patriarche d'Alexandrie; Jean
Ghrysosl&me , palriarehe de Constantinople; Ambroise, gygqiie de
Milan ; Augustin, 6v6que d'Hippone, etc.
270 PRIMITIVE iGLiSB.
wi exemple nimble el rid de cette igatiti de biens, et d$
eette me commune que les logisteteurs et las philosopher
de Tantiquit^ avaient regard&s comme le moyen le
plus propre h rendre les bommes heureux, raais sans y
pouvoir atteindre? C'dtait pour y parvenir que Minos,
db& les premiers temps de la Grece, avait eiahli op
£rete des tables communes, et que Lycurgue avait
.pris taut de precautions pour bannir de Lacedemoae
Je luxe et la richesse *. Les disciples de Pythagore
nettaient leurs biens en commun, et contractaieot une
society inseparable nominee en grec coinobiou, d'ou
«ont venues les ctnobitts. Enfln , Piston avait pouss^
eette idee de communaut^ jusqu'& I'exc&s, vour
lant dter m6me la distinction des families 2 . lb
voyaient bien que » pour (aire une eociiU parfaxte 9
il fallait 6ier le (ten et le mien , et tous le$ inUrils par*
4%culi*rs; mais ils n'avaient que despeines pour con-
traindre les hommes ou des raisonnements pour les
persuader. II n'y avait que la grace de J&us-Christ
qui pAt changer les cceurs et gu&ir la corruption de 1*
mature *. »
Et, de nos jours, n'avons-nous pas entendu le Chry-
sostAme de notre figlise moderne de velopper cette
th&se du haut de la chaire de Notre-Dame de Paris :
« le soutiens deux choses, au sujet de la communautd
de biens, savoir : qu'elle est la plus haute pens&
&rang&ique, et la plus haute pensee dconoouqiie qoi
soit au monde * ? »
1 Voy. tome I* p. 296, note 1 et 2; el p. 367.
* \oy. ibid., p. 299, note 4.
• Floury, Mceurs des Chretiens, HI.
4 Lacordaire, Conferences, p. 315 et 386.
COMMtWAUTS DE Btt&NS. 1?1
Oui; mais, pour pfevenir les inductions que le com-
Tminisifie Igalitaire ett pu tirer de eels premisses, le
mfime apdtre s'est hM6 d-ajouter cet Eloquent corn-
men t aire :
ccDied a donne' la terre k Fhomrae, et, avec la
terre, lifie activite qui la teconde et la rend ob&ssante
k tibs besoins. Ce don primitif constitue en faveur da
gefire hurfiain utie double propriety la propridte du
febl fet la propriety du travail. La question n'est done
'pais de savoir si la propriete doit Hte d&ruite, puis*-
qu'elle existe tfecessairement par cela seul que I'homme
est un 6tre actif, et que mil, sans Dieu, ne saurait
lui arracher la terre des mains $ mais la question est
de savoir Sur qui repose la propria , si elle est un
don fart a chacun de nous, ou, au contraire, un don
indivisible et social, ou nul ne saurait pr&endre qu'une
part de frails distribu^s par la soc&te, selon de oer^-
taines lois....
« La soci&e! iqti'esfc-ce? En appareiice, e'est tout te
montte ; en realite , c est deux ou trois homines. A
\ingt ans, on ne le croit pas; a quarante, on n'en
dOate plus. Done, que la society s'appelle monarchie,
aristoeratie ou d^mocratie, toujours le gouvernement
tornbe aux mains de deux ou trots homines; et, ees
'trois hommes morts, il en vient immahquablemerit
trois autres, et ainsi a jamais. Cefct a eause de cela
•qrfil est ndcefcsaire d'opposer au potfvoir des points
d'arrfit d'une force invincible, sa&s quoi la soci£te
s*abimerait dans line autocratie tellement etroite que
la terre ne serait pas habitable un quart d'heure. Or,
la propriety individuelle est un de ces points d'arrdt,
une force invincible communiqu£e k l'homme, qui
unit sa vie d'un jour a Fim mortal ite de la terre, a la
273 PRIMITIVE 6GUSE.
puissance du travail, et lui permet de se tenir debout,
ses mains sur sa poitrine et le sol sous ses pieds. Ote&-
lui le domaine de la terre et du travail, que reste-t-il?
un esclave; car il n'y a qu'une definition de Tesclave.:
c'est l'dtre qui n'a ni terre ni travail a lui. Transportez
ensuite ce double domaine k la society c'est-&-dire a
quelques hommes qui la gouvernent et la representent,
que restera-t-il de la pa trie, si ce n'est la servitude
universelle, la faim et la soif enregiment&s sous la
.verge de deux ou trois quidams, la bassesse de tous
sous un orgueil, dont le type, apr6s tant d'orgueils, ne
peut pas m£me s'imaginer ?. . .
(( J'ajoute que cet ilotisme universel ne serait pas
mdme compens^ par une certaine ^galite dans la de-
gradation commune. Aujourd'hui, je suis pauvre, mais
j'ai des raisons de me consoler : si je n'ai pas la terre,
j'ai de l'esprit, du coeur, mon devouement, ma foi.
Je me dis qu'apr&s tout, le sort y aidant, j'aurais pu,
comme un autre, tenir une plume ou un pinceau. Dieu
nem'a pas tout dte, ni tout donn£ a la fois : il a dis-
tribu£ ses dons. Mais, voici bien un autre ordre : la
capacity est la mesure de tout. Mon diner se prise au
poids de mon esprit ; je recjois avec une ration de
nourriture une ration officielle d'idiotisme. Je n'etais
que pauvre d'occasion, me voila pauvre de necessite;
Je n'&ais petit que par un cdt^, me voila petit par tous.
La hi&archie sociale devient une serie d'insultes, et
Ton ne peut y boire un verre d'eau sans discerner a sa
couleur la nuance juste de son indignite'. En un mot,
l'indgalite n'etait qu'accidentelle entre les iiommes, ,1a
voila logique. Et c'est la ce qu'on reproche a TElvangile
de n'avoir pas dtabli !
« Ce qu'a etabli l'Evangile, le void:
COMIftnUUTt DE B1ENS. 273
« La tradition, sanctionn^e par l'fivangtle, consacre
la propriety sous la forme individuelle et h£r£di~
taire.
« Selon la tradition, Dieu aurait dit a l'homme : « Tu
es le maftre de ton travail, car ton travail, c'est ton
activity, et ton activity c'est toi. T'dter le domaine de
ton travail,jce serait t'dter le domaine de ton activity,
e'est-a-dire la possession de toi-mdme, de ce qui te
fait uri 6tre vivant et libre. Tu es done le maltre de
ton travail. Tu l'es aussi de la terre, dans la portion que
ton travail aura feeondle; car ton travail n'est rien
sans la terre, et la terre n'est rien sans ton travail j
l'un et 1'autre se soutiennent et se vivifient r^ciproque-
ment. Quand done tu auras m61e tes sueurs k la terre,
et que tu l'auras ainsi tecondee, elle t'appartiendra,
car elle sera devenue une portion de toi-m&ne, la pro-
longation de ton propre corps; elle aura £te engraiss^e
avec ta chair et ton sang, et il est juste que le domaine
te reste sur elle, afin qu'il te reste sur toi. J'y ai bien,
il est vrai, comme crtateur, une part premiere, mais
je te Fabandonne, et, unissant ainsi ce qui vient de
mon c6t£ a ce qui vient du tien, le tout est k toi. Ta
propria ne finira pas mdme avec ta vie ; tu pourras
la transmettre a ta descendance, parce que ta descen-
dance c'est toi ; parce qu'il y a une unit£ entre le p&re
et les enfants, et que d£sh£riter ceux-ci de la terre
patrimoniale ce serait les dlsh&iter des sueurs et des
larmes de leur pfere. A qui retournerait d'ailleurs cette
terre de ta douleur et de ton sang? A un autre qui ne
l'aurait pas travaillee ! 11 vaut mieux que tu te survives
et que tu la gardes dans ta posterity
« Mais la communaut£ !
a Jai dit que la communaute du travail et des biens
18
274 PRIMITIVE ECLISE.
est line idee evangeiique. Mais, a quelles conditions?
Premierement, elle doit 6tre volontaire , et, des lors,
elle n 'a plus le caractfere iii l'inconv^nient de la ser-
vitude. En second lieu, 1 in^galitd des offices y est un
acte de devouemerit, et, des lors, elle cesse d'&re une
oppression et un outrage.
« J'ai dit aussi que la communaute volontaire de
biens et de vie etait une haute pensde ecouomique.
ficonomiquement parlant, que cherchons-nous? Nous
avons des biens born^s et des de'sirs qui le sont peu. II
s'agirait de trouver le secret de diminuer les desirs en
multipliant les biens et en les partageant. Or, la com-
munaute volontaire de biens et de vie produit ce triple
effet : elle partage les biens, elle en accrott la mesure,
elle diminue le besoin que nous en avons* Sous ce re-
gime, celui qui a plus apporte volontairement a celui
qui a peu ou qui n'a rien ; celui qui n'a rien ou peu de
chose du cdte du corps, mais qui est riche par l'esprit,
apporte sa part en intelligence ; celui qui est pauvre a
la fois du corps et de l'esprit peut donner mieux encore
a la communaute, en lui apportant une solide vertu.
De la sorte, il y a communion du patrimoine avec le
d&i&ment, de la grande capacity avec la petite capa-
city de la force avec la faiblesse, de tous les inconve-
irients composes par tous lesavantages, et il en resulte
un partage, une fraternity, une famille artificielle qui,
aussi libres qu'ils sont dquitables, pr^sentent a notre
imagination eta notre sentiment de justice l'ideal de
la perfection.
« En resume, toute la revolution evangeiique est
fon dee sur la libre conviction de Intelligence et sur
le libre concours du coeur j et ce que Ton veut y substi-
tuer est une revolution mecanique n'gyant d'autre ori-
C0MMUNAUT6 DE BIEKS. 275
gine qu'un r^ve, d'autre force que la contrainte par
la loi ft . »
Quel que soit a cet egard le r6ve des utopistes, il est
un fait constant et ind^niable, c'est que « la commu-
naute de biens ne peut exister, corame organisation
positive, que dans un institut d'affilies peu nombreux.
Appliqu^e aux grandes soci^tes politiques, la commu-
nautd de biens appartient a Fetat que nous nommons
barbarie, ou la consideration ne s'attache qu'a la force
individuelle, ou toute Industrie est m&onnue, ou le sol
eat partoutetla patrie nulle part, etoule travail estun
acte insens£ qui ne promet ni fruit ni recompense *. »
' D'ailleurs, ce systfcme de communaut£ rentre dans
la classe des obligations conventionnelles, et la com-
munaut£ agit, dans ses relations avec les etrangers,
comme un individu moral poss^daot des biens ; elle se
defend conlre l'usurpation et n'admet au partage que
des afiid£s. C'est done toujours la propria privde;
seulement, elle est mise eh communication de jouis-
sance entre plusieurs associes 3 .
Que prouvent les exemples cit^s de Pythagore, des
ess&iiens, des saints de Jerusalem? Dans tous ces
exemples, il s'agit de soci^tes asc£tiques, et non de
soci&es politiques ou tant de passions et de ph£no-
m&nes se manifestent, qui sont Strangers aux institu-
tions monastiques *.
Rien done de commun entre la communaute £van-
gdlique et le communisme egalitaire.
1 Ibid., p. 307, 308, 341, 312, 314, 315, 386.
1 Ch. Giraud, Recherches sur le droit de propriM chez les Ro-
mains, I, \Q. .
8 Ch. Giraud, u6. sup., p. 11.
♦ Ibid.
18.
276 PRIMITIVE ftGLISE.
Je me trompe j il y a un point de similitude parfaite
entre ces deux regimes, et ce point le voici : c'est que,
dans l'un comme dans I'autre, la communaut^ ne peut
subsister entre les soci&aires qu'a la condition d'ac-
corder k quelques-uns la souveraine disposition des
biens de tous. Or, ce qui, sous ce rapport, peut amener
la paix et le bonheur dans tine commun aut^ chr&ienne
ou ce sont surtout les vertus de renoncement et d'hu-
milit£ qui sont mises en commun, ne peut que d£g£nerer
en despotisme odieux, ou en odieuse anarchie, dans
une communaut£ civile ou ce sont les intfrdts et les
jouissances materielles qui sont le mobile et le but de
la mise en participation .
Et, cependant, par une loi qui se v^rifiera plus d'une
fois, dans le cours de cet ouvrage, la communaut^ de
biens ne peut subsister qu'a ceprix.
3. Communisme religieux des Cenobttes.
Impossible dans la vie civile ordinaire, la communautS de vie et de biens est
settlement pratieable dans la vie rellgieuse. — Pourquol. — Origine deseom-
munautes moaastiques. — Leur developpement. — Nombre des premiers
moines. — Democratic du desert. — Vie eremitique ou solitaire. — Vie ce-
nobitique ou conventuelle. — Antoine, Pacome, Basile, Bernard. — Leurs
regies. — Toutes ont pour base : la chasieti, l&pauvreU, Yobeusance; — Pour
modes d'action : la cellule, le travail, Y abnegation ; ~ Pour iastrumeat de
conservation, d 'expiation, de penitence : la pricre, le silence, les macerations
corporelles. — Polemique entre les doeteurs au sujet du systeme ceUukure.
— Le systeme de la vie en commun prevaut. — Classification par families.—
Idem, par moraHtes. — Monasteres, refuges de tous les pauvres. -~ Probleme
de l'eitinction de la misereparla pauvret6 resolu.
Reconnu impossible dans les conditions pratiques
de l'Eglise primitive de Jerusalem , — irrdalisable dans
les conditions tbdoriques de la doctrine des P&res de
l'Eglise , — impraticable dans les conditions domes-
COMMUNAUT& D& BIENS. 277
*
tiques de la vie sociale ordinaire, — le communisme
e'galitaire fut et dut 6tre la base, Fessence, la condi-
tion vitale de la monasticite religieuse.
Lk seulement, eh effet, la communaute de vie et
de biens put constituer la formule £vang£lique et eco-
nomique parfaite de la fraternity chr^tienne, parce
que la seulement elle put reposer sur la pierre triangu-
laire, qui seule petit en constituer la base et le cou-
ronnement : p&uvrete, chasteti, obiissance.
La aussi, seulement, la communaut£ de vie et de
biens put trouver la solution complete du probleme
de la misere inutilement cherche'e dads les combinai-
sons ant^rieures, parce que la seulement la mi$ir$
rencontra l'adversaire qui seul peut la terrasser et la
vaincre : la pauvreti unie k la chariti.
Les communautds monastiques naquirent quand
1'Eglise primitive mourut, c'est-a-dire apres Tinvasion
.du luxe et des richesses , — m&ne cause qui fit mourir
la primitive vertu romaine.
(Test en Orient que se ddveloppa, sur une £chelle
plus vaste et plus continue, F institution des commu-
naut& monastiques. Suivons-en le cours en remontant
k sa source :
Le besoin de d^pouiller le vieil homme et de revdtir
Yhomme nouveau etait devenu si dnergique, si ge'n^ral,
a cette ^poque, qu'on comptait en Egypte plus de
soixante-dix mille moines a la fin du quatrifeme si&cle.
Dans FAbyssinie, le nombre des monastferes etait si
grand, que quand on chantait dans Fun d'eux on
,&ait entendu dans un autre, et quelquefois m£me
dans plusieurs k la fois ' .
1 Diftionnaire des cultesrelig,, s* Monaster e*.
278 PRIMITIVE tiGMSE.
Dans la haute Thebalde, dooze monastferes, fondes
par saint Pacdme, ne contenaient pas moins de cin-
quante mille moines *.
. Pieuses et immenses colonies qui se recrutaient,
chaque jour, de quelques-uns de ces hommes, comme
les Antoine, les Pacdme, les Basile, sur lesquels la
soci&e, foul& par le despotism e imperial, avait reagi
d'une manure douloureuse... La, du moins, la philo-
sophic chr&ienne, plus g^n^reuse que celle des Pytha-
gore et des Zenon, leur offrait la liberty et la d&no-
cratie du desert 2 .
Ces diverses communaut& religieuses separtageaient
en deux grandes categories monacales, lesquelles sui-
vaient chacune une rfegle de vie diffierente, selon la
difference d'aptitude et de vocation spirituelle de
chacun des freres qui adoptaient Tune ou l'autre vo-
lontairement.
Les uns done embrassaient la vie irimitique ou *o-
litaire, — les autres la vie ctnobitique ou conventuette, —
double chemin de salut laiss^ a leur option.
On appela d'abord ascites, puis anachoretes, puis
ermites, puis moineSj les religieux qui vivaient solitai-
rement, quoique groupes par individuality similaires,
dans des monast&res isolds et lointains.
On appelait dnobites les religieux qui viraient en-
semble, c'est-&-dire societairement, dans des monas-
tics ou la vie en commun dtait la vie detous.
Les monast&res, appartenant k la premiere cate-
goric de religieux, se composaient de b&timents non
enceints de hautes murailles; e'etaient phit6t des pa*-
•
1 Fleury, Mceurs des chritiens, LH.
1 Voy.Gemn, De la sootett chrtt. au quatrieme siecle, p. 19.
COMMUNAUTti DE BIENS. 279
roigses et de grands villages ou un moine avait sa
cellule, comme un particulier aurait eu sa maison, a
une grande distance de celle des autres. Chaque moine
avait une portion de terrain qui lui etait assignee et
qu'il cultivait avee le plus grand soin; ils ne man*
geaient point en communaute, et leur frugality etait
extreme. Ils ne se trouvaient ensemble qu'a Teglise
commune. Cette espfece de monastere etait particuliere
a I'Abyssinie. On admirait surlout le celebre monas-
tere d'HalleMa, situ^ dans le royaume de Tjgr^, stir
une montagne tr&s elevee, et environne d'une epaisse
forgt. L'eglise &ait iongue de quatre-vingt-dix-neuf
pieds et large de soixante-dix-huit. Les cellules des
moines etaient baties tout alentour ; on n'cn comptait
pas moins de douze mille. Au loin, dans la campagne,
etaient disperses d' autres moines, en plus grand
nombre encore, qui formaient quatre-vingt-dix petites
communaut^s de'pendantes de la grande, et ayant cha-
cune leur Iglise *. Le grand b^guinage de Gand, en
Belgique, peut donner une idee de ces sortes de com-
munautes religieuses 2 .
L'autre sorte de monastere, propre aux cenobites,
consistait dans un ou plusieurs corps de Mtiments
environnes d'un mur d'eoeeinte, et contenant un cer-
tain nombre de religieox cloitr^s. « Je m'imaguie, dit
Fleury, trouver dans ces monasteres des vestiges de
la disposition des maisons antiques romaines telles
qu'elles sont d^crites dans Vitruve et dans Palladio.
L'eglise, que Ton trouve toujours la premiere, semble
tenir lieu de cette premiere salle que les Remains ap-
1 Voy. Diet des cultes relig., II, p. 809.
1 Voy. Ramon de la Sagra, Voyage en Belgique et en Hollands
280 PRIMITIVE EGLISE.
pelaient atrium. De la on passait dans une cour envi-
ronn& de galeries couvertes qu'on appelait d'ordi-
naire ptristyle ; c'est justetnent le cloftre oil Ton entre
de l'lglise, et d'ou Too entre dans les autres pieces,
comme le chapitre qui est Yexhidre des anciens, et le
refectoire qui est le triclinium; le jardin est ordinaire-
ment derriere tout le reste, comme il etait aux maisons
antiques. »
Saint Autoine fut le premier ascete qui assembla des
disciples dans le d&ert, et r^glementa la vie irimiUque
en Orient.
Saint Pacdme fut le premier qui organisala vieceno-
bitique aussi en Orient, en 1'assujettissant a des regies
que ne fit que perfection uer, plus tard,. saint Benoft
pour les communaut£s religieuses d'Occident.
En cela, les saints fondateurs des communautes
religieuses ne pr^tendirent nullement introduire une
nouveaute ou rencherir sur la vertu de leurs peres. « Us
voulurent seulement, dit Fleury, conserver la tradition
de la pratique exacte de l'Evangile, qu'ils voyaient se
rel&cher de jour en jour. Us se proposaient toujours
pour modeles les ascites qui les avaient precedes. lis
se proposaient la primitive figlise de Jerusalem, les
apAtres m6mes et les propbfetes. »
La chasteti, la pauvreU, Yobiissance, £tant le triple
vceu qui liait indissolublement le moine a son monas-
t&re, quelle qu'en ftit d'ailleurs la regie, tous les fonda-
teurs de communautes religieuses instituferent, comme
moyens d'accomplissemeut de ce vceu : la cellule , le
travail, Y abnegation absolue de sa volonte, auxquels ils
ajout&rent, comme instrument de preservation, d'ex-
piation, de penitence : la pr&re, le silence } et les maci-
rations corporelles.
C0MMUNAUT6 DE BIENS. 281
La cellule avait principal ement pour but de prober
et d'aider la continence, en Poignant jusqu a Vappa-
rence du. danger qui pouvait menacer cette vertu. C'est
pour eel a, qu 'outre la cellule solitaire, les moines ne
devaient jamais dormir sans la cuculle. — Suivantles
Annates des Carmes, les religieux n'osaient pas pro-
noncer le root de femme ou de ftlle, et quand, malgre
les plus s^veres defenses a cet egard, une femme p$r~
venait a s jntroduire dans les lieux claustraux, on r&~
clait la terre ou la pierre que ses pieds avaient touchde,
et Ton purifiait, par l'eau bdnite et le feu, les vestiges
de ses pas * .
Les celles ou cellules, chez les premiers moines ha-
bitant des deserts, etaient autant de cabanes ou de
petites maisons s^parees comme celles des camaldules.
Quelquefois deux, et, plus souvent, trois. moines y lo-
geaient ensemble. C'est de la qu'est venu le nom de
celles donnd , pendant long temps , aux inonast&res
moindres appel^s prieur^s. On les nommait aussi
cases 2 . — Marmoutiers, monastfere fonde par saint
Martin, pres de Tours, se composait de quatre-vingts
cellules. Chaque cellule etait un trou pratique et creus£
par les religieux dans le rocher. II n'y avait qu'une
cellule pour un moine. Plus tard on fit des cellules en
bois 5 . — Dans les monasteres de saint Pacdme, tous
1 L'abbS Labouderie, article Ordres' religieux de YEncycloptdie
Courtin. — 11 y avait des monasteres speciaux de lilies, meme dans
les deserts, ou elles demeuraient assez procbes des moines pour tirer
un secours reciproque du voisinage, et assez loin pour enter }out peril
et tout soupcon. Voy* sur les monasteres de filles, Fleury r Mtours des
chrtt., LII.
1 Fleury, Mcsurs des ckriL, LII.
> » Salpke Severe, cap. VII.
282 PRIMITIVE 6GL1SE.
les flioines couchaient en cellules trois par ttois *.
Dans beaucoup de monast&res c&iohitiques , les
moines couchaient dans des cellules individuelles 2 .
En cela, les moines, ind^pendamment des raisorn d$
dfoence, &aie»t guides par an profond sentiment
d'humilite; ear, faire eboix d'uoe cellule, c'^tait choisir
I'esp&ee de logement qui convenait k plus aux gens
les plus pauvres at les plus mepris^s, puisque la ease
ou la cellule etait le logement des esdaves \
Toutefois, en ce qui toucbe b celluli, il s^eieva, au
quatrftrne si&cle, eotre les doeteurs de la r&ornae p£~
nitenliaire, une discussion dont la vivacity pn&odait,
a qutnze si&eles de distance, & ceHe que, de <nos jours,
devait soulever la m&no question.
Alors, dans les oommunauftes religieuses, — eomme
aujourd'hui dans les prisons, — il s'agissatt de savoir
si le regime frtmtiique ou solitaire valait ifcieux ou
moins que le regime cfaobitique jou con vent uel, etmc*
versd, pour le perfeotionnemert moral lies r$etus~
Saint Basile, ie plus o&febre tadwersrire du regime
iremitujue, prit la plus graode part a la discussion; sa
dialeotique secrde la fit tourner au profit du regime
conventuel, ou de la Tie en comnmn 4 -
Saint Benott adoptale m&ne regime daa&soa fameux
* Vita S. Pack., cap, XXII et seq.
1 Fleury, t*6. sup.
» Voy. torn. I«, p. as et 71.
4 Void lexesumede ses principal!! arguments :
* L'horame a besoin de lasod&evdesaatmJhomaieSy commelepted
a besoin des autres membres du corps pour avoir son utility.
« Malheur a celui qui est seal, dil le sage, parce <que, s'il tombe, it
n'a personne pour se relever; parce que, n'ayant personne pour juger
ses actions, il s'imagine faussemenl aiqir attaint la perfection; parce
que, ne s'&ant pas exercg a la pratique des commandeneatsde Dieu
COMMUNAUTti DE BIENS. 2&3
monasteredu mont Cassin, au commencement du sixieroe
si&cle, et dgpuis lors, dans tousles cou vents de son
ordre, le dortoir commun remplaga la cellule de unit,
w Le dortoir, dit a ce sujet 1'abb^ Fleury, le dortoir,
sans distinction de cellules, comifee il est marqul dans
la Regie de saint Benoit, montre mieux la vie com-
mune. Cest proprement vivre ensemble que coucher
en m&ne chambre et manger en m6me salie. La pau-
wet6 y parait plus, et la vertu y est plus en sftret6;
car il est facile au sup&ieur d'observer dun coup d'oeil
s'il ne se passe rien centre la modestie, puisque la
R&gle veut que le dortoir soit toujours £ciair£, et que
les lits soient k d&ou vert * . » «
M6me dans les monastferes <m le sommeil £tait cellu-
laire, la priere Bt les repas avaient lieu en commun ;
— la priere a la chapelle, les repas au r$ectoire. Un
religieux faisait, pendant le repas, le lecture k haute
voix, de FEvangile ou de quelque livre de ptet& G6n&-
faute d'occasion, il ne peat connattre ses faiblesses, ni la vxaie portie
de son afiermissement dans le bien.
« Dans la vie, commune, celui qui tombe se releve plus facilement
de sa chute par la punition qu'il en recoit devant ses freres; s'fl fait
bien, il est maintenu dans sa voie par ^approbation et i'estime uni-
yerseUes qui lui en reriennent.
« Dans la vie commune, les membres qui sommeiilent sont reveille's
par les membres vigilants, et comme un seul homme ne reunit pas
en lui tous les dons, la vie - en commun a cet avantage que les qua-
lity de chacun profitent a la soci&6 entiere. Dans la solitude, au
contraire, chacun garde enfouis les dons qu'il possede, Ce qui est eon-
traire au principe de la charite..
- « Dans la vie commune, il est ais6 de satisfaire a la fois a un grand
nombre de commandements, au .lieu que ce n ? est pas possible dans
la solitude. Comment done estimerait-on moins une vie feconde
qu'une vie sterile on bonnes centres ? » (Voy. les B>es de saint Basile,
Question V1L ~ £t Jfartin Daisy, p. 306 J
1 Fleury, ub. sup. ^ • > '
284 PRIMITIVE &GL1SE*
ralement les religieux mangeaient, la tdte couverte de
leur capuce, afin de ne point se voir et de n'&re point
tenths de se parler.
Le silence &ait de prescription rigoureuse dans les
monast&res; les mon'asteres les raieux regies etaient
ceux ou le silence dtait le mieux gardd ' . L'intempe-
rance de la langue &ait compare, dans les couvents,
k Fquverture trop frequente de la porte d'un bain. De
ra£me que la chaleur du bain se perd quand on en
ouvre trop souvent la porte , de mfime la chaleur de
Y&me s'tfvapore, disait-on, par la porte ouverte aux
discours \ La n&essit^ de celui qui ecoute doit 6tre la
rfegle et la mesure de celui qui parle, dit saint Basile '•
Abstenons-nous done de toutes paroles vaines, oi-
seuses et inutiles , dit saint Benott ; nous les con-
darpnons absoluraent. II est impossible de ne pas
pdcher beaucoup, quand on parle beaucoup 4 .
La pri&re dtait ^galement d'obligation pour tous les
religieux, parce que la priere, ce langage intime de
rhomme avec son crdateur, outre qu'elle est le fil con-
ducteur de toute grdce, est encore un moyen expia-
toire d'apaiser la colere de Dieu, et d'obtenir miseri-
corde pour nous et pour les autres '•
Cependant la doctrine de J^sus n'est point une doc-
trine de quietude et de contemplation, mais d' action.
1 Floury, Mceurs des chrit., Lll.
* Voy. Remarques sur les Petites r&gles de saint Basile, p. 708
et 709.
* Petites regies de saint Basile, Question 451.
* tegles de saint Benolt.
* Voy. la lutte spirituelle de Jacob, figure de la priere,au chap. XXXII
de la GenSse. Voy. aussi Exod., XIX, 10 j P*. GV, 23 ; Ezeoh., XIII, 5 ;
Luc f XI, 1, etc.
COMMUNAUTtf DK BIKtS. 285
II ordonne de prier, il est vrai, « parce que la pri&re
appelle 1'influx divin et renouvelle les forces pour agir,
parce qu'elle ranime l'&me, qu'elle en est la respira-
tion. » Mais, prier n'est pas tout; et c'est pourquoi
plusieurs lui ont dit : « Seigneur ! Seigneur ! » qui ne
sont point entr& dans son royaume. Jesus-Christ est
venu montrer a l'humanit6 le but qu'elle doit atteindre
k force de travaux et de combat. C'est pourquoi il*
n'interroge jamais les hommes sur ce qu'ils pensent,
mais sur ce qu'ils font. C'est pourquoi saint Paul di-
sait : (c Les oeuvres seules distinguent aux yeux de Dieu
les enfants d'Adam. Le r&gne de Dieu git dans les
actes, non dans les paroles \ »
En m&ne temps done que la pri&re &ait consid£r£e
comme I'essence de la vie religieuse, le travail &ait
recommand^ comme une des formes de la pr&re, et >
nulle autre pratique ne devait le faire n^gliger. C'est
pour cela qu'on traitait d'h^rdtiques les euchites ou
massaliens qui pr&endaient supplier au travail par
les psalmodies. « Chaque chose a son temps, dit saint
Basile, et d'ailleurs nous pouvons prier, m&ne en tra-
vaillant. C'est ainsi qu'en travaillant sans cesse ou
peut prier sans cesse 2 . »
En parlaut de plusieurs monast&res, saint Augustin
dit : « lis ne sont a charge a personne, et, suivant 1'au-
torit£ de l'apdtre, ils s'entretiennent du travail de leurs
mains 8 .»
» Paul, I ad Cor., IV, 20.
1 Basil., Const, monast., XXIII, De renunoiatione seculi, $ 9.
* Saint Augustin, Retract., cap. XXXIII. Le quatri&me coneile de
Carthage (an 308) recommande aux moines le travail des mains. Saint
Augustin a compost un traits a ce sujet (II Retract., C. XXI). 11 y traite
a fond le sens de ces paroles de saint Paul : Que celui qui ne veut pas
travailler ne mange point (II Thess., XI, 10), et prouve qu'il s'agit de
286 MUMITIVB tiGMSg.
x
• /
Loin de recevoir de l'argent pour teur subsistanoe,
dit un £crivain du quatrieme aiecle, les moines tra-
vaillaient si abondamment qu'ils faisaient de grandes
aumdnes, surtout pour les prison niers. Cassien ajoute :
lis demeuraient tout le jour dans leurs cellules a tra-
vailler en priant conliuuellement, car ils avaient re-
connu que rien n'est plus propre a fixer les pensees et
emp£cher les distractions que d'etre toujours occup£,
Ils travaillaient mdme la nuit quand ils veillaient, et,
afin que le travail fut compatible avec la pri&re, ils
choisissaient des ouvrages faciles et s^dentaires, comma
de feire des nattes et des paniers. Ils recomman-
daient, par-dessus tout, le travail des mains comme
l'unique remede a Tennui de la solitude et a une in-
finite d'autres maux ' .
II y avait des moines qui travaillaient a la cam-
pagoe, comme le font encore aujourd'hui les trap-
pistes, soit pour eux, soit en se louant comme d'autres
ouvriers, pour la moisson et les vendanges. Pour cea
travaux ils etaieut divises, comme l'&aient les escla-
ves, en dizaines ou decanies, conduites chacune par
un doyen *. Mais les plus parfaits d'entre les moines
trouvaient trop de dissipation a ces especes de tra-
vaux, et demeuraient enfermes dans leurs cellules, co-
piant des manuscrits ou faisant des nattes de joncs,
des paniers et d'autres ouvrages semblables qui ne
les empgchaient point de mediter les saintes Ven-
tures et d'avoir 1'esprit toujours appliqu^ a Dieu 8 .
travaux corporels et non de travaux spirituels (voy. Hist. ecd. de
Fleury, I XX, n° 34).
1 Cassien, Institute monaet. — Et Fleury, Hist, eccl 1. XXI, ch. 8.
1 Voy. torn. I er , p. 384 el. la note.
• Regies de saint Benoist, VI, 48.
communactA de biehs. 287
En g&i&al, le tissage et la confection des chaus-
sure* &aient consid&es comme les occupations qui
se coneiliaient le mieux avec les habitudes de la medi-
tation; mais aucun genre de travail n'etait proscrit,
pas m£me le plus vil, les peres nefaisant aucune dis-
tinction entre les metiers ' .
« Notre Seigneur a dit d'un figuier sterile : Coupez-le.
Ainsi doit-on en user, a dit saint Basile, envers celui
qui nd travaille pas, en le retranchant du nombre des
fr&res 2 .
« L'oisivet£ estl'ennemte de l'&me, dit saint Bernard,
olio$tta$ inimica est animce. Aussi les fr&res doivent 6tre
occup&, It certaines heures, au travail des mains j et
si la pauvretd du lieu, la n&essitd ou la rdcolte des
fruits tient les freres constamment occup&, qu'ils ne
6'en affligent point, car ils sent vraiment moines, s'ils
vivent du travail de leurs mains, ainsi qu'ont fait nod
pferes et les apdtres '. »
Ainsi, aux ascites de 1'Orient priant solitairement
au fond de la Tb£baide ; aux stylites, seuls sur leur
colonne, suceddferent, en Occident, de sages commu-
nautds attaches au sol par le travail. L'inddpendance
des cdnobites asiatiques fut remplacde par une orga-
nisation rdguli&re, invariable; la regie ne fut plus un
recueil de conseils, mais un code. La liberty s'&ait
andantie en Orient dans la quietude du mysticisme;
elle se disciplina en Occident; elle se soumit, pour se
racheter, k la r&gle, k lalol, k l'ob&ssance, au travail \
Du reste, tout moine &ait tenu de faire I'ouvrage
1 Voy. Basil., ub. sup. — Et Wallon III, p. 402 et 408.
* Basil., Petite* regies, Quest. 61.
* Regula sancti Bernardi, C. LXVIII.
* Michelet, Hist, de France, 1, 113.
288 PRIMITIVE £GL1SE.
qu on lui disait, et tout r argent qu'il retirait de son
travail appartenait a la communaull : la propria in-
dividuelle en ^tait bannie. Les moines ne pouvaient
disposer ni d'eux-mdmes ni de rien, sans la permis-
sion de leur sup^rieur.
Geci tenait a leur voeu de pauvret£ et a cet autre
voeu de n'avoir pas de volont£ propre. Un religieux,
dit la Regie des augustins, doit se laisser guider comme
une bite de somme par la courroie de VobUssance. 11 doit
6tre, dans la main de son sup&ieur, comme une coi-
gn£e dans celle d'un Mcheron ou d'un homme robuste,
suivant saint Basile; comme un b&ton dans la main
d'un vieillard, suivant saint Ignacede Loyola; comme
une lime que manie a son gre le forge ron, suivant
r expression de saint Vincent de Paul. II semble que
ces m&aphores n'aient point encore paru assez exa-
g^rees a saint Bonaventure et h quelques mystiques
instituteurs; ils comparent le religieux a un corps
priv£ de ses sens, a un cadavre qui ne re$oit de mou-
vement et de vie que de la volont^ de son sup£~
rieur; a un cadavre qui se laisse toucher, remuer,
transporter sans faire aucune resistance. Saint Be-
noft veut que le religieux soit dans la disposition de
mourir plutdt que de desobeir aux commandements
de son supdrieur '. Et qu'on ne dise pas que ce soit
la ravaler la nature humaiue, dit saint Basile ; car
l'ob&ssance passive est la condition impdrieuse de toute
discipline inoQastique. L'obeissance n'avilitpas lesol-
dat. La plus noble des professions est celle qui soumet
Thomme al'komme avec le plus d'etreintes et de duretl 3 .
1 L'abbS Labouderie, ub. sup.
* Saint Basile, ub. sup. ^
communaut£ de BIBNS. 289
Pour faire ainsi plier l'&me sous le joug de la vo-
lont^ supreme d'un mattre, il fallait mortifier le corps
dans les moindres velleites de satisfaction, dans les
moindres caprices de la chair : de la, les macerations,
les minutions, la discipline, et les autres inflictions
p&nitentiaires.
Ces macerations avaient done pour but, indepen-
damment de Tidde dexpiation qui s'y rattachait,
d'amortir la violence des passions, et de refrener les
appetits de la concupiscence. Pour cela, les religieux
avaient recours k toutes sortes d'austerites, aux minu-
tions l , aux jeunes, k 1' abstinence, aux privations de
sommeil, au cilice, k la haire, a la discipline, etc. Je ne
dirai rien de ces diverses sortes de satisfactions p&ri-
tentiaires dont on peut lire la longue description dans
la Fleur des Saints, ou dans la Perfection chritienne du
pfcre Rodriguez. Je dirai seulement qu'il est inconce-
vable que Fespece de flagellation a nu, appelee disci-
pline, que tous les religieux, sans exception, s'appli-
quaient, quelques-uns jusqu'a six fois par jour, pour
amortir les d&irs de leur chair, ait pu 6tre usit^e, pen-
dant tant de sifecles, sans que les pauvres moines se
fussent aper$us qu'ils rallumaieut de plus en plus 1'in-
cendie de leurs sens par les raoyens m£mes qu'ils em-
ployaient le plus ^nergiquement pour l'&eindre.
Le choix des aliments en trait pour beaucoup dans
V abstinence monacale. Plusieurs ordres religieux fai-
1 Minution, dans le style claustral, est synonyme de saigttie. Les
minutions ttaient autrefois ordonnges six fois par an, a Saint-Jean-des-
Vignes, et quatre fois seulement, chez les Chartreux et les Dominicains.
Elles glaient plus frgquentes dans les cou vents de Giles ; elles se fai«
saient a pen pres lous les mois, et quelquefois plus souvent (Abb6 da
Labouderie).
49
290 PRIMITIVE EGUSE.
saient maigre toute l'ann6e ; il fall ait 6tre s^rieusement
malade pour obtenir la permission de faire gras. Les
Minimes mangeaient tout a l'huile ; les Cannes de la r&-
forme n'usaient que d'herbes cuites; les Chartreux que
de poissons. De nos jours, les Trappistes de Mortagne
ne font, pendant les deux tiers de l'annde, qu'un seul
repas qui se prend k deux heures et demie, et ce seul
repas se compose de buit onces de pain bis, de legumes
cuits au sel et sans beurre, et d'un peu d'egu pure pour
boisson.
La sant£ sortait victorieuse de toutes ces aust&it&,
de toutes ces pratiques s&rferes, lesquelles ayaient pour
but, quelque fftt leur objet et leur forme, do justifies
ces mots de saint Ambroise : « Le $6ch6 ne s' efface
que par les larmes; il n'y a ni ange ni archaqge qui
puisse le remettre autrement : le Seigneur lu^m^m^
ne pardonne qu'a ceux qui font p^itence 1 . #
Chacun des monast&res, fond^s par saint Pacdijie at
soumis k la rfegle de la vie en commun, &ait divis^ en
sections ou classes, ou plus litteralement en fam^le*.
Trois ou quatre families reunies et vivant ensemble
formaient ce qu'on appel^it une tribu. Chaque ftmille
etait composde de vingt membrfs, et ^vajt son corp?
de logis et ses cellules k part, de m£me que $e$ pff4r
vdts et son chef 2 .
Le nombre des families dtait de trente k quarante
par monastere, lequel nombre, multiplie par les vingt
membres des families, portait la population de chaque
jnaison k six ou buit cents, et donnait, pour, les douze
monastferes dont se composait 1'ordre, une moyenne de
* Saint Ambroise, Epist., LI, q° il.
1 Voy. Martin Doisy, ub. ~sup.
GOMMUNAUt£ DE BIENS. 291
fauit k dix mille moines, chiffre fort infcrieur k celui
de cinquante mille dont parle Fleury '.
Outre la classification de ehaque monastfere par /a-
millesy et de ehaque famille par metiers ou genres d'in-
dustcie, saint Paedme avait adopts pour ses religieux la
classification par moralites. Gette classification corres-
pondait aux vingt-quatre lettres de 1'alphabet grec, en
ce sens que ehaque groupe de moralitds diverses &ait
indiqu£ par une lettre. G'est ainsi, par exemple, qu&
les plus simples etaient ranges sous Viola comme Stant
la* lettre la plus petite; queues plus difticiles, les indis-
ciplinables, Etaient ranges sous le xi a cause de fca
forme tortueuse et de sa prononciation aigue, et ainsi
des autres 1 . A 1'aide de ce langage mysterieux, dont il
partageait la clef avec les chefs de famille, l'abbd pou-
▼ait tenir une comptabilit^ morale exacte de tout le
personnel de son couvent.
Avec un systkme de communaut£ ainsi entendu,
ainsi organise, Dieu qui travaille toujours avec l'homme
qui ne travaille pas que pour lui seul 8 , et « qui appuie
plus fortement sa main sur la main qui partage, » que
sor la main qui garde tout pour elle, rendait la terre
prodigue de ses dons \k oil elle en avait toujours 6t6
avare ; et le pauvre pouvait venir, ehaque jour, dans la
maison de la pri&re, « recueillir la part qui dtait faite
par la fraternity du dedans k la fraternity da dehors ; »
* Voy. ci-dessus, p. 278.
* Voy. Fleury, Hist, eccl, ]. XV, c. 58.
* H 6ta*t defendaaux moines de travail*e¥ aYec un sora inquiet pour
eux-memes, mais il leur &ait present de travailler avec ardeur pour
le prochain. Les aumdnes qui se faisaient avec le travail des moines
etaient si considerables que saint Augustin rajtyorW (fete I'dn* 6n char-
geait des vaisseaux entiers (Fleury, ub. sup.).
19.
292 PRIMITIVE tiGLISE.
car le cenobite ne s'enfermait pas dans sa pauvretl
comme dans un benefice personnel; le tresor en appar-
tenait a la pauvret£ etrangfere; et ce tresor provenait,
d'une part, de l'accroissement de valeur territoriale
produit du travail cenobitique, et, dej'autre, de la di-
minution dont il etait la cause dans les besoins et les
desirs des travailleurs i ; et ainsi s'accomplissait, au
profit de tous, le ph^nomfene economique dont nous
avons parte a la fin de Farticle prudent *. Encore
rTetait-ce pas tout; car la famille artificielle, en enle-
yant k la famille naturelle une partie des enfants
qu'elle etait chargee de nourrir et de pousser dans le
monde, allegeait d'autant son fardeau.
Et non-seulement chaque monaslfere £tait une
maison de travail et de secours pour les pauvres du
' dehors, mais cetait encore un hdpital pour les ma-
lades, un asile pour les vieillards, une maison hospi-
talise pour les Strangers et les voyageurs. C'est pour-
quoi chaque monast&re avait son nosocomium, son
gerocomium, et son xenodochium particulier 3 . Chaque
monastere etait, de plus, un refuge assurd pour les
pauvres qui desiraient y trouver place et y vivre en
freres. Saint Augustin defendait d'en repousser per-
sonne ; il cherchait a les multiplier dans ce but, et il
comparait les riches qui les faisaient Mtir aux cedres
du Liban ou les passereaux vont poser leur nid \
C'est ainsi que les c£nobites de la primitive figlise
rdsolurent, par leur pauvretl, le probl&me de la mi-
1 Lacordaire, De la commmauti de biens et de vie, Conferences, II,
p. 139.
1 Voy. ci-dessus, p. 274.
8 Constitutions imperiales, Collect, de Du Cange, Biot, p. 239. T
4 August., De oper. monaeh., § 23. — Walton, III, 397.
DROIT A L'A&SISTANCE. 293
sfere, a leur £poque; — n'ayant cess£ d'enrichir les
pauvres, que quand eux-m&nes cesserent d'etre
pauvres.
§ vni.
Droit k I'aaHatance. — Taxe de* pauvre*.
Pourquol les emperean Chretiens n'ont rien dit da droit a I'assistance. — Pour-
quoi les conciles seals ont consacre" ce droit. — Quceque civitas suos pauper es
alito. — r D'od derive cette obligation. — Theoria des Peres de l'figlise, de
l'archeveque de Paris, de rabbi Laeordaire sur le droit a rassistance: — La
terre est le patrimoine da genre humain. — Les pauvres y ont droit comma
les riches. — Les riches ne sont que depositaires des biens qu'ils possedent.
— Dieu en est seul propriltaire. — Les riches sont les administrateurs et les
6conomeB de sa providence. — Dieu n*a donne* une plus grande part de biens
aux una que sous la condition d'en faire jouir les autres. — II ne la leur a
donnee, d'ailleurs, qu'en consideration de la plus grande somme de leurs be-
aoins. — La oil expire le besoin legitime, la expire l'usage legitime de la
propriety. — Au dela commence la propria du pauvre. — Le superflu du
riche est son bien. — L'en priver, c'est le priver de sa propre v chose; — G'est
le voler. — L'assistance n'est done pas un don, c'est une dette. — Quand le
pauvre la reclame, ce n'est pas le vdtre qu'il demande, c'est le sien. — Sua
turn lua. — Mais cette dette, si le riche ne la paye pas, le pauvre est-il en
droit de l'exiger? — Non ; — Gar ce nest point aux pauvres personnellement,
mais a Dieu, dans la personne des pauvres, que la creance appartient. — Ce
n'est done point du pauvre, mais de Dieu qu'on est debiteur. — C'est done
affaire de conscience a regler avec Dieu, non affaire d'obligation legale a
regler avec la justice. — C'est alnsi que les doctrines lea plus hardies du
christianisme portent avec elles leur frein et leur contre-poids.
Nous avons vu , dans le tome I er de cet ouvrage ,
sur quelle base reposaient, et d'apr&s quels principes
gtaient rlgis, et le droit k l'assistance et la liste civile
des indigents chez les Romains. Les revolutions qui
boulevers&rent l'empire en decadence, durant la se-
conde moiti£ du troisifeme sifecle de l'&re chr&ienne,
durent jeter la perturbation dans la taxe des pauvres
que les empereurs paiens avaient faite si copieuse. Le
dernier acte public qui soit relatif aux distributions de
294 PRIMITIVE 6GUSE.
vivres faites au peuple est de Valentinien FAncien, le-
quel sub&titua, par d^cret, aux vingt pains grossiers pe-
sant ensemble cinquante onces et qu'on faisait proba-
blement payer a bas prix, trente-six onces de pain
blanc (un kil. environ ) que cbaque citoyen re$ut gra-
tuitement ' .
Ces largesses furent-elles conserves ent&res, ou sup-
primes, ou seulement reduites, sous les successeurs
de Yalentinien? Nous ne trouvons, ni dans le Code
Theodosien, ni dans le Code Justinien, ni dans les au-
tres monuments bistoriques (Je cette dpoque,. aucune
trace d'abolition, de conservation ou de cbangement;
si ce n'est un mot du prdambule d'une loi d'Honorius,
de Tail 599, enon$ant que les approviaionnemeats de
Rome etaient entretenus au complete
Ge qu'il y a de certain, c'est que les largesses*, im-
p&iales passerent du peuple de Rome au peuple de
Constantinople, quand 1 ancienne Byzance fut devenue
la capitale de Fempire 2 .
II n'est pas &onnant, d'ailleurs, que les qmpereurs
Chretiens, qui firent <Jtes lois contrt les mendiants 3 ,
1 Voy. Naudet, Des secours publics chez les Romains, M6moires de
l'Acad. des Inscriptions, XIII.
' * Constantin aecorda quatre cent quatre-vingt mille modius de bl6
pour toe distribute Mitre d'encouragement a ceux des habitants de
Constantinople qui feraient batir des maisons. De sorte que, pour avoir
droit h ce secours, il fall ait pouvoir s-'en passer. — Cetle institution,
tour a tour r^duite et augments par ses successeurs, fut supprimGe
par un 6dit d'H6raclius, de Tan 616, et remplacee par six cents Irvres
d'or par ann£e, destiny h, maintenir le prix, du pain a un taux mo-
de^. Un tarif impost aux boulangers ne permeltait pas de vendre le
pain dedouze onces (un tiers de kil.) au-dessus d'une petite pi&ce de
monnaie de la valeur d'un quart de centime (Naudet, ub. sup.).
1 Voy. ci-aprfcs, § IX,
DROIT A ^ASSISTANCE. 295
»'en fifenf attcune pour les pauvres hors d'£tat de ga-
gnei* leur vie 1 * Ce silence s'explique par le fait m£me
de l'&aibtis&ement ldgal dto christianisme. Alors, en
effet, le sofa de soulager les pauvres passa de l'autorit£
politique k Fatit6rit£ religieuse 3 . Les ^glises avaient
des revenus spdciaux cohsacres a cet usage, et c'&ait
pour cet usage que Constaritin les avait si prodigale-
ment entfbhies s .
A (fefaiit de } la loi civile, line legislation sacr^e,
puissante par la force de la persuasion, celle des con-
ciles, irrtposa aux citoyens, aussi bien qu'aux pr£tres,
Tobligation de nourrir les pauvres de leur cit6. Quceque
civitas suos pauperes alito 4 .
Sur quels principes religieux reposait cette obliga-
tion qui lie encore les chr&iens d'aujourd'hui ?
Urt livre, doctement dcrit et saintement pens£, le'
1 Toutefois une loi de 1'empereur Constantin, de l'ann6e 345, porte
qde, pour soulager les families pauvres qui ne pourraient' nourrir
leurs enfants, il leur sera accords annuellement, sur le trlsor public/
des secours n€cessaires pour subvenir k leur entretien. — Mais le prin-
cipe de la charitt legale n*en fut pas moins trfcs lent k s'6tablir et k se
formuler; tellemenl que, lorsqu'en 530 1'empereur Justinien fit, dans
la constitution qu'on trouve rapportle au livre 1" du Code, r6num6ra-
tioh de touted les d^penses* publiques k la charge des municipalites,
k cette gpoque il ne trouva nulle mention k faire d'un gtablissement
charitable quelconque entretenu aux frais des municipality ou de (
l'fitat.
* (test pour cela que Justinien, par «a Nbvfclle 153, met k la charge'
des 6v6ques et de leur gglise Fenlretien des enfants trouv&.
8 Yoy. ci-dessus, p. 224. — Constantin accorda des privileges pour
le commerce aux eccl&iastiques, par la raison, dit-il, que leurs gains
devaient ftre employ 6s au proflt des pauvres (0od. Theodi, XVI, tit. II,
1. 10, 14).
4 Cone. Turon., anno 567, § 5.— Concil. Aurelian., anno, 514, $ 16.
— Concil. Maliscon., anno 585, $ *4: — Voy; le BuMire et la Collec-
tion des Conciles.
296 PRIMITIVE EGLISE,
Traili de Vaum6ne, que nous avons plusieurs fois cite,
con tie nt sur la question de Vaumdne obligatoire ou du
droit a V assistance une opinion dont la gravite ressort,
moins encore de la gravity des circonstances dans les-
quelles elle se produit de nos jours, que de Tautoritd
mtoe de son auteur *, et de celle de l'eminent prelat
qui Pa faite sienne en Papprouvant 2 .
Yoici done cette opinion telle que nous l'avons tex-
tuellement extraite du livre m6me qui en contient les
d^veloppements :
Le devoir de l'aum6ne ne decoule pas seulement de
la charitd qui fait le fondement de la religion, il de-
coule encore de l'id^e que la religion nous donne de
Dieu; en ce que ce devoir se rattache necessairement
a sa providence, k sa justice, a ses plus essentiels attri-
buts; en sorte que nier le devoir de Taum6ne, ceserait
rejeter Pidee mdme et P existence de Dieu. .
Si Dieu, en effet, n'a pas impose a ceux qui possfc-
dent les richesses de ce monde 1' obligation de secourir
les indigents, que penser alors de cette distribution si
in£gale des biens de la terre? Comment alors com-
prendre sa providence ?
Comment croire qu'un Dieu dont la providence s'e-
tend k tout, qui pourvoit a la nourriture de Pinsecte le
plus miserable , aurait oublid Phomme ct66 pour le
connaitre et partager un jour son ^ternelle fdlicit^?
Comment croire que Dieu aurait oublie le pauvre dont
il se proclame, partout dans PEcriture, Pami, le pro-
1 V snxteur prisumi est M. I'abb6 de Saint-S6verin, anciencur6 de...
aujourd'hui sup&ieur du grand s&ninaire de Saint-Brieuc.
1 « Nous, Denis-Auguste Afire, archevgque de Paris, avons approuv6
et approuvons pa&ces pr6senles un livre de doctrine ay ant pour litre:
Traiti de Paumdne, par M. le cur6 de..,, elc. » — Paris, 1841 .
DROIT A L'ASSISTANCE. 297
tecteur, le d&enseur, le vengeur, et, plus que tout cela,
le pere ? Comment croire que Dieu n'aurait attritoud au
pauvre aucutie part dans Th^ritage legu^ a tous les en-
fants des hommes ?
Qu'a-t-il done fait pour les pauvres, ce Pere com-
mun de tous les hommes? Ge qu'il a fait, le void : il
a fourni, par la creation et la conservation de l'univers,
des biens assez abondants pour satisfaire aux neces-
sites de tous ; mats, ne voulant pas se charger d'en faire
lui-m6me la repartition comme aux oiseaux du ciel, il
a appele des creatures humaines a ce haut ministere
de partager avec lui les soins de sa providence et de sa
misericorde. Done, il donna, ou, pour parler plus exac-
tement, il confia a certains de ses enfants une portion
plus abondante de ses biens, non pas pour qu'ils les
raissent en reserve, non pas pour qu'ils les dissipassent
inutilement, encore moins pour en faire 1'aliment de
leurs passions, mais pour qu'apres avoir pourvu, avec
actions de grace, a leurs propres besoins, ils employ as-
sent le surplus au soulagement de leurs freres, a la
charge inevitable de lui rendre compte un jour de leur
administration.
En sorte qu'a le bien prendre, les biens que nous
avons regus de Dieu, nous n'en sommes pas les propri£-
taires, mais les ^conomes et les propridt aires. Terra
tnea est, et vos advence et coloni met estis i .
Oui, telle est la position ou vous vous trouvez places,
vous tous qui avez regu une portion plus abondante
dans les biens de ce mond$. Vous £tes les coop£ra-
teurs, les ministres de la providence de Dieu aupres de
vos freres. Encore une fois, Dieu n'a pu vouloir laisser
* Levit., XXV, 23.
298 PRIMITIVE gGMSfi.
g&nir et p&ir te pauvre dans son indigence, tartctitf
que vous insulteriez a sa mis&re en consommant en
depenses superflues des biens qui auraient pu lui pro-
curer du soulagement. La portion du pauvre» est eritrel
vos mains; elle est confondue avec la v$tre; e'efcf a
vous k la lui donner.
Et ne croyezpasqu'enloi donnantcette portion o'estf
une ceuvre de surcroit que vous faites. C'est un droit*
Ugitimement acquis quo vous lui rendee.
Le priver de ce droit, c'est vous rendre coupable*
non-settlement envers le pauvre, mais en vers Dieu; ca^
ee droit, c'est une contribution , c'est une taxe dont
Dieu a frapp^ vos biens etqu'il exige de vous, e& sa
qualite de veritable propr&tairg des riehesses qu'il a
raises en vos mains. Cette contribution, cette taxe,-
voua devez la lui payer dans la personne des pauvres,
auxquels il a transmis tous ses droits.
Nous ne d e von s done point regarder 1'aumAne oomme
une de ces oeuvres de surcroit qu'on pent omettrfe sftn& :
consequence. L'aumdne est une dette, et une dette rigim*
reuse que nous devons acquirer, et dont le refus serait
un crime devant Dieu.
Entrons encore plus avant dansce mystfcrede la pro-
vidence de Dieu.
Si Dieu nous a fait un devoir rigoureux de l'aumdne,'
il a dti ndcessaireroent en marqeer la proportion et
l^tendue ; si l'aumdne est une dette que nous lui payons
dans la personne du pauvre, il a dft assignor un fonds-
determine pour 1'acquit de cette dette, ou il faut dfce %
que ce n'est plus qu'une dette incertaine, un droit ilia-'
soire qui, ne reposant sur rien, ne sera d'aueun frtiiP
pour celui en faveur de qui la loi a 4x6 port^e.
Quel est-il done ce fonds assign^ cQtnkM titatiefe
DROIT A l'assistance. 299
de l'aumdae, et dont on ne peat priver le pauvre sans
le priver de son proprebien?
Ce fonds, c'est le superflu du riche, c'est-4-dire tout
ee qui excfede tes bornes d ; nn honn&e necessaire, sni-
Tant le rang qu'op occupe et la condition ou Ton se
trouveplac^. C'est la 15a matfcre de Taum6ne j c'est la
le patrimoine et la propriMdu pauvre. Lelui refuser m*
sefait pas un raoindre crime que de le depouiller de ce
qu'ilpos&Sde le plusligitimement.
Ici se temiine l'opinion personnelle de Fauteur du
Traiti de Vaumdne sur le droit k l'assistance. Ce qui suit
au precede, dans le livre, est la doctrine des Perm
de rfiglise sur la mdme question. Cetfce doctrine, noua
1'avons dejk fait eonnaitre, en partie, en parlant de
1'exorbitante extension donn& par les saints docteurs
aux pr&eptes de Jesus sur 1'amour du prochain. Nous
aliens achever de la faire connattre par quelques autres
textes, concernant sp&ialement le droit des pauvrea
sur la propridte du riche.
« Si Oieu ne t'a pas permis de dire : Je donnerai
domain, il ne te permet pas, a plus forte raison> de
dire : Je ne donnerai pas; car ce nest pas ton bien
que tu donnes aux pauvres, c'est son bien que tu lui
rends. Ce qui a ete donne par Dieu pour 1'usage de tons,
tu t'en empares pour toi seuK La terra est k tous, et
non pas seulement aux riches. Ainsi done, tu payes ta
dette aux pauvres, et ne le gratifies point de ce que tu
ne lui dois pas. »
Cette th&>rie de la propriete est de saint Ambroise * .
1 Le latin est encore plus energique : Non de tuo largiris pauperi
sed de suo reddUi Quod enim commune est in omnium usum datum
tu solus usurpas* Omnium est terra, nom dmtuvU Debitum igitur
reddis } non largiris indebitum (Saint Ambroist, deNabuL, c. Xll}*
300 PRIMITIVE tiGLISE.
« Ge n'est pas le v6tre que vous demandent les pau-
vres, mais le leur : Sua Mi petunt, non tua, dit saint
Chrysost6me * . »
« Avancez-moi la main de cette femme si soigneuse
de sa parure, dit-il ailleurs. Regardez : le dessus est
tout couvert d'or. De combien de pauvres, 6 femme,
yotre main porte la dipouille 2 / »
Saint Basiie n'est pas moius explicite :
« Quel tort fais-je, dis-tu, quand je garde ce qui est
a moi? — Ge qui est k toi ! — Mais, dis-moi done alors
de qui tu tiens tesbiens? — De Dieu. — Je te deman-
derai, dans ce cas, a quelle fin tu les a regus? N'est-ce
pas injuste a Dieu d'avoir si inegalement distribu^ les
choses n&essaires k la vie ? Pourquoi , toi riche , lui
pauvre ? N'est-ce pas pour que tu revives la recom-
pense de ta fidfele et bienfaisante dispensation, et lui
celle de la resignation et de la patience? Tu gardes
pour toi ce donttu dois faire profiter les autres ettu
dis que tu ne fais de tort k personne ! Qu'est-ce qu'un
avare ? Gelui qui n'est pas content de ce qu'il a en suf-
fisance. Qu'est-ce qu'un voleur? Celui qui s'approprie
le bien d'autrui. N'es-tu done pas cet avare? N'es-tu
done pas ce voleur? N'appelle-t-on pas voleur Thomme
qui enl&ve k un autre l'habit dont cet homme est cou-
vert? Que si, pouvant vdtir celui qui est nu, tu lui
refuses un v6tement, quel autre nom pourrait-on te
donner ? G'est le pain de ton frfere qui a faim que tu re-
tiens ; e'est l'habit de ton frfere qui est nu que tu gardes
dans ton armoire... Ce sont la autant de torts que tu
lui fais, autant de prejudices que tu lui causes '. »
1 Saint ChrysostAme, Expos, in Ps., XXXVIII, n° 5.
* Genin, SociiUchrH. au quatrikne si&cle, p. 230.
• Saint Basil., Deavar., 7.
DROIT A L'ASSISTANCE. 301
« La terre est le patrimoine du genre humain, dit
saint Gr^goire de Nazianze, et Dieu n'a permis cette in£-
gale distribution de biens communs que pour donner k
1'homme les moyens de s'associer k sa mis&icorde et
d'entrer comme en partage avec sa providence, en
port ant sesbienfaits ou le besoin s'en fait sentir '. »
« 11 n'est done pas le mattre, dit saint J&r6me, il n'est
que le dispensateur des biens qui composent sa for-
tune ; et le prdcepte de les distribuer aux pauvres n'est
pas seulement de conseil, mais de droit rigoureux. Le
superflu du richeest le n^cessaire du pauvre. Cest, de
la part du preinier, un dilournement coup able, que de le
consacrer exclusivement k son usage ; il vole aux pau-
vres ce qu'il ne leurdonne pas 2 . »
« Que r^pondras-tu, dit saint Grlgoire de Nysse, si
tu revets des murailles et ne donnes point de v6tements
k rhomme ; si tu couvres des chevaux d'ornements et
d&laignes ton frfcre couvert de lambeaux ; si tu laisses
le ble pourrir dans ton grenier et le pauvre mourir de
f aim 8 ? »
« Au-del& de ce qu'il nous faut pour nos besoins, le
reste n'est plus k nous, dit saint Augustin. Dieu nous
le laisse pour que nous le donnions aux pauvres. S'en
emparer, c est voter la chose d'autrui *. »
Cette doctrine des Pferes de l'figlise se trouve r^su-
m^e dans ce passage d'un sermon de Bossuet :
« Quelle injustice n'est-ce pas que les pauvres por-
tent tout le fardeau et que tout le poids des mis&res aille
1 Greg. Naz., Poem. Theolog., II, XXX, 5. — Aug. Serm., V, 4.
1 Hieron., Ep. LIV, ad Pamm. — Aug., in Ps. CXLVII, i2.
• Greg. Nyss., Orat. y I, De pauper et beneficentia.
* Sainl Aug., Serm., CCXIX, De temp.
302 PRIMITIVE tiGLISE.
fondre sur leurs £paules ! S'ils s'en plaignent et s'ils en
murmurent contre la providence divine, Seigneur, per-
mettez-moi de le dire, c'est avec quelque couleur de
justice ; car, &ant tous p&ris d'une ro&ne masse, et ne
pouvant pas y avoir grande difference entre de la boue
etde la boue, pourquoi voyons-nous, d'un cdte, la joie,
la faveur, l'affiuence, et, de 1'autre, la tristesse, le
desespoir , et l'extrSme necessity ; et encore le m^pris
et la servitude ? Pourquoi cet homme si fortune vivrait-
il dans une telle abondance, et pourrait-il contenter
jusqu'aux d&irs les plus inutiles d'une curiosity &udi&$
pendant que ce miserable, homme, toutefois, aussi
bien que lui, ne pourra soutenir sa pauvre famille, ni
soulager la faim qui le presse? Dans cette Strange ind-
galit£, pourrait-on justifier la providence de mal mana-
ger les tr&sors que Dieu met entre des £gaux, si par un
autre moyen elle n'avait pourvu aubesoin des pauvres,
et remis quelque dgalitd entre les homines? G'est pour
cela qu'tl a &abli son £glise, ou il re<?oit les riches,
mais k condition de servir les pauvres; ou il ordonne que
l 1 abondance supplle au d&aut et donne des assignations
aux neeessiteux sur le superflu des opulents { . »
Cette question du droit d'assignation, c'est-a-dire
du droit de copropriete du pauvre dans le patrimoine
du ricbe, ne pouvait echapper au g&iie organisateur
du Bossuet de la chaire moderne. II Ta done traitde
avec sa hardiesse de Pfcre de l'Eglise :
« A ddfaut de la propria du travail qui manque k
l'enfant pauvre, au malade pauvre, au vieillard pau-
vre, souvent m£me au pauvre valide, ou peut-on leur
en trouver une autre ailleurs que dans la propri&d de
1 Bossuet, sermon sur Yeminente dignitt des pauvres dans l'Eglise.
DROIT A 1/ ASSISTANCE. 303
la terre ? Mais la propria de la terre appartient au ri-
•ehe ; on ne saurait ebranler ce droit sans rdduire en
servitude le genre humain tout entier. Quelle ressource
done ? Jfous-Christ l'a d^couverte. J&us-Christ nous a
appris (pie la propria n'est pas ^goiste dans son es-
sence, mais qu'elle peut l'6tre dans son usage et qu'il
suffit de r^gler et de limiter cet usage pour assurer au
pauvre sa part dans le patrimoine eommun. L'Evan-
gile a pos6 ce principe nouveau : Nul n'a droit aux
fruits de son propre domaine que selon la mesure de
ses legitimes besoins. Dieu, en effet, n'a donn£ la
terre k l'homme qu'k cause de ses besoins et pour y
pourvoir. Tout autre, usage est un usage £goiste et par-
ricide, un usage de volupt£, d'avarice, d'orgueil, vices
r£prouv& par Dieu et qu'il n'a pas voulu, sans doute,
engraisser et consacrer en instituant la propria.
cc II est vrai que les besoins different selon la posi-
tion sociale de l'homme, position variable k l'infini et
dont rfivangile a tenu compte en ne rfglant pas mathd*
matiquement le point ou finit I'usage et commence Ta-
bus. L'homme 1'eAt fait; Dieu ne s'est pas era assex
fort math&naticien pour cela; ou plut6t, \k comme ail*
leurs, il a respect^ notre liberty. Mais le droit 4vang&~
lique n'en est pas moins clair et constant : la ou expire
le besoin legitime la expire l'usage legitime de la pro-
pria. Ce qui reste est le patrimoine du pauvre en
justice et en charity *. »
Avec de telles doetrines, propag&s dans les masses,
I'ordre social tout entier pourrait 6tre lbranl£ jusque
(Jans ses plus solides fonderaents , si les r^formes,
1 Lacordaire, De V influence de la sociSU catholique quant a la
propriite*. Confir., R, p. 3$4.
304 " PRIMITIVE tiGLISE.
ro6me les plus hardies, du christianisme, ne portaient
toutes en elles leur frein et leur coutre-poids. L'au-
mdne, dans la doctrine des Pfcres de l'Eglise, est bien
line dette, l'assistance est bien un droit, mais cette
dette, mais ce droit ce n'est point aux pauvres person-
nellement, mais a Dieu seul, dans la personne des
pauvres, qu'ils sont reconnus appartenir. Quand done
le riehe donne moius qu'il n'est dtk au pauvre ce n'est
point contre le pauvre, mais contre Dieu que se corn-
met 1'injustice. Ce n'est pas du pauvre mais de Dieu
qu'on est debiteur. Le riche n'est done comptable
qu'a Dieu seul de l'usage des biens que Dieu lui a con-
ties, et le pauvre n'est jamais admis k s'en pr£valoir
pour exiger du riche ce que la loi du Christ oblige le riche
k lui dormer. Cette loi n'est qu'une loi de conscience:
Nulle sanction pdnale ne la rend civilement obligatoire ' .
C'est ainsi que les Basile, les Chrysostdme, les Gre-
goire, ces nouveaux et ^nergiques tribuns du peuple,
dont le souffle imp£tueux semblait devoir soulever les
tempdtes, savaient associer entre eux les elements les
plus opposes : la liberte et l'ob&ssance, F£galit£ et
la distinction des rangs , la pauvretd et la richesse.
Entre le puissant et le faible ils s'interposaieut, de
la part de Dieu mdme, promettant le ciel, au premier
comme recompense de sa charity, au second comme re-
compense de sa resignation ; puis, ils allaient du palais
k la chaumi&re, du tribunal a la prison, de la table
somptueuse a l'humble foyer, asseoir et constituer le
libre echange de bienfaits et de priferes, qui seul fait la
mati&re du commerce de la charity, se rendant chers ,
par la, egalement aux grands et aux petits, dont ils
1 Voir sur ce sujet, Traiti de Vaumdne, p. 51, 52 et 72.
MENDICITY. 306
confondaient les devoirs ef les droits dans une assimi-
lation chr^ti en ne si bien reconnue de tous, que tous y
trouvaient leur s£curit£ et leur garantie, c'est-&-dire
leur mutuel bonheur.
Et c'est ainsi que les aumdnes des fidMes, tout a la
fois volontaires et consciencieusement forcees, consti-
tuaient au profit des indigents de toutes les classes une
taxe charitable des pauvres dont aucune taxe legale
n'eftt pu atteindre ni I'abondance ni la juste dispen-
sation.
§IX.
Beprcttlon de la mendlcltt, tie.
Eft-U vrai que la mendicity ne date que da christianisme? — Preuvea da con-
traire. — Est-il vrai que le christianisme favoriae la mendicity et la fainean-
tise? — Doctrine de J&us, de saint Paul, de saint Basile et de saint Ambroise
contre les mendiants et 1'oisiTete. — Autre doctrine plus indalgente pour la
mendicity — Ne sommes-nous pas nous-memes les mendiants de Dieu? —
Scandal e8 donnes par les faux mendiants. — Lois des empereurs chrltiens
contre les mendiante. — Id. contre la prostitution. — Vains efforts. — Saint
Angostin delenseur des iupanars.
On a ^crit que la mis&re datait des emancipations du
christianisme. On a £crit : « En quatre mille ans, la ci-
vilisation antique n'avait pas \e%6 assez d'affranchis
dans la soci&£ pour qu'elle en fAt g6n& et obstrude,
tandis qu'en moiris de trois si&cles le christianisme les
avait multiplies avec tant d'iinpr^voyance politique, et
tant de profusion charitable, que ces pauvres gens, li-
vr£s pr^maturement k eux-m&nes, au milieu d'un
monde bouleversd et dgoiste, se trouvfcrent, k leur
insu, dans une effroyable misere. C'est, en effet, ajoute-
t-on, dfesles trois premiers socles de l'&re vulgaireque
20
306 PRIMITIVE fcGLlSE.
les mendiants abond&reut en Europe, phlnom&ne
jusqu'alors inaper$u et plein de menaces redoutables,
qu'il n'a, b£las! que trop rigoureusement tenues. »
Cette double assertion, que le talent de son auteur,
joint k la publicity qu'elle a re^ue 1 , a vulgaris^ de nos
jours, au point den faire comme un point de doctrine,
nous avons dA la combattre comme ddmentie par This-
toire, et nous croyons 6tre parvenus k en ddmontrer
Ferreur , dans les diverses parties de cet ouvrpge ou
nous Vavons rencontr^e sur notre chemin 3 .
Gependant il exista, et il dut exist er des mendiants,
en grand nombre , dans les premiers si&cles de l'&re
chretienne, surtout depuis la creation des bdpitaux et
des monast&res s .
Saint Gregoire de Nysse parle des mendiants qui se
rlunissaient par troupes, le long des chemins, afln de
grossir en quelque sorte la somme de pitie qui leur
£tait due, et de mettre en commun, avec leurs plaies,
la compassion que cette vue leur attirait. « L'up , dit-
il, tend ses mains mutil&s, l'autre inontre son ventre
gonfld , celui-ci sa figure meurtrie , celui-la sa jambe
gangrende. Ghacun met a nu la partie dont il souffre,
et £tale sa mis&re *• »
Saint J£r6me fait un serablable tableau du cortege
habituel de Pammaque, digne 6poux de la petite-fille
de Paui-fimile •.
Saint Jean Chrysostdme d£crit ailleurs , pour le dl-
1 Voy. le journal la Presse, n w des 7 et 14d6cembre 1836; 21 Jan-
vier et i» terrier 1837, etc.
* Voy. torn. I", p. 9, 85, 117. — Et ci-dessus, p. 133.
8 Voy. ci-dessus, p, 244.
* Greg. Nyss., Depaup. amandis y Orat. II.
9 Hieron., Ep. LIV, ad Pamm. — Voy. ci-dessu$, p. 238. '
MENDICITY 307
plorer, les divers genres d'industrie auxquels les men-
diants avaient coutume de recourir : prestidigitation ,
tours de force, chants sou vent obscenes, etc. * .
Mais ce fait et ces abus de la mendicite tenaient-ils ,
comme on la dit , aux doctrines m£mes du christia-
nisnae ? C'est le point que nous avons a examiner.
. Nous avons vu avec quelle severite etaient trails,
par Jesus-Christ et par ses ap6tres , les faineants vali-
des qui refusaient de travailler 2 .
Nous avons vu pareillement que la mendicity . &ait
tenue k ddshonneur par J^sus-Christ a , et que c'ltait
surtout a extirper la mendicity que tendaient les ins-
titutions de Molse sur les pauvres 2 .
La doctrine de plusieurs P&res de l'£glise n'&ait pas
moins explicite sur ce point *.
« II faut une grande experience pour discerner ceux
qui sont vraiment pauvres d'avec ceux qui mendient
pour amasser, dit saint Basile. Celui qui donne k un af-
fligd* It un infirme, donne a Dieu j il en recevra la re-
compense; mais celui qui donne a des vagabonds et a
des debauches jette son argent aux chiens 9 c'est-a-dire
li des bommes plus dignes diversion par leur impu-
dence que de compassion par leur pauvret^ 4 . »
« Gardez-vous, dit ailleurs saint Basile, de r^pandre
vos charitds parmi ceux qui font retentir des chants la-
mentables pour attendrir les femmes et les tromper ;
gardez-vous de ceux qui contrefont des dislocations
de membres et des ulceres pour faire fleurir leur com-
merce de mendicity. Les aum6nes qu'on leur fait ne
1 Chrysost., in Epist. ad Thess., V, Horn. XI, 3.
* Voy. ci-dessus, p. 11, 83 et 130.
1 Voy. ci-dessus, p. 169, note 2,
* Saint Basiie, Epist. GCXCIL
SO.
308 PRIMITIVE fiGLlSE.
servant qu'a nourrir leurs vices et k perp&uer leurs
fourberies. Les seuls qui mdritent l'exercice de la cha-
ri\6 dans sa plenitude sont ceux qui supportent avec
patience et douceur leurs incommodes et leur mi-
s&re... *. »
« Par mi les mendiants qui nous assidgent, dit saint
Ambroise, les uns demandent quoiqu'ils soient jeunes
et vigoureux ; d'autres demandent et ce sont des de-
bauches j d'autres demandent et ce sont des vagabonds
qui viennent engloutir la substance des vrais pauvres.
lis ne se contentent pas de peu , ils sont insatiables.
Vous les voyez bien v6tus ; ils se disent de haute con-
dition pour tirer de vous, par ce moyen, de plus for-
tes aumdnes. Ils trompent, par ce deguisement et par
d'autres artifices, ceux qui sont assez simples pour les
croire. Ainsi se tarissent mal k propos les sources de
la charity destinies aux seuls vrais pauvres. Prenez
garde que la part des ndcessiteux, des affligds, ne soit
la proie des fourbes et des intrigants. Ne soyez pas
inbumain envers eux , ma is ne leur sacrifiez pas les
malheureux honn&es. Souvent ils se disent accablds
dedettes; y^rifiez s'ils disent vraij ils se disent voles,
enquerez-vous de la realite du fait ; connaissez , en un
mot, ceux que vous secourez *. »
Toutefois, sans approuver la fain&ntise et les d£-
sordres qu'elle entrafne, plusieurs autres Pferes se mon-
traient plus indulgents pour la mendicity.
Par exemple : Saint Gr^goire de Nysse veut qu'on ait
pitid des mendiants*. Saint Augustin relive les men*
1 Saint Basile, De I'aurndne, disc. IV, 1. ill.
1 Saint Ambroise, De officiis ministry lib. II, cap. X, 16.
8 Greg. Nyss., De paup. amandis, Oral. XI,
MKNMClTti. 309
diants corame leg pauvres par la comparaison de nous-
m&nes : Mendicienim Dei sumus, etc. 1 . Plerwnque men-
dicus f dit-il ailleurs, nummum pelens, ad ostium tibiprcd-
eepta Dei cantat 2 . Saint Jean Chrysostdme ne veut pas
qu'on apporte trop d'investigation dans la charit^. Si
Abraham, dit-il, avait eu tant de defiance, il n'aurait
pas re$u les anges 3 . Saint Gr^goire de Nazianze dit de
mfime, qu'il y a moins & craindre de faire l'auradue a qui
peut s'en passer que de la refuser a qui en a un vrai
besoin 4 . D'ailleurs, dit saint Chrysostdme, est-ce bien
k nous k nous enqu&ir si scrupuleusement du pays, de
la profession, de la conduite, des besoins r^els de ceux
que nous traitons de faineants, alors que nous-mdmes
passons noire vie dans la paresse , sans nous douter
que nous sommes plus oisifs qu'eux 5 ; et n'est-ce pas
pour fldchir notre <£goisme, notre inhumanity que les
mendiants que nous repoussons affectent des plaies
qu'ilsn'ontpas 6 ?
Cette divergence d'opinion desPferesde lEglisedans
la maniere d'envisager le fait de la mendicite, devait
n£cessairement en amener une correspondante dans les
rnesures prises par les empereurs pour en assurer la
repression.
Le scandale donne par les faux mendiants, et les
fraudes dont ils se rendaient coupables, avaient 6t6
* Augustin, Serm. LXI, 8. — Serm. LIU, 4. — Serm. LVI, 9.
* Augustin, Serm. XXXII, 23.
• Chrysost., in Ep. ad Hebrcsos, VI, Horn. XI.
4 Multo satius est ob eos qui digni sunt indignis quoque largiri,
quam, dum metuimus ne indignis largiamur, dignos etiam benefidis
fraudare. S. Greg. Naz., Or. XIX.
1 S. Chrysos., de Eleemos., n° VI. *
• Ibid., n* V. — Et Horn. LXXU, 4, in Joan. Et Horn. X, 3, inEp. I,
ad Tim.
310 PRIMITIVE £GL!SE.
pouss&si loin, sousValentinien II, que cet empereur fit
une loi, datee de Padoue le l er juillet 582, pour expulser
de Rome tous les mendiants qui seraient reconnus va-
lides et capables de gagner leur vie * .
Une autre loi de Gratien, Valentinien et Theodose
essaye d'organiser la mendicity, c'est-k-dire de la sou-
mettre a des regies qu'elle ne pourra enfreindre sans
encourir les peines portees par les lois. Ces empereurs
ordonn&rent done qu'a Tavenir aucun pauvre ne pourrait
mendier sur la voie publique qu'apr&s information prea-
lable et constatation officielle de son <5tat, de sa sant£,
de son Age, etc. Si le mendiant &ait reconnu valide et
qu'il continu&t k mendier, il perdrait la liberty 9 .
Mais Justinien adoucit ces dispositions en les com-
pliant : « Si le mendiant est 116 dans une condition
servile, il sera rendu a son ancien possesseur; si, Stran-
ger, il est trouvd dans la capitale, il sera renvoye dans
la province ou il est ne. Si le mendiant refuse le travail
qui lui est prescrit, il sera eloign^ de la ville. Ces pres-
criptions, ajoute 1'empereuF, sont en faveur du men-
diant, car elles ont pour but de lui Sviter des crimes
auxquels la fain£antise le conduirait. »
Quant aux malheureux atteiuts d'infirmites ou acca-
btes par I'&ge, Justinien veut qu'ils continuent d -habtter
la ville , sans 6tre inqui£t& , ou qu'on les confie aux
personnes qui voudraient prendre soin d'eux par un
sentiment de charite 3 .
Quant k cette autre mendicity, plus odieuse mille fois
que la premi&re, la mendicity de la corruption et de la
* Cod. Theod., lib. XIV, tit. 18,
» Cod. Just. y lib. II, til. 25.
• Nov., lit. IX, cap. IVetV.
MENDICITY 311
ddbauche, autrement dite la prostitution, la peinture
officielle qui en est venue jusqu'& nous atteste a quel
degr£ de depravation et d'avilissement &aient tomb&,
malgre le christianisme, les plushautes classes de l'E-
tat. — Voici ce qu'on lit dans le pr^ambule d'un ^dit
d'un empereur chr&ien. « Plusieurs de nos sujets, pous-
ses par une avidity aussi cruelle que honteuse, peu satis-
faits de tirer parti du commerce reprouv^ de la prostitu-
tion, se livrent k une conduite plus criminelle encore. Se
rdpandant dans les provinces del'empire, et spe'culant
sur la mis&re et I'inexp^rience des jeunes filles, ils par-
viennent k les captiver en leur promettant de beaux
vdtements et autres cboses de cette nature, et a les
amener dans la m&ropole ; la, ils les retiennent dans
leurs maisons du moyen de 1'engagement qu'ils leur
font souscrire d'y rester tout le temps qu'ils jugent con-
venable. La, ces infortun£es, mal vitues, mal nourries,
privies de libertd, sont prostitutes k tout venant et sans
choix , sans rien toucher de l'argent qu'elles gagnent,
et que les entremetteurs ont l'inhumanitd de leur extor*
quer; on est mdme dans r usage de leur faire donner
caution pour la s&ret£ de ces traites illicites, par les-
quels on sait si bien les lier, qu'il arrive souvent que
des hommes qui, par pitte, voudraient les soustraire a
leur malheureux sort et les dpouser, ne peuvent les ar-
racher de ces sortes de prisons ou ne les obtiennent qu'a
prix d'or j on a m&ne la scdl^rMeSse de prostituer des
jeunes filles qui n'ont pas atteint leur dixieme annde.
Si seulement ces horreurs et tanl d'autres ne se com-
mettaient que dans les quartiers r ecu les de la ville,
primitivement assigns h la debauche ! Mais elles ont
lieu dans Fintlrieur de la cit6, dans les maisons voi-
sines des temples, du palais imperial, et elles se propa-
312 PRIMITIVE tGLl&E.
gent au dehors!... * » En consequence de ces faits, re-
conn us constants par les magistrats enqu&teurs ,
l'empereur Justinien £dicta une loi portant defense k
toute person ne d'avoir dans leurs demeures des filles
ou femmes se livrant a la prostitution , et pronon$ant
la peine de mort contre les entremetteurs de debauche,
avec confiscation de la maison , et la peine de l'exil
contre les fidejussors, etc., etc.
Cette loi rendue, a Constantinople, Justinien ordonna
qu'elle serait observe dans toutes les parties de l'em-
pire. Et, pour imiter le zele ardent de son mari contre
l'impurete des moeurs, limpera trice Theodora, — cette
femrne impudique qui, au meprisdeslois, etait montde
des planches d'uu theatre sur le trone des Cesars,
— cony er tit un ancien palais en une maison de peni-
tence, ou elle fit enfermer cinq cents femmes publi-
ques a .
Mais la prostitution r&ista aux coups de Justinien,
comme elle avait resiste deja aux coups de ses prede-
cesseurs 3 j et les constsloires de la dibauche, comme Ter-
tullien appelait les lupanars *, continuerent a6tre pro-
Ug6s de la m£me tolirance qui favor is ait la mend icite 5 .
Comment s'en etonner quaiid un Cic&on, chez les
paiens, osait en legi timer l'usage % et qu'un saint An-
1 Novel. TL\. jiuthmt., col. Ill, tit. 1, de Lenonibus.
1 Voy. Lebeau, Hist, du Bas-Empire, t. IX, p. 58:
* Constantin, Alexandre Slv&re, Constance, Theodore le Jeune, Va-
lentinien essayfcrent vainement tour a tour d'en extirper ou d'en
araoindrir les exc&s (voy. Cod. Theod., lib. HI, tit. 46, 1. 1. — Lib. IX*
tit. 9, § 29 et 31 ; et tit. II. — Lib. XV, tit. 8, de Lenonibus. — Et Sa-
batier, Hist, des femmes publiques, 69 et suiv.).
* Voy. notre ouvrage Du droit a VOlsiveU, p. 148 et suiv.
• Voy. ci-dessus p. 208 el suiv.
• Voy. torn. l er , p. 210.
PEINES ET PRISONS PENITENT I AIRES. 313
gustin, cbez les chr&iens, en proclamait hautement la
necessity 1 ?
Peines et prisons ptaltentlalres.
Adoucissement introduit dans les lots penales depuis Constantin; — Principale-
ment dans les prisons. — Parallele du sort da detenu sous Rome palenne et
sous Rome chrelienne. — Regime disciplinaire. — Classifications. — Femmes
dltenues. — Visites des magistrats et des 6?eques dans les prisons. — Liberie"
Individuelle. — Graces et indulgences. — Diacres et diaconesses. — Procu-
raiores pauperum. — A la difference du droit civil, le droit canonique admet
* la prison comme peine. — Peines civiles et peines canoniques. — Celles-ci
ne remettent point les premieres. — Canons penitentiaux. — En quoi con-
. sistaienl les penitences. — Quatre degree d'epreuvea; quatre ordres de peni-
tents: Pleuranis; auditeurs; prosternis; comistanls. — Lap«iet recidivates. —
Excommunication ; interdit ; suspense ; monitoire. — Couvents et monas-
teres. — Prisons penitentiaires proprement dites. — Repentir efface le peckl ;
a quelle* conditions : — Pain de douleur et eau d'angoisse. — Expiation,
repentir, intimidation , pierre triangulaire du systeme penitentiaire de
HSglise.
La legislation romaine , changde, en grande partie ,
sous Constantin et ses successeurs, par suite des rap-
ports tout nouveaux que le christianisme fit nattre eo-
tre l'Egiise et rfitat, dlpouilla peu k peu, dans ses d&-
velpppeoieuts ulterieurs, le caractfere de rudesse et de
feroeite qui datait cbez elle de la loi des Douze Tables,
et regut ainsi progressivement l'impression de l'esprit
de charite et de clemence qui distinguait la foi nou-
velie.
1 « Relranchez les femmes publiques de la soctete, disait saint Au-
gustin>et ladebauche ia troublera par des d£sordres en tout genre.
Les prostitutes, ajoutait-il, sont dans une cite* ce qu'est un cloaque
dans un palais; supprimez le cloaque, le palais deviendra un lieu in-
fect. » (Voy. refutation de cette opinion de saint Augustin, dans noire
ouvrage Du droit al'Omvele, p. 121 .j
314 PRIMITIVE fiGLlSE.
Toutefois, ce ddpouillement fut lent & s'operer, et te
n'est, pour ainsi dire, que pifece a pifcce qu'il parvint k
s'accomplir.
Ainsi, k cdte d'une atrocity p£nale d&ruite, continue
k subsister, sous les empereurs Chretiens, une atrocity
pen ale plus grande.
Ainsi, en m£me temps que Constantin abolit le sup-
plice dela croix et la marque au front avec un fer rouge 1 ,
le m£me Constantin rend aux pfcres le droit, que Dio-
cletien leur avait enlev£, de vendre leurs enfants 9 , et
livre ses prisonniers aux bdtes, en si grand n ombre,
que la ferocite m6me des b6tes en est lassee*.
Ainsi, en mdme temps que Constantin adoucit 1'escla-
vage et favorise les affrancbissepents, le m^me &on$-
tantin applique aux esclaves des peines infiniment plus
rigoureuses qu^ux ma it res 4 , et prdonne de briiler vif
1'esclave qui aurait eu commerce avec une femme
libre 5 .
Mais, malgr£ ces contradictions legislatives, lesquel-
les tiennent aux contradictions des temps, on n'en
remarque pas moins, avec une admiration reconnais-
sante, que le code des princes Chretiens tend surtout k
l'adoucissement des inflictions criminelles et k la rd-
forme des moeurs. C'est ainsi que les enfants des sup-
pliers retrouvent lesbiens de leurs pferes; que des rfegle-
ments ameliorent le sort des pauvres et mettent les
pupilles a l'abri des vexations de leurs tuteurs; que
d'autres assurent la diminution et une meilleure rdpar-
* Cod. 77ieod.,lib.IX,40, 2.
* Voy. ci-dessus, p. 142.
8 Voy. ci-dessus, p; 141, note 2.
■♦ Voy. Pandectes de PWhier, tib. XLVHI, tit. X, 36.
* Voy. ci-dessus, p. 143.
PEINES ET PRISONS P^Nl TEN TI AIRES. 315
tition des impdts ; que d'autres multiplient les cas de
liberty ; que d'autres enfin punissent les concussions,
les exactions, les violences commises ou protegees par
les magistrals, atnsi que les vices abominables chantes
par les poetes ; de sorte qu'& vrai dire c'est moins dans
les fastes de Vempire, que dans le recueil des lois ro-
rmines, qu'il faut chercher Fhistoire des progres et
des bienfaits du christianisme *.
C'est surtout dans les lois relatives aux prisons 2 que
le christianisme exer§a sa douce et salutaire influence.
On peut s'en convaincre en rapprochant les dispositions
du code Theodosien de Tan 455 et celles du code
de Justinien de Ian 529 sur le regime interieur des
maisons de detention, du sort affreux fait aux detenus
par les institutions reppessives de Rome paienne \
Sous Rome paienne , les prisonniers pauvres man-
quaient souvent de pain. Sous Rome chretienne, leur
nourriture de cbaque jour leur est assume; — lesgar-
diens des prisons relevant a cet effet du flsc deux et
trois livres par jour, somme jug£e suffisante pour la pi-
tance quotidienne 4 . Les prisonniers pauvres recevaient
en outre de l'administration une couverture, des vdte-
1 Voy. Tillemont, Vie de Constantin, et Chateaubriand, Etudes his-
toriques.
* II esl souyent question de prisons dans les Actes des Apdtres.
Apfttres mis en prison, sortis par miracle, etc. {lb. V). Saint Pierre en
prison (76. XII). Saint Paul et Silas en prison {lb. XVI). Procedure
contre saint Paul, citoyen romain; appel a C6sar (lb. XXII).
8 Voy. sur le sort des prisonniers et le regime interieur des pri-
sons de Rome, torn. 1", p. 124 et suiv., et p. 406 et suiv.
* Cette pitance se composait d'une livre de pain sec, partem purum
wnum, et d'une cruche d'eau pure, aquammeram potum. (Voy.
Bombardinus, Be Carcere et antiquo ejus usu, et les autoriies qu'ii
cite.)
316 PRIMITIVE tfGLISB.
ments, des medicaments et toutes les choses de ce genre
sans lesquelles le corps ne peut vivre, sine quibus ali
corpus non potest, comme disent les lois romaines *.
Sous Rome paienne , la malpropret£ des detenus et
Vinsalubritd des prisons faisaient de Fern prison nement
une mort anticipee. Sous Rome chr&ienne, la sant£ du
prisonnier pauvre est entretenue par les bains que le
gedlier est oblig£ de lui fournir sur les deux ou trois
livres qu'il regoit du fisc pour sa nourriture journa-
lise. Les bains sont regard£s par la loi comme aussi
n&essaires que le pain k r alimentation de la vie. II
en est de m&ne de la salubrity des prisons. Constan-
tin veut que le prisonnier soit plac£ dans uii lieu
sain , clair , a£r£ , afin que la prison ne le tue pas, et
que la mort de la prison ne soit pas, pour lui, un sup-
plice trop cruel s'il est innocent, trop doux s'il est cou-
pable 2 .
Sous Rome paienne , ferrta manicce inhcerentes ossi-
bus pesaient aux mains des prisonniers. Sous Rome
chr&ienne, des chafnes plus l&ches, prolixiores catenae p
ne viennent ajouter k la surety de sa personne, que
lorsque la nature du crime en rend la rigueur ndces-
saire '.
Sous Rome paienne, les femmes £taient confondues
avec les hommes dans la m6me prison. Sous Rome chr£-
* Voy. Ibid.
1 Non veto sedis intimw tenebraspati debebit inelusus, sedusurpatd
luce vegetari ac sublevari ; et ubi now geminaverit custodiam in ves-
tibulis carcerum et salubrious locis recipi : ac y revertente iterum die,
ad primum solis ortum iUicd ad publicum lumen educi, ne pamis car-
certs perimatur ; quod innocentibus miserum, noxiis non satis severum
esse, dignoscitur. (Cod. Just, lib. IX, tit, IX, 1.1).
• Ibid.
PEINES Ef PRISONS PAWITENTI AIRES. 317
tienne, nou-seulement la separation des sexes dans les
prisons est ordonnde, par Constantin, comme Tune des
ameliorations les plus urgentes ; mais encore Justinien
prescrit que la garde des ferames soit exclusivement
confine a des femmes, et, comme cette prescription ne
peut 6tre suivie rigoureusementtout d'abord, le m6me
empereur defend d'emprisonner les femmes pour
quelque cause que ce soit, voulant qu'elles soient tou-
jours admises a se ddcharger de l'emprisonnement ,
m&ne en cas de crime, soit par la veute de leurs biens,
soit en donnant caution, h moins qu'il ne s'agisse d'un
crime ^nornie, auquel cas Justinien veut que la coupa-
ble soit renfermde dans un monast&re *.
Sous Rome paienne, les plaintes du prisonnier sans
appui expiraient inentendues au seuil de son cachot. . .
Sous Rome chretienue, elles trouvent un £cho pro-
tecteur dans FAme religieuse des magistrats charges de
les recueillir. Du moins, la loi ordonne aux juges do se
rendre, tous les dimanches, dans les prisons, de se faire
presenter les detenus, et de chercher a ddcouvrir si Ton
observe a leur egard la justice a laquelle ils ont droit *.
Pareillement la loi recommande aux ev^ques et aux
autres membres du clerg6 de visiter les prisons una
fois par semaine, de s'entretenir avec les d&enus, quels
qu'ils soient ; esclaves ou de condition libre, citoyens de
Rome ou habitants des provinces, et de les interroger
sur les causes de leur emprisonnement, sur la nature
* Cod. Just.,ub. *up.,l. 3. — La raison pour laquelle Fempereur
defend que les femmes soient mises en prison, pour quelque cause
que ce soit, civile ou criminelle, est la crainte de leur donner par Ik
occasion de forfaire a la pudeur. Ne per hujusmodi occasiones tnw-
niantur circa castitatem injur iatcB. {Ibid).
• Cod. Just., 1. 9, de Epitcopali audientid.
318 PRIMITIVE SGLI8E.
du crime ou du ddlit qu'ils oat commis, sur leur posi-
tion et leurs besoins , enfin de rend re compte aux au-
torites de tout ce qui leur a paru bl&mable, pour que
les fautes puissent 6tre repar^es et les negligences pu-
nies 1 .
Sous Rome paienne , la liberty individuelle &ait a la
merci de r arbitral re du juge, de l'aviditd ducommen-
tarien ou de la vengeance d'un chancier. Sous Rome
chr&ienne, la liberty individuelle a pour garantie la
protection speciale de la loi. La loi, en effet, defend
de mettre qui que ce soit en &at d'arrestation preven-
tive s'il n'y a pr&omption grave de culpabilite 3 . De
plus, la loi punk de mort tout gedlier ou tout employe
delagedle, qui aurait conservd, par negligence ou par
une faute quelcouque , un detenu dans la prison apres
le terme fixe pour sa mise en liberty s . En outre, la loi
n'autorise la prise de corps du ddbiteur qu'en cas d'in*
suffisanoe de ses biens, et en vertu d'une ordonnance
speciale du juge 4 . Enfin la loi veutque, lorsque quel-
qu'un est accus^ d'un delit ou d'un crime qui exige
' JMf., 1. 22, $ 1.
* Digest., lib. XL VI II, tit. HI, <fe cust. reori, 1. 3.
* Cod. 9 lib. IX, tit. IV, de cust. reor., 1. 1. — La loi punit aussi de
mort quiconque aurait chez lui une prison domeslique (Ibid., tit. V).
* Voy. Dig. et Cod., ub. sup. f — La loi prohibe m6mc d'une ma-
niere absolue la contrainte par corps a regard des contribuables en
retard de payer leurs impots. Personne, dit Constautin, n'aura plus a
craindre de la part d'un jugepervers ou irriU 1'application sur sa per-
sonne des liens, des coups, des fers, et autres supplices inventus par
Yinsolence des juges, pour l'acquittement force' de ses contributions.
La prison est le sljour des coupables, et non des contribuables malheu-
reux. Nemo carcerem, plumbatarumqne verbera, out ponder a, aliaque
ab insolentid judicum reperta supplicia in debitorum solutionibus,
vel a perversis, vel ab iratis judicibus expavescat. Career pwnalium,
career hominum noxiorum est, etc.
PEINES ET PRISONS P&ftTENTlAIRES. 3i$
qu'il soit detenu et renferml daus une prison , il soil
d'abord anient devant le juge pour y 6tre entendu, et
ensuite conduit eu prison, s'il parait vraisemblable
qu'il ait commis le crime qui lui est impute puis ramenl
encore devant le juge pour Atre interrog^ de nouveau,
le tout, dans le plus bref d&ai possible. Ut out convictos
velox p<*na subducat, cut liberandos custodia diuturna mm
maceret ft .
Enfin, sous Rome chr&ienne, les empereurs avaient
accoutum£ de .d^livrer des prisonniers tous les ans vers
le temps de P&ques , afin de sauver quelques criminels
en ce jour ou s'ltait achevd le myst&re du salut des
homines 2 . Constantin l'ayait ainsi pratiqud j ses en-
fants avaient suivi son exemple, et le jeune Valenti-
nien , quelque cruel qu'il flit, avait fait une loi de cette
coutume s . Mais la pidtd de Theodose alia plus avant.
11 fit publier une ordonnance par laquelle il comman-
dait d'ouvrir les prisons, et de rel&cher les coupables
de d&its peu graves \ afin que, participant k la sain*
tetd et a la joie des sacr£s myst&res, au lieu de plain-
1 Cod. Just., lib. IX, tit. IV, de oust, rear., 1. 5. —Void, au sur-
plus, en quels termes le Code determine les delais de l'instruction et
du jugement : Si l'accus6 est detenu pour cause de sedition, il doit
6lre juge* sans d&emparer, confesiim. — S'il est detenu pour toute autre
cause, et m6me pour crime autre que l'bomicide, il doit pareillement
&re jug6 de suite, statim. — Si le crime doit emporter la peine capi-
tale, l'accus6 doit tore juge" dans le dllai de trente jours. — S'il s'agit
d'un meurtre, le jugement doit 6tre rendu dans les six mois. — Si la
detention est le r&ultat d'une accusation priv6e, 1'accuse* est toujours
admis a donner caution; s'il ne peut trouver de caution, il doit resler
en prison; mais l'affaire doit toe termin6e dans l'ann6e (Cod. Just.,
tit. de custod. reor. 9 1. 1, 2, 5 et 6).
9 Cod. Theod., Append.
' Ambros. Ep. XXXIII.
4 Six grands crimes Itaient excepted : le sacrilege, la lese»majesi6,
320 PRIMITIVE 6GLISE.
tes et de g&nissements, ils poussassent vers le del des
cris de louanges et (factions de graces, et que chacun,
dans ce jour de r^jouissance , adress&t en repos ses
voeux et ses prieres a Dieu , sans 6tre interrompu par
la compassion ou par la tristesse *.
Tandis que la legislation s&uli&re se d£veloppait
ainsi sous les auspices du christianisme, et r£pandait
sur toute l'etendue de I'empire romain les benedictions
de I'fivangile, le droit eccl&iastique, qui &ait propre-
ment la source a laquelle on avait puise, tendait vers
le m6me but. Dfcs Tan 253, au plus fort des persecu-
tions, le concile assemble h Carthage par saint Cyprieu
avait arr&e qu'outre les £vdques charges de visiter les
fid&les souffrant pour l'Eglise et pour la religion, ils
devaient encore 6tre honores par les chefs des commu-
naut£s, et recevoir des mains des diacres leur nourri-
ture journaliere*. Outre les diacres, les s^intes diaco-
n esses, ces anges terrestres, ces femmes admirables,
comme les appelait Tertullien, se glissaient dans les
prisons pour y baiser la chatne des martyrs et y r£~
pandre les trdsors de leur charity. Rien n'egalait leur
d^vouement , et il n'y avait pas de ruse que leur zele
n'invent&t pour seduire Faviditd des gedliers. Pour-
quoi, demandait l'un d'eux a un d&euu qui n'avait
pas de quoi le payer, pourquoi ne fais-tu pas appeler
une deces femmes qui, par amour de r human ite, sont
toujours prates a servir leurs semblables, afiri de t4
I'empoisonnement ou les mauvais Iraitemenls, l'adultfere, le vol
eommis avec violence et Yhomicide (Cod. Theod., lib. IX, tit. XXXVHI,
S3).
1 Voy. Ftechier, Hist, de TModose, p. 257 et 390.
* Voy. Julius, Legons sur les prisons, 1. 1, p. 244.
PEINES ET PRISONS PtfiNITENTUIRES. 321
jeter a ses pieds et de la prier de t'apporter l'argent que
j'exige de toi * ? .
L'institution plus vaste des procureurs des pauvres
(jprocuratores pauperum) fut organised par le canon 80 r
annexe aux decisions de la premiere assemblee gene-
rate tenue k Nicde en 325. Ce canon recommande aux
procureurs, lesquels n'etaient pas tires exclusivement
du clerg£, de visiter les prisonniers, d' employer tous
leurs efforts pour l'elargissement des Chretiens injuste-
ment detenus, de veiller k leur entretien eta leurs autres
besoins, de leur servir de cautions, de pourvoir mdme
k I'habillement et k la nourriture de ceux qui ne m^ri-
tent pas leur liberation, de veiller k ce qu'ils soient
d£fendus devant les tribunaux, de remettre entre les
mains des communautes les intdrdts des d£biteurs
imprevoyants, afin que par des dons volontaires elles
pussent contribuer k leur ^largissement 2 .
Pas plus sous Rome chr&ienne que sous Rome paienne,
l'emprisonnement n'&ait formula comme instrument
de p&ialitd dans les constitutions des empereurs; il
1 Fleury, Hist, ecctts. — « L'figlise avait un soin particulier de ses
saints prisonniers. Les diacres les visitaient souvent pour les servir,
pour faire leurs messages, et leur donner les soulagements necessaires.
Les autres fideles allaient aussi les consoler et les encourager a souf-
frir. lis baisaient leurs chalnes, ils pansaient leurs plaies et leur ap-
portaient toutes les commodity dont ils fyaient priv6s : des lits, des
habits, des rafratchissements; j usque-la que Tertullien se plaignait
que Ton faisait bonne chere dans les prisons » (Fleury, Mosurs des
chr6t. 9 XXl).
1 La loi unique ou Code Quando imperator ante pupillos, de Van
334, et la loi 7 au Code de Postulando, de l'an 370, imposent de nou-
velles obligations aux avocats des pauvres, institute par les lois du
Digesle : 1. 1 § 4, fif. de Postulando; et 1. Nee quisquam, § Advocates,
ff. de Officio proconsulis. — Yoy. les textes de ces lois dans Du Beux,
Etudes sur V institution de i'avocat des pauvres, p. 24 et suiv.
n
322 PRIMITIVE tiGLISE.
etait seulement admis comme mode de detention
provisoire.
Mais il en fut autrement dansles constitutions cano-
niqaes.
Le droit canon, en effet, ne put ne pas decider que
les prisons seraient institutes non-seulement ad con-
tinendos, raais encore ad puniendos homines. « Quoiqufe
nous sachions, est-il dit dans les Decr&alesdespapes*,
que la prison soit specialement destinee k la detention
des criminels, et nou k leur ch&timent, nous sommes
d'avis neanmoins qu'aprfcs avoir increment d^libere sur
la nature etles circonstances d'un crime on d'un delit,
les juges peuvent condamner 1' accuse, s'il est pleine-
ment convaincu, a la peine de la prison, soit k temps,
soit k perp&uilti, suivant la gravite des circonstances. »
Simancas donne ainsi la raison de cette decision :
« Comme les saints canons, suivant la m&nsu&ude
ecclesiastique, ne peuvent pas condamner k la peine de
mort, il sensuit que, pour que les fautes ne restent
pas impunies, ils doivent, pour des crimes graves, con-
damner a la prison perpetuelle, peine aussi trfcs grave
et qu'on peut comparer a la mort 3 . »
L'Eglise reconnaissait deux sortes de peines : peines
canoniques et peines civiles 8 .
Le droit canon reglait les premieres ; le droit civil
reglait les secondes, lesquelles devaient toujburs &re
executes independamment des premieres.
1 Decretal, lib. Vl, de Pewits.
8 Voy. Philippi a Limborch. Historia Inquisitionis tblosatte ,
cap. XVIH. — Et InsHt. de Loyseau, t. II, p. 360.
8 D'apres saint Paul, la peine est la retribution ou la vengeance du
mal (Rom., XIII, i et stiiv.). Systeme penitentiafre de l'ftrangrle (voy.
Mallh., XV, 19 et suiv.; Marc, 20 et suiv).
PEINES BT PRISONS P&UTENTIAIRES. 323
On appelait canons pinUentiaux la collection des di-
vers rfcglements des saints-peres et des coaciles con-
ceraant les p^nitencep -qui devaient 6tre imposdes k
chaquesorte de crime. Saint Basile et saint Gr^goire de
Nysse sont les auteurs de cette collection.
Nous n'entreprendrons point de rappeler ici la longue
nomenclature decetarifp^nitentiaire.Nousenciterons
seulement queiques articles pour en faire eonnaltre
V esprit et le but :
Pour avoir tue un homme de propos delibere , —
vingt ans de penitence.
Pour avoir tu£, dans un mouvement de colore ou
dans unp rixe non pr£m&lit&, — trois ans de peni-
tence.
Pour avoir comrqis un homicide, k Instigation ou
par ordre de quelqu'un, — sept ans de penitence et
quarante jours au pain et a l'eau.
Pour avoir fait ce qu'on a pu pour tuer quelqu'un
saps avoir pu en venir k bout, — m&ne penitence que
si on l'avait tu6.
Pour avoir fait un vol capital, — si c est un clerc,
sept ans; — si c'est un laique, cinq ans de penitence et
la restitution.
Pour avoir fait un vol, la nuit, avec effraction de
portes, — restitution et un an de penitence au pain et
a l'eau,
Pour l'usure, — trois ans de penitence, entre les-
quels un an au pain et k Yean.
Pour une simple fornication, — trois ans de peni-
tence; si le crime est arrive souvent, — augmentation
de peine k proportion.
Pour le crime d'une femme adult&re, — dix ans de
penitence.
21.
324 PRIMITIVE £GLISE.
Pour un mari qui consent a 1' adult ere de sa ferame,
— toute la vie en penitence.
Pour inceste avec deux soeurs , — toute la vie en
penitence.
Pour un inceste au second degrd de parent^, — toute
la vie en penitence.
Pour la bestialite, lasodomie et autres infamies sem-
blables, — quinze ans de penitence.
Pour le faux temoiguage, — sept ans de penitence.
Pour avoir vendu une fois a faux poids ou k fausse
mesure, — restitution du dommage et vingt jours au
pain et a 1'eau.
Les penitences imposees &aient secretes ou pu-
bliques.
Les coupables fragpes de penitences publiques s'ap-
pelaient lapsi, tombes.
C'etait a l'evdque k imposer la penitence pour les
fautes mortelles; c'etait k lui k juger si le pecheur y
devait 6tre admis, et pour combien de temps, si elle de-
vait £tre secr&te ou publique, etc.
Ceux a qui il etait prescrit de faire penitence publi-
que venaient, le premier jour de car6me, se presenter
a la porte de l'eglise, en habits pauvres, sales et de-
chires *.
Etant entres dans l^glise, ils recevaient de la main
du prelat des cendres sur la t6te et des cilices pour
s'en couvrirj puis ils demeuraient prosternds, tandis
que le prelat, le clerge et tout le peuple faisaient pour
eux des pri&res k genoux. Le prelat leur faisait une
exhortation pour les avertir qu'il allait les chasser
pour un temps de l'eglise, comme Dieu avait chass£
1 Tertull, de Pcenit., cap. I.
A
PEINES ET PRISONS P#NITENTIAIRES. 325
Adam du paradis pour son p6chd, et en effet il les
mettait hors de l'eglise, dont les portes se refermaient
devant eux l .
Les penitents demeuraient d'ordinaire enfermds et
occupds a divers exercices laborieux. On lesfaisaitjed-
ner tous les jours, ou tr&s souvent, au pain et a Peau,
selon leur pdchd, leurs forces et leur ferveur ; on les
faisait longtemps, agenoux ou prosternds, veiller, cou-
cher sur la dure, distribuer des aumdnes selon leur
pouvoir. Pendant la p&iitence, ils s'abstenaient non-
seulement des divertissements, mais encore des conver-
sations, des affaires, et de tout commerce, mgme avec
les fiddles, sans grande necessity. Ils ne sortaient que
les jours de fSte pour venir a T^glise entendre les ser-
mons et les lectures, mais k la condition de sortir avant
lesprieres; puis, ils etaient admis Sprier avec les fidd-
les, mais prosternes; et enfiu a prier debout comme
les aulres. On les distinguait encore d'une autre ma-
nifere du reste des fid&les, en les plagant dans l'eglise
du c6t6 gauche \
II y avait done quatre ordres de penitents : les pleu-
rals; les audxteurs; les prosternis; les consistants, e'est-
a-dire ceux qui priaient debout; et tout le temps de la
penitence dtait rdparti entre ces quatre e tats.
Par exemple, celui qui avait tud volontairement etait
quatre ans parmi les pleurants , c'est~k-dire qu'il se
trouvait a la porte de l'eglise aux heures de la priere et
demeurait dehors, non pas sous le vestibule, mais dans
la place, exposd aux injures de l'air. II etait rev£tu dun
1 Voy. Chrysost., de Compunct , cap. VI. — Fleury, lsrail. VIII, et
Chrti. XXV.
8 Ambr., de Pcenit., cap. XVI.
326 PRIMITIVE tiGLlSE.
cilice, avait de la cfendre sur la t6te> et se laissai't
eroftre lefe cheveux et la barbe. Les cinq ann&s sui-
vantes, il dtait au rang des auditeurs ; il entrait k V6-
glise pout entendre les instructions, mais il demeurait
sous le vestibulfe avec les catechumfcnes et eo sort ait
avant que les priferes commen$&ssent. De \k il passait
au troisi&me rang et priait avec les fiddles , mais an
m6me lieu, pr&s de la porte, prostern^ sur le pavri de
r^glise, et il sortait avec les cat&chum&nes. Aprfes avoir
6t& sept ans en cet &at> il passait au dernier oft il de-
meurait quatre ans, assistant aux pri&res des fid&les et
pliant debout comme eux , mais sans qu'il lui filt per-
mis d'offrir ni de communier. Enfin, les viwgt ans de
sa penitence &ant accomplis, U &ait re$u k la parti-
cipation des choses saintes, c'est-a-dire de Feuctia-
ristie 1 .
Les autre* chr&iens soumis k la penitence publique
passaient de m&ne successivement par les quatre de-
gr^s d'^preuves, proportionnellement a la durde de la
peine qu'ils avaient k accomplir.
Pendant tout le temps de la penitence, r£v6q*e vi-
sitait souvent les penitents on leur envoyait quelque
pr6tre pour les examiner et les traiter diversement,
suivant la diversite de lenrs dispositions, ce qu'ofi ob-
servait avec grand soin. II excitait les uns, consolait les
autres* agissait sur ceux-ci par la borttl, sur ceux-te
par la terreur $ proportionnant r administration 4e sefc
rem&des au degr6 d'intensit£ et d'avanceifteiit de la
maladie de chacun, car la dispensation deia pdmtence
dtait consid^ree comme une medecine spirituelle, et la
gu^rison des ames paraissait k rfiglise demander pour
1 Voy. Fieury, Mceurs des chrtt., XXV.
PE1NES ET PRISONS PfellTENTIAIRES. 327
le moius autant de soins, de patience, d'application et
de savoir que la guerison des corps ' .
Le penitent n'avangait done dun degr£ k 1' autre que
par 1'ordre de l'dvdque, et le temps seul ne motivait
pas cet avancement; il d<$pendait encore du degrd de
repentir et de sanctification du penitent. Alors l'evd-
que abr^geait la dur^e de la penitence r^guliere. Cette,
abrdviation s'appelait indulgence 2 .
Si, pendant le cours de la penitence, le penitent re-
tombait dans un nouveau crime, il fall ait la recom-
mencer ; si Ton voyait qu'elle ne lui profits point, on
le laissait dans le m£me etat, sans le faire participer
aux sacrements; et si, apres avoir re§u F absolution, il
retombait encore, il n'y avait plus de sacrement pour
lui ; car la penitence publique ne s'accordait qu'une
fois •.
En g^ndral on comptait peu la penitence que des rd-
cidives frequentes empgehaient de venir a fruit.
II y ayait m6me des crimes que la penitence, quoique
fid&lement pratiquee, ne pouvait laver qu'a 1'article de
la wort. Ceux-la s'expiaient par une penitence subie a
perp&uit£ 4 .
Du reste, personne n'etait exempt de la penitence.
Le rang ni la naissance ne pouvaient en dispenser. Les
princes y dtaient soumis comme les particuliers. L'em-
pereur Philippe pe put s'y soustraire au milieu du troi->
si&mesi&cle, et l'£glise se rappelle encore avec orgueil
l'humiliationdevant sa puissance deThdodose le GranfL
1 Voy. Md. 9 Cofi*t. Apost., lib. II, 61.
1 Voy. Kid*, et saiot Basile, Can. 56, 84, 85.
1 Voy. Ibid., et saint Clem., Strom., II, p. 385.
4 Voy. Ibid. j et saint Cypr., Ep. LIU.
328 PRIMITIVE tiGLlSK.
Ajoutons qu'a Pappui de cette discipline sdvfere, et
comme pour lui vehir en aide, dans le cas ou elle serait
venue k faiblir snr quelques points, rfiglise institua
Y excommunication contre les incorrigibles et les impe-
nitents 1 , Yinterdit contre* les desobeissants k ses re-
gies 2 , la suspense contre les ecclesiastiques 8 , et les roo-
nitoires contre tous 4 .
Ce systfcme pe'nitentiaire si vaste, si intimidant, si
fortement combine subsista , dans rfiglise latine, pen-
dant plus de mille ans. II &ait encore en usage, dans
rEglise grecque, a la fin du siecle dernier *.
C'est dans les couvents ou monastferes que se subis-
saient d'ordiuaire les penitences perpetuelles. Nous
avons vu, page 317, que les femmes, m£me civilement
condamnees, ne pouvaient subir leur peine que dans
1'enceinte d'un monast&re. Les couvents servaient pa-
reillement de prisons d'Etat et de lieux d'exil 6 .
En eux-mdmes, les monast feres et les couvents n'e-
taient rien autre chose que des prisons pdnitentiaires,
— prisons volontaires, il est vrai, mais oil Ton n'&ait
pas moins renferrad sous la contrainte morale d'un
1 Ily avait l'excommunication majeure, etl'excommunion mineure.
Ceux contre lesquels eHait fulminle la premiere Staient entierement
retrenches de la communion des fideles, et avaient perdu le droit
d'etre enterrSs en terre sainte. Ceux qui elaient frapp^s de la seconde
ftaient privls.du droit de recevoir les sacrements.
1 L'interdit est une censure ecclSsiastique qui defend l'entrSe de
I'lglise, et prive de la sepulture en terre sainte.
* La suspense est une censure de l'Eglise qui prive les pr&res des
fonctions de ses ordres, et du fruit de ses b6n£fices, etc.
4 Le monitoire est un avertissement et un commandement que
l'figlise fait aux fideles de declarer ce qu'ils savent sur certains faits
importants, sous peine d'e* tre excommuntes s'ils ne le disent.
1 Voy. l'ouvrage du P. Morin Sur la penitence, liv. IV, V, VI el VU.
• Fleury, Hours des chrdt., § LH.
PEINES ET PRISONS P^NITENTIAIRES. £29
voeu qu'on ne pouvait rompre, etsous des verrous que
la faute expire etait souvent impuissante a briser *.
Du temps de saint Chrysost6me, les monasteres
avaient sp<£cialement ce caractere de raaisons peniten-
tiaires dans lesquelles les reclus s'amendaient, s'amd-
lioraient, se corrigeaient, et d'ou ils pouvaient toujours
sortir pour rentier dans le monde, sans y 6tre retenus
pour toujours par aucun voeu qu'ils ne pussent briser.
II ii'y avait de condarands a perp&uite que ceux qui
s'&aient vouds pour la vie k l'&at monastique ; les au-
tres restaient toujours seculiers. Seulement, pendant le
temps de leur retraite , ils &aient obliges de suivre la
r&gle commune 2 . « C'&aient, dit Fleury, de bons lai-
ques yivant de leur travail, en silence, et s'exer$ant k
combattre les vices Tun apres l'autre , afin qu'ayant
combattu dans les rfegles, selon Y expression de saint
Paul, ils pussent arriver k la purete de eoeur qui les
rendlt dignes de voir Dieu '• »
Quant aux prisons proprement dites, une fois l'em-
prisounement introduit comme peine dans les lois de
rfiglise, l'Eglise ne songea plus qu'a 1'appliquer comme
moyen de salut plus encore que comme moyen de pu-
tt ition. Cette parole de J&us : « Je suis venu pour sauver
les p£cheurs ; » et cette autre : « 11 y a plus de joie au
ciel pour un pdcheur repentant que pour dix elus, » fa-
re nt ses maximes constantes et la sanction de toutes
ses prescriptions plnales.
Toutefois, l'expiation, cet Element primordial de
toute p&ialite, ne put 6tre rejetee du code de l'Eglise j
1 Voy. ce que nous avons dit des monasteres ci-dessus, p.277et suiv.
1 Fleury, Hist, ecclis., liv. XIX, ch. VIII.
* Fleury, Mows des chrtt., $ LI I.
330 PRIMITIVE tiGUSE.
elle y entra, au contraire, mais telle que le Christ Pa-
vait spiritualise, en ae &ub$tituant au genre humain
coupable, dans la, supreme expiation de la croix, et en
ne laissant plus a l'honime d autre expiation k suhir
sur la terre que l'expiation morale du repentir.
Et pour que le repentir, uni aux satisfactions du di~
vin lib&ateur, absorb&t en lui tous les merites de Tex*
piation du Calvaire , l'figlise le fit consister dans le bri-
sement de la volonfc$ , seule source de Facte coupable,
Le repentir, dans le langage de tous les Peres, s'appelta
contrition , c'est-k-dire brismmt , parce que la contri-
tion, pour 6tre efficace, doit 4trje une douleur a briser
l'&me *; — douleur souveraine, dit saint Ambroise, e'est-
&-dire plus grande qu'aucune autre douleur que nous
puissions jamais ressentir \ C'est pourquoi il est dit
que le sacrement de penitence , qui conftae au repentir
la remission des pdch&, est un bapt£jne p^nible et labo-
rieux % et que les actes satisfactoires, presents par les
canons p^nitentiaux pour le rachat des fautes comnri-
ses, constituent une punition en m&ne temps qu'un re-
made pour le plchd \ II faut, disent les D&r&ales des
papes, que les criminels boivent Yean d'angoisse et man-
gent le pain de douleur '. 11 faut, dit le concile de Trente,
que les coupables souffrent moralement et qu'ils soient
punis physiquement, parce que la satisfaction de Jesus-
Christ ne nous est appliqude dans le sacrement de pe-
nitence qu'& condition que , de notre part, nous satis-
ferons & Dieu pour nos p&h&, et parce que Dieu ne
1 Concile de Trente, sess. XIV, ch. IV.
1 Saint Ambroise, liv. II de la Penitence, ch. II.
3 Concile 4e Trente, boss. VI, ch. XIV; sess. XIV, eh. II.
* Ibid.
.« Decret. y lib. VI, de Pcenis,
PEINES ET PRISONS P^NITEHTI AIRES. 331
pardonne aux p^cheurs qu'en raison des peines qu'Hs
souffrent en cette vie, en echange des peines &ernel~
les qu'ils auraient merits de souffrir danjs 1' autre 1 .
Et pour que ces peines agissent effica cement sur
l'ftme du coupable, il faut que leur. intensity soit dou-
ble par l'appareil de leurs douleurs et par l'appr&ien*
sion de les subir, caif la crainte des peines predispose
au repentir des fautes que ce& peines punissent et que
ce repentir efface. II est Trai qu'un pecheur, qui ne
quitte le p^che que parce qu'il craint de brftler &er-
nellement, ne craint pas de p&her, mais de brtiler,
dit saint Augustin a ; mais 1'intimidation qui resulte de
cette crainte n'en a pas moins pour effet d'empdcher
que le crime ne soit cotnmis, ou de faire perdre peu a
peu l'habitude de le commettre ; oe qui £loigne les ob-
stacles opposes a la gr&ce et ouvre les voies au repentir.
C'est pour cela que le m£me saint Augustin compare la
crainte a une aiguille qui introduit le fil ou la soie dans
une &offe. Ce n'est que le fil ou la soie qui lie les parties
de cette &offe, et qui leur fait prendre la forme qu'on
veut leur donner ; mais la soie ne peut y entrer si elle
nest introduke par l'aiguilie* De m&me ce n^st que
famour de Dieu, ou le repentir de Vavoir offens£ , qui
transform* not re cogur et le rend vraiment chretien ;
mais cet amout , mais ce repentir, n'est ordinaire-
meot introduit dans l'&me du coupable que par la
crainte 8 .
Ainsi: — expiation, repentir, intimidation, — telle est
lapierre triangulaire sur laquelle repose le sysUme ptni-
1 CoDcile de Trenle, ub. sup.
9 Saint Augustin, Ep. CXLIV et CXLV a Anastase.
8 Ibid., et 7V. IX, sur la premi&re Eptlre de saint Jean.
332 PRIMITIVE £GL1SE.
tmtiaire introduit par l'figlise dans les institutions p6»
nales du monde chr&ien.
Ajoutons que l'figlise sut garantir l'ex^cution de ce
systeme par cette declaration de saine politique, plus
encore que de saine doctrine, savoir : que, le sacre-
ment de penitence ne remettant point les peines tem-
porelles, les punitions canoniques &aient indfyendan-
tes des peines civiles, et que , d&s lors, il fallait subir
celles-ci comme celles-li , pour la remission complete
du crime com mis.
C'est ainsi que le christianisme put changer la face
du monde moral, sans rien changer aux lois constitu-
tives du monde social.
« Rendez k Cdsar ce qui appartient a C^sar, et a Dieu
ce qui appartient a Dieu. »
Voilk tout son Code.
§XI.
Heaoltata obtenu*.
Mosafeme et christianisme. — Monde present et monde fotur. — Amour des
richestea «he* l'un ; mepria des richesBes chez l'autre. — Tous deux se rap-
prochent en un point : — Fauts'enrichir, comme s'appaurrir, pour les autres.
— Mais si christianisme regne, paganisme gouverne. — Exemples. — Charil6
est de doctrine. — Pratique, d'exception. — Nombre et condition des pau-
vree, des necessiteux, des mendiants. — Vices de Rome chrltienne. — Misere,
cause et effet. — Depopulation des campagnes. — Le flsc. — Les Bagaudes. —
Yains efforts des empereurs. — Impuissance du christianisme. — A foi nou-
velle, peuple nouveau. — Viennent les Barbare* !
La solution du probl&me de la mis&re, sous la loi du
Christ , reposait sur une base d'economie sociale dia-
rnetralement oppos^e au principe d'economie politique
de la loi de Moise.
La loi de Moise , r^agissant contre les idees reli-
RESULTATS OBTENUS. 333
gieuses de l'Orient, avait energiquement repousse la
croyance d'apr&s laquelle la vie pr&ente ne serait
qu'une dech^ance d'un etat preexistant a l'humanit£ ,
qu'un lieu de captivity pour l'esprit, qu'une expiation
fatale envers le ciel. Loin de 1&; elle avait proclamd que
cette vie, malgr£ le vil limon qu'elle entraine dans son
cours , devait 6tre accept^e com me un bienfait divin ,
comme l'dmanation la plus prdcieuse de l'fitre infini, a
qui seul il appartient d 1 a voir la perfection et de durer
sans cesse.
En consequence, la loi de Moise s'&ait impost a
elle-m£me, comme loi de Dieu, d'obtenir des popula-
tions saines et nombreuses, des champs fertiles, de ri-
ches troupeaux, du fer, de l'argent, de For,... tout
ce qui pouvait rendre la vie commune plus douce, plus
facile et plus longue. En consequence, la richesse pu-
blique et privde , Tune des manifestations les plus bel-
les de la portion de puissance creatrice accord^e aux
enfants d'Adam, loin d'etre signalde, dans sa nature,
comme incompatible avec l'amour de Dieu , s'y alliait
sans d&our, et formait une opposition religieuse et
directe k l'idee redoutable de mis&re et de pauvret^,
dans le mdme sens que la justice est oppos^e a l'ini-
quit<£, la concorde k la discussion, la santd a la ma-
ladie, la lumi&re aux t£n&bres f . En consequence, l'ob-
jet de la sagesse h^braique fut de se rejouir en son
travail % et sa recompense d'obtenir ici-bas gloire et
richesse 8 .
1 Salvador, Jisus et sa doctrine, torn. I, p. 360.
' Lcetari in opere suo (Eccli. HI, 24).
* « Heureux celui qui a tronve* la sagesse... II portera dans sa main
droite une longue vie, et dans sa main gauche les richesses et la
gloire » (Prov. 9 III). — La loi de nos peres, dit le plus savant doc-
334 PRIMITIVE tiGLISfi.
La loi du Christ, au contraire, empreinte descroyan-
ces orientales qui avaient reagi sur la Judee depuis la
captivity de Babylone, tirait sa toute-puissance, sa
puret£, son onction, precise ment du mepris et de Tab*
negation des necessity sooiales ' .
Le but, la volonte, la vie du Christ ne residatesrt ni
dans la liberty ni dans les felicites positives du monde
actuel, lequelpassait a ses yeux pour ledoraaine special
de Satan, pour un vieux fantdme pres de s'dvanouir et
d'etre remplace par une creation toute nouvelle. Son
objet & lui, son monde veritable, erubrassait le royaume
futur , le royaume de la resurrection personnelle des
morts, la transfiguration simultanee des 6tres vivants,
et une manifere d'exister, dans la societe de oes habi-
tants merveilleux, qui s'dcarterait en tout point des con-
ditions &ablies de Fhumanite naturelle 2 . (Test pourquoi
Fenonce des diverses beatitudes expriraees dans PEvan-
gile a pour derniere fin de transporter au royaume de la
insurrection future les consolations et les promesses
adressees par les proph&tes au peuple souffrant et cap-
tif 8 . C'est pourquoi la pauvretd et la douleur sont pr6-
tibees par Jesus comme condition de notre gtre, comme
notre vocation ici-bas 4 . C'est pourquoi, balayant devant
lui les riches et la richesse chaque fois qu'il les ren-
leur juif qui fleurit au douzi&me sifecle, Tise h une double perfection,
celle du corps etcellede 1'intelligence. Mais comment parvenir & ceUe
deuxieme perfection, tant qu'on sera priv6 de la premiere ? Comment
l'homme embrasserait-il tout ce qu'il y a pour lui d'intelligible, tant
qu'il sera alteint et opprim6 par la faim, par la douleur, par toutes
les autres calamity ? (Maimonide, Pars III, cap. XXVIII).
1 Voy. Salvador, ub. sup., p. 368.
* ibid., p. 410.
* Voy. Ibid., p. 374. Etci-dessus, p. 84, 90, 92, 100.
* Voy. Confer., de Lacordaire, II, 393, 406.
t.4.
RESULT ATS OBTENUS. 335
contre sur son passage, J&us, Dieu fait homme,
homme fait pauvre, s'dcrie, en vue des tresors d'en
haut : « Je vous rends gr&ce , 6 moa p&re , de ce que
vous avez cach£ ces choses aux savants et aux sa-
ges, et de ce que vous les avez r^v&ees aux petits l . »
Cependant, Jesus n'a pais voulu que cette vie, dont
Dieu nbus a donne a subir Npreuve, fftt inerte et inf<6-
Gande; il a voulu, au contraire, qu'elle fftt active et
productive, corame Dieu lui-mgme est action et produc-
tion 3 . Seulement, il a entendu que tout ce que l'homrae
ferait et produirait en ce monde lui profMt surtout
dans l'autre, en profitant egalement aux autres hom-
ines, ses frferes; car s'appauvrir pour son prochain,
c f est s'enrichir pour le ciel, etce tresorest le seul qu'il
soit permis au chrelien d'amasser sur la terre,
M6me sous la loi de Moise, s'enrichir mat^riellement
n'&ait de pr^cepte religieux qa'k la condition de ne pas
s'enrichir pour soi seul.
« Sijefai command e, 6 Israel, s'^crie Moise, d'aimer
rEternel de tout ton coeur et de toute ton Ame, de garder
ses preceptes et d'avancer dans la voieque je t'ai tracee,
c'est afin que tu vives, que tu prosp&res dans tous les
travaux de tes mains, que tu sois multiple et b&*i...
Mais lorsque tu poss&deras tous lesbiens; lorsque tu
seras e'tabli sur une terre de froment et d'orge, de vi-
gnes, de figuiers, d'oliviers, de grenadiers et de miel,
dont les pierres donneront du fer et dans les montagnes
de laquelle tu tailleras l'airain ; lorsque tu te seras bflti
de belles marsons etque tu y demeureras; lorsque ton
1 Matt., XI, 25.
* Voy. Demonstration a ce sujet, Lacordaire, Conf4r., IH, 39, 41 et
suiv., et ci-dessus, p, 120 et suiv., i49 et suiv.
336 PRIMITIVE £glise.
gras et ton menu be tail, ton argent, ton or, toutes cha-
ses enfin seront, chez toi, dans le plus grand accroisse-
ment, prends garde que ton coeur oublie l'Eterixel ; car
tu pdrirais certainement \ »
« Suivons les en&eignements et les exemples de notre
legislateur, disait l'eloquent Juif d'Alexandrie, Philon,
et ne ressemblons point aux hommes qui, une fois de-
venus riches, s'attachent a tenir le reste du monde
dans la pauvrete. Conformons-nous k Dieu, en com-
muniquant les facultes qu'il nous a reservees... S'il
existe des hommes riches , savants, sains de corps,
c'est k la condition de rendre riches, sains, savants,
gen^ralement bons, tous ceux qui les approchent 2 . »
De la, chez les Israelites, la triple institution du sab-
bat, de l'aumdne, et du jubild.
De \k, chez les chr&iens , la triple institution de la
pauvrete volontaire, de la charity obligatoire, du droit
religieux k l' assistance...
Mais, de m6me que les institutions de Moiseavaient
6l6 impuissantes a extirper la mi sere du sol de Te-
goisme h^breu, de m6me les institutions du Christ le
furenta implanter dans le monde paien, mdmedevenu
chr&ien, l'arbre de vie de la fraternity, de la mutua-
lity, de la solidarite universelles.
La doctrine etait la regie; la pratique, l'exception.
Le christianisme rdgnait sur les masses, que le pa-
ganisme en gouvernait encore les passions.
a Voyez ces Romains convertis, » dit Salvien : « lis
lisent l'Evangile et se vautrent dans la debauche ; ils
1 Deut., VIII, 7, 9. — Voy. ci-dessus, p. 54 et suiv.
1 Philo, de Charitate. — Philon 6tait ag6 d'environ (rente ans lors-
que J6sus vint au monde (Salvador, ub. sup., p. 366).
RfSULTATS 0BTENUS, 337
&outent les apd tres et s'enivrent; ils sui vent le Christ et ce
sont desvoleurs. Evangelia legunt et itnpudicisunt; aposlo-
los audiunt et inebrianlur; Christum sequuntur et rapiunt ! . »
Et les femmes chr&iennes ! Elles ne manquaient pas
d'aller a l'^glise, mais c'&ait pour y faire voir, « la
rondeur provoquante de leur taille , les plis flottants
de leur manteau, F eclat lustre de leurs cheveux. A
l'eglise on donnait des rendez-vous, on lan^ait des
^pi grammes, et Ton riait toujours. Ce peuple oisif n'e-
tait point chang^ par le christianisme : l'orateur en
vogue se montrait-il dans la chaire sacrde , on le sa-
luait par des acclamations, corame au spectacle ; de-
mandait-il la permission de se faire remplacer, on le
sifflait 2 . » « Ils veulent absolument, dit saint Jean
Chrysostdme, entendre cette voix qui les lacere; il
leur faut cette punition, ces tortures, ces objurgations
que je leur inflige... Quand je pense a cette popula-
tion frivole qui applaudit bruyamment a mes paroles
dont elle n'admire que le son, mon coeur est plein d'une
affliction profonde; et, quand je suis rentrd dans ma
chambre solitaire, je pleure 8 ... »
Mille autres exemples prouveraient que l'esprit du
Christ avait a peine effleure l'epiderme des moeurs
paiennes.
N'avons-nous pas vu que l'hdrilitd et l'esclavage an-
tiques furent conserves, pendant plus de six siecles,
dans la societe Chretien ne, avec leurs abus, leurs
cruautes, leurs vices, leurs corruptions et leurs mons-
truosites d'autrefois 4 ?
* Salvien, Traiti de la Providence, liv. VI.
* Phil. Chasles, Etud. sur les premiers temps du christian., p. 214.
* Voy. Ibid.
* Voy. ci-dessus, p. 140 et 141 ; et les noles.
22
338 PBIMITIYB iGUSE.
N'avons-nous pas vu que l'esprit de paresse, de
gourmandise, de vol, de dissimulation, de mensonge,
de calomnie, de parjure et d'intrigues, l'esprit d'inso-
lenee et d'insubordination &aient les moindres vices
que les Peres de l'figlise eussent a reprocher aux es-
claves de la chretiente des cinquifeme et sixi&me sie~
cles * ?
N'avons-nous pas vu que les vices des esclaves, k
cette ^poque, provenaient moins de leur nature que
des exemples de leurs maitres, iudignes de porter le
nom de Chretiens * ?
N'avons-nous pas vu que le vice abominable que
fl&rissait le plus ^nergiquement la loi chretienne, saint
Jean Chrysostdme le signalait comme tres commun
parmi les esclaves d'alors et qu'il en demandait compte
h Finfluence directe et aux commandements des
mattres 1 ?
N'avons-nous pas vu que des empereurs Chretiens
spdculaient sur la prostitution 3 , et que des courti-
sanes, des danseuses etdes histrions figuraient dans les
festins, aux noces, et jusque dans les ceremonies re-
ligieuses des families chretiennes, voire m&ne dans
l'interieur des eglises, lors de la fete des saints mar-
tyrs*?
N'avons-nous pas vu que la trag&lie romaine avec
ses crimes , la comedie grecque avec ses danses et
ses impudiques amours, les arfenes avec les luttes
sanglantes de leurs gladiateurs, continu&rent long-
1 Voy. ci-dessus. p. 141, note 3.
1 Ibid.
» Voy. Du droit a VOisiveU, etc., p. 118; et ci-dessus, torn. I*,
p. 434.
4 Voy. ci-deasus, p. 141, note!.
RtiBULTATS OBTENUS. 339
temps a faire les d&ices du peuple devenu chretien * ?
. Eufin, n'avons-nous pas vu que, n'osant extirper un
mal dont le peuple ne voulait pas gu^rir, Honorius le
<&pla$a sans le detruire 2 ? Pour le detruire, il fallait
plus que l'autorit^ de la religion, plus que l'autoritedes
empereurs, il fallut l'autorite de la misdre 8 .
Ge fut aussi la misere qui perp&ua si longtemps dans
le monde chrdtien r exposition et la vente des enfants
nouveau-nds ; pratiques abominables du paganisme,
que le christianisme ddfendit sans que ses apdtres et
ses docteurs aient pu les extirper des moeurs et des n&-
sessites de leur temps *.
- Ainsi, malgre l'admirable thdorie de Jesus et de ses
apdtres sur rextinction de la misere par la transmuta-
tion de la richesse , la transformation de l'esclavage,
raffranchissement du travail, r obligation de l'aumdne,
l'amour du prochain, l'oubli des injures, l'organisation
de la charite, l'institution des diaconies, etc., etc. —
et encore bien que, dans les premiers siecles de lfiglise,
1'exemple dun grand nombre de disciples eut sanc-
tion^ les lemons du divin maltre, — la charite de saint
Paul 8 n'en est pas moins reside, pour le plus grand
nombre, com me la foi de saint Jacques 6 , a l'etat de
doctrine, et la societe chretiepne, qui ay ait commencd
« Voy. Ibid.
. * Voy. ci-dessus, p. 143.
8 Ce n'est que quand le tresor fut vide que les theatres le devinrent
(Salv., Degub. Dei, VI, 8, p. 131). Tous, ou presque tous, Staient fer-
m6s, en Occident, a la fin du quatrieme siecle. A Rome settlement ils
paraissent avoir dur6 jusqu'a Tolila (Miiller, De Genio et morib. avi
Theodosiani, t. II, cap. VIII et IX).
* Voy. ci-dessus, p. 228, note 3.
• Voy. ci-dessus, p. 168, 172, 174 et 188.
6 Voy. ci-dessus, p. 175.
St.
340 PRIMITIVE fiGLISE.
par traiter ses pauvres en fibres en les secourant indi-
viduellenient au sein de leur foyer, de leurs families,
selon les besoins conn us de chacun, finit par s'en d£-
barrasser comme d'hdtes incommodes, en les parquant
comme bdtes k ratable et en les nourrissant tous en
masse dans des lieux de mis&re speciaux, &oign& de
sa vue et abandonnds aux soins de d&rouements gag&
ou mercenaires * .
C'est dire que la pratique des fid&les ne sut point se
soutenir a la hauteur de la doctrine du Christ. C'est
dire que cette pratique engendra plus de pauvres qu'elle
n'en secourut, — et non-seulement des pauvres, con-
sequence necessaire de l'in£galit£ de besoins et de na-
ture des hommes en societe, Semper paupcres habetis
vobiscum % — mais des necessiteux et des mendiants, .
consequence forcee de tout «5tat social imparfait, de lout
&at dans lequel les canaux de la richesse sont disposes
par les grands au prejudice des petits, c'est-&-dire de
maniere qu'il y ait toujours d^bordement complet d'une
part et secheresse absolue de l'autre; ce qui est con-
traire au precepte divin : Et omninb indigent et mendicus
nonerit inter vos*.
La condition des pauvres &ait si miserable dans
Rome chr&ienne, que celle des esclaves lui &ait prd-
feree 4 , et leur nombre etait devenu si grand, qu'en
Tan 450 Valentin ien le Jeune ne distribuait pas moins
de quatre-vingt-dix mille huit cent livres de pain par
jour aux indigents '.
1 Voy. ci-dessus, p. 236 et suiv.
1 Voy. ci-dessus, p. 13, 73, 84.
* Voy. ci-dessus, p. II.
4 Voy. ci-dessus, p. 14&
' Voy. torn. I", p. 352, el I'obsemtion de Wallon sur ce chiffre, note i .
RtSULTATS OBTENUS. 84 1
Constantinople, devenu le sidge de l'empire chr&ien,
n'dtait pas afflig£ de moins de mis&re l .
II en &ait de mdme des autres villes de r Orient 2 .
L'Eglise d'Antioche seule, qui n'avait pas plus que le
revenu d'uue maison opulente, entretenait trois mille
veuves ou jeunes vierges, sans compter ce que renfer-
maient les hospices et les prisons *. A Alexandrie sept
mille sept cents pauvres vivaient des aumdnes que
saint Chrysostdme leur faisait journellement *.
Les campagnes dtaient encore plus ddsol^es que les
villes. Les pauvres y etaient moins norabreux pour-
tan t; mais c'est que la mis&re y ddcimait la popula-
tion , et que les terres manquaient de bras pour les
cultiver. En vain les empereurs Chretiens essay&rent,
par des offices d'immunit& ou d'exemptions, de rap-
peler le laboureur sur son champ abandonn£'; le
desert s'etendit chaque jour davantage, tellement qu'au
commencement du cinquifeme si6cle cinq cent vingt-
huit mille arpents restaient en friche dans Yheureuse
Campanie, la meilleure province de tout l'empire •.
« La grandeur du mal est au-dessus de ce que Ton
en peut dire, » s'6crie douloureusement saint Jerdrae.
1 Voy. ci-dessus, p. 239.
1 Voy. ci-dessus, p. 194 et 196.
* Voy. Walton, De Vesclavage, III, 541.— II est >rai que saint Chry-
sostdme dit qu'k Antioche on ne comptait, de son temps, qu'un pauvre
pour cinquante ou pour cent riches (Ghrys., in Matth., Horn. LXVI, 3).
Mais il est evident que le saint 6v6que ne fait pas Ik de la statistique,
mais bien seulement de la dialecuque chiffrge k I'appui de son argu-
mentation. U est impossible, dit Wallon, que, dans une ville aussi
riche, il n'y ait pas eu plus de misfere.
* Voy. Fleury, Hist. eceUs., liv. XXXVII, ch. XI et XII.
• Cod. Just., lib. XI, tit. XLIX et LV1II, 1. 1. — Voy. Michelet,
Hist, de Fr. % 1, 104.
• Cod. Theod. f lib. XI, tit. XXVUI, 1. 2.— Voy. 1. 1" p. 146 et surr.
342 PRIMITIVE tiGLISE.
« Rome pleiire, h#as! depuis si longtemps, que les
larmes sont seches dans ses yeux. Dans les villes, la
faim; hors des villes, le glaive. Rome n'a plus a coni-
battre qu'au centre de ses domaines, non plus pour sa
gloire, non plus pour sa liberte, mais pour son exis-
tence. Combattre ! je me trompe. Elle n'a plus qu'a
vendre ses meubles et k donner son or pour vivre *... »
La depopulation, la devastation des campagnes te-
nait surtout au fleau du fisc qui ne laissait rien au pro-
prietaire des fruits de son domaine, rien au colon du
produit de ses sueurs.
Nous avons decrit, d'apres Lactance, la lutte meur-
tridre du fisc palen avec la population impuissante qui
pouvait souffrir, mourir, mais non payer 2 . Ces paroles
de Constantin : Cessent jam nunc rapaces official turn ma-
wws 3 ... avaientfait esperer quel que sou tagement dans
le poids des impdts. Mais le fisc affiant fut impitoyable,
et un evfique de France du cinquieme si&cle nous a
laisse de ses exactions un tableau non moins lamen-
table que celui trace par Lactance.
1 Voy. Phil. Chasles, Etud. sur les premiers temps du christian. f
p. 156.
1 Voy. torn. I er , p. 186. — La misere et le d&espoir des colons
gtaient au comble a l'gpoque dont Lactance a retrace 1 te tableau. Alors
tous les serfs des Gaules prirent les armes sous le nom de Bagaudes
(de Bagat, gall., assemble, troupeau, multitude, Du Cange, v° Ba-
gaudw). « En un instant, ils furent maitres de toutes les campagnes,
brulerent plusieurs villes, et eiercerent plus de ravages que n'au-
raient pu faire les barbares. Ils s'ltaient choisi deux chefs, JDlianu*
et Amandus qui, selon une tradition, gtaient Chretiens. II ne serait
pas eHonnant que cette reclamation des droits naturels de rhomme ait
£te\ en partie, inspire par la doctrine de l'6galit6 chr&ienne » (Mi-
chelet, Hist, de Fr., 1. 1, 100).
• Cod. Theod., lib. I, tit. VII, 1. 1. — Voy. sur les modifications ap-
port6es par Constantin dans l'assielte, le quantum et la perception des
impdts, Bfenqui, Hist, de Neon, polit., t. I, p. 93 et suiv.
RfoULTATS OBTENUS. 343
« Ce qu'il y ft d'afflreux, dit Salvien, c'est que le petit
nombre proscrit le plus grand. Ge sont des gens pour
qui la perception de 1'impAt est un vrai brigandage,
pour qui les dettes du public sont une occasion de gain ;
et ce ne sont pas settlement les chefs qui se rendent
coupables de ces exc&s, les sous-ordres veulent aussi
en tirer profit; ce ne sont pas seulement les juges,
mais encore ceux qui leur sont subordonuds. Quelles
sont les villes, quels sont les bourgs ou il n'y ait pas
autant de tyrans qu'il y a de ddcurions? Quel est le
lieu ou les principaux citoyens ne devorent pas les en-
trailles des veuves, des orphelins et de tous ceux qui,
comme eux, ne sont pas en etat de se defendre? Aucun
pllb&en n'est k Tabri de la violence, et, pour s'en ga-
rantir, il faut 6tre d'une condition ^gale a celle des
brigands... Ge qui devrait 6tre une charge commune
ne porte que sur leg ^paules des faibles ; ce sont les
pauvres qui payent la taxe des riches. lis sont pill^s,
foules k un tel point qu'un grand nombre d'entre eux,
gens de naissance et d'edu cation, sont forces de passer
chez les ennemis pour ne pas 6tre £cras& chez eux ;
ils cherchent parmi les barbares Fhumanit^, parce
qu'ils ne peuvent plus supporter la barbaric qui les
opprime dans leurs foyers; ils se refugient chez des
peuples auxquels ils ne ressemblent ni par les ma-
nures, ni par le langage, ni par les habits ; et ils n'ont
pas lieu de se repentir d'avoir pass^ chez les Goths,
chez les Bagaudes, et chez les autres barbares qui oc-
cupent tant de contr£es differentes : ils aiment mieux
6tre libres sous les dehors de la servitude que d'etre
esclaves avec une apparence de libertd ■ . »
1 Solv., De gubernat. Dei, lib. V, p. 155. — Void I'effroyable r6cit
344 PRIMITIVE £glise.
En resume, le christianisme ne put rien aux souf-
f ranees materielles de la societe romaine, et les essais
qui furent faits par lui pour y remedier n'aboutirent
qu'a en demontrer l'impuissance. Non, toutefois, que
cette impuissance tint a 1' essence da christianisme, — •
le christianisme, en effet, ne rec&le-t-il pas en lui-
mSme la source de toute guerison? — Mais e'est quele
remede applique le fut vainement sur un cadavre que la
juste colere de Dieu ne. permit pas de ressusciter. « Le
monde romain, dit Chateaubriand, etait trop corrompu,
troprempli de vices, de cruautes, d'injustices, trop en-
chant^ de ses faux dieux et de ses spectacles, pour
qu'il pftt 6tre enti&rement r^g^nere par le christia-
nisme. Une religion nouvelle avait besoin de peuples
nouveaux. U fallait a l'iniiocence de rEvangile l'in-
nocence des hommes sauvages ; a une foi simple, des
hommes simples, comme cette foi. »
Yiennent done les barbares ! Rome paienne a vecu !
que fait, dans la Vie de Paphnuce par saint J£r6me, une pauvre femme
a qui le fisc Tenait d'enlever son mari et ses enfants : « J'ai un raari,
dU-elle, que les collecleurs de l'impAt ont d6ja plusieurs fois pendu,
flagellg, torture^ et qu'ils liennent en prison. Nous avions trois ills
qu'on nous a enlevGs pour la m6me delte, $t qui sont vendus main-
tenant » (Hieronym, de Vitd Paphnut.).
533
MUXlfiME PARTIE.
MOYEN AGE.
DO 8 e AC <«• 8iftCLB.
CHAP1TRE PREMIER.
Stat de* p^rsonnes et dee chose* an mojeii Age*
Let barbares. — La feodalitft. — L'figlise. — Le peuple. — La misere.
Si.
Let barbares 1 .
Invasion des barbares. — Leurs ravages; *— Leurs crimes. — Le christianlsme
impuissant a adoucir leurs moeurs flroces. — Les rois francs. — Les leudes.
— Missi dominici. — Partage des terres conquises. — Preludes da systeme
feodal.
Les infiltrations de barbares qui se faisaient jour,
pour ainsi dire, goutte k goutte, depuis trois si&cles,
au cceur du monde romain, a travers les fissures de sa
domination en ruine 3 , s'epandirent tout a coup en
fleuves torrentueux, qu'on vit sourdre, au commence-
ment du cinqui&me stecle, de tous les points du Nord et
1 Les Grecs et les Romains appelaient barbares tous les peuples
Strangers. Ce n'est point en ce sens qu'est pris ici le mot barbare. Ge
mot s'applique exclusivement aux sauvages habitants da Nord de
VEurope chezlesquels la civilisation grecque ou romaine n'avait point
encore peiieHrg, au commencement de 1'ere clirgtienne.
* Les barbares mirest environ trois siecles entiers a d&nolir 1'empire
romain, de 200 a 500 ans apres J.-G. Les premiers symptdmes de ces
grandes migrations armees se manifestent par Tinvasion des Gimbres
et des Teutons derails par Marius pres d'Aix, en Provence, 102 ans
avant J.-G..
346 MOYEN AGE.
des antres profonds du Caucase, et qui se grossirent a
la fin en une mer de sang et de feu, qui submergea
l'empire d'Occident tout en tier '.
La Gaule, la premiere, fut envahie par les Francs 2 ;
— 1'Espagne le fut par les Alaim et les Suives, puis
par les Visigoths, puis par les Sarrasins, ou les Maures s ;
— la Grand e-Bretagne par les Angles et les Saxons,
puis par les Normands ; — 1'Italie par les Hirules, puis
par les Ostrogoths, puis par les Lombards...., tellement
que, pourcbass^s de tous edtes par les barbares d'Eu-
rope, les Romaics furent obliges de se r£fugier en
Afrique et en Asie. Mais, dans ces provinces eloign£es,
d'autres barbares les attendaient encore. Repousses du
cceur de l'empire aux extrdmit^s, rejet& des frontfcferes
au centre, la terre etait devenue pour eux comme un
1 L'empire romain fut divisS Tan 374 en empire d'Occident, capi-
tate Ravenne, et en empire d'Qrient, capitale Constantinople. Rome
6lait devenue la residence des papes. — L'empire d'Occident, compre-
nant, outre l'Afrique, la Grande-Bretagne, la Gaule, la German ie,
ntalie, l'Espagne, fut dglruit par Odoacre, roi des Hirules, Tan 476.
— L'empire d'Orient, eomprenant principalement 1* Asie, prit le nom
d'empire grec ou du Bas-Empire, k partir de Tan 800, et subsisla jus-
qu'k la prise de Constantinople par les Turcs, aulres barbares venaot
de la Scythie, Pan 1453.
* Pour garder le fruit de leur victoire les Frames eurenlkrepousser
et k vaincre k leur tour l'invasion d'autres barbares qui, k diflferentes
reprises, tent&rent de la leur arracher ; tels que les Huns, Tan 454 ; les
Fisigoths y quelques ann6es aprfes; les Burghundes ou Bourguignons,
ran 534; les Fandafej, Tan 536; les Strive*, I'an 582; let AUetnand*
dtfaits par Clovis k Tolbiac, I'an 496 ; les Sarrasins dtfaits par Charles
Marlel, prfes de Poitiers, Van 732; les Normands, enfin, d6vers& de la
France en Angleterre, Tan 1066.
8 Les Sarrasins-Maures ou Arabes-Mahomitans fondfcrent, sur les
d6bris des Visigoths, I'an 712, une domination qui a dur6 sept cenl
quatre-vingts ans, c'est-a-dire jusqu'k l'tpoque ou Ferdinand el Isa-
belle les chassferent en a'emparant de Grenade, leur dernier Mile, Tan
1492.
LES BARBARES. 347
pare a b&es fauves, ou une immense chatne de chas-
seurs les traquait et les tuait de toutes parts.
En Orient, les alentours de Constantinople n'eurent
pas moins a souffrir de cet effroyable cataclysme ;• le sol
disparut bientdt sous les ronces, et les animaux mdmes
semblferent avoir quittd les bois.
Consents du Dieu des armies, comme les appelle
Chateaubriand, les barbares n'&aient que les aveugles
executeurs d'un dessein kernel : de la cette fureur de
d&ruire , de la eette soif de sang qu'ils ne pouvaient
£teindre. Les Vandales, qui pass&rent en Afrique,
avouaient odder moins a leur volontd qu'h une impul-
sion irresistible. « Mattre ! a quels peuples veux-tu
porter la guerre ? » demandait le pilote k Genseric em-
barqu& — « A ceux-l& contre qui Dieu est irritd, » re-
pondit le vieux Vandale. — « Je ne puis m'arrdter, »
disait Alaric au moine qui le mena$ait des vengeances
du ciel, cc quelqu'un me presse et me pousse k saccager
Rome. » Attila, le terrible chef des Huns, Attila, que
ses contemporains surnbmmaient le marleau de Vuni-
vers, s'intitulait lui-mSme le fltau de Dieu I
Divers de moeurs, d'origine, de figures, de costumes,
les barbares n'etaient semblables qu'en cruaute. Les
Alain$ arrachaient la t6te de l'ennemi abattu, et, de la
peau de son cadavre , ils capara$onnaient leurs che-
vaux. Les Budins et les Gilom se faisaient aussi des
vdtements et des couvertures de cheval avec la peau des
vaincus. Les Scythes de l'Europe montraient linstinct
du furet et de la hyene. Ammien parle d'un Sarrasin
qui colla ses levres au cou de son ennemi blesse, et en
su$a le sang, aux regards epouvantfe des spectateurs.
Saint Jer6me avait vu dans les Gaules des Atticoles,
hordes bretonnes, qui se nourrissaient de chair hu-
348 - MOYEN AGE.
maine. Les moins ftroces se cootentaient de boire dans
le cr&ne de leurs ennemis tu&. « Se ruant sur nos
pferes, dit Gr^goire de Tours, les barbares leur ravirent
tout. lis suspendirent leurs enfants aux arbres par le
nerf de la cuisse. lis firent rnourir plus de deux cents
jeunes Giles d'une mort cruelle ; les unes furent atta-
ches par les bras au cou des chevaux, qui, presses
d'une aiguille acdr^e, les mirent en pieces; les autres
furent Vendues sur les ornieres des chemins et clou&s
en terre avec des pieux : des charreltes charges pas-
sferent sur elles, leurs os furent brisks, et on les donna
en p&ture aux corbeaux et aux chiens * . »
Cependant, au fur et k mesure que la conqu6te s'^-
tendait, se consolidait, s'organisait, les barbares rece-
vaient k composition ceux des Gallo-Romains qui se
soumettaient k eux sans resistance. D'abord, ils log&~
rent et s'£tablirent chez Inhabitant, comme les Albu-
mens chez les peuplcs conquis, comme les Romains
avaient fait a leur tour chez les nations dont ils s'&aient
rendus maftres. Ensuitc, ils se firent et devinrent pro-
prietaires en se distribuant une portion du territoire
conquis \ Ils s'empar&rent done d'une foule de do-
maines ruraux, et, soit par sympathie pour leurs vieilles
habitudes agrestes, soit par de'dain pour le s^jour des
villes, ils s'etablirent de preference dans les campagnes,
qui ne tarderent pas a se couvrir de villages. Les paysans
1 Voy. ChMeaubriand, Etudes hist., Ill, p. 401 et suir., 117 et 179.
* Les Bourguignons et les Visigoths s'emparferent des deux tiers
des terres; les Herules, les Ostrogoths, les Lombards, du tiers seule-
ment ; les Anglo-Saxons de la totality. On ignore dans quelle propor-
tion les Francs s'associerenl & la possession du domaine conquis par
leurs armes (Montesquieu, Esprit des Lots, Mr. XXX, ch. VIII. Desmi-
chels, Pr6cis de Mist, du moym dge, p. 42),
LES BARBARES. 349
gaulois, bataves, italiens, espagnols tomberent ainsi
sous leur joug imm£diat; ils cultiv&rent pour eux et
furent leurs colons avail t d'&re leurs serfs; puis, le
besoin de se d&endre les uns contre les autres trans-
forma la chaumi&re en donjon et le village en place de
guerre. Puis, les chefs conqu&ants accorderent des
exemptions de charges, des domaines, des binifices via-
gers, que les empi&ements success ifs de leurs subor-
donnas finirent par rendre he'r^ditaires. Les distinctions
p£n£tr6rent jusqu'aux entrailles de la soci^td civile; il
y eut des terres libres d'impdts, dont les propri&aires
s'arrogferent peu a peu des droits sur les habitants voi-
sins, et deviurent, sous le litre de seniores ou seigneurs,
de veritables tyrans, — preludes avant-coureurs du
syst&me feodal 1 .
De plus, pour interesser les nouveaux possesseurs k
la defense commune et au maintien de Fordre etabli,
les lois barbares roirent des entraves k l'alie'nation des
portions de terre qui &aient £chues par le sort a k cha-
cun des guerriers de la conqudte. Le code des Bourgui-
gnons la prohiha formellement ; celui des Francs d^-
fendit que lesfilles succldassent aux terres saliques, qui
n'&aient autres que les lots primitifs du partage 8 .
Mais, proprietaires ou guerriers, les barbares, mat-
tres du monde romain, garderent, pendant des siecles,
l'empreinte sauvage de leurs fordts.
Les Francs, les moins fdroces de tous, &aient par
contre les plus corrompus; et, Ires peu nombreux qu'ils
dtaient relativement k la population gallo-romaine, ils
* Blanqui, Hist, de Viconom. polit., I, p. 116, 122 et 123.
* C'esl pour cela qu'on les appelail Sortes.
* Desmichels, ub. sup*, p. 43.
350 MOYEN AGE*
ne purent que se corrompre davantage au milieu d'une
soci&4 deprav^e par le luxe, deprav^e par Fesclavage,
pervertie par Fidol4trie.
Done, de la soci£t£ romaiue et de la societe barbare
r£sulta une double corruption, la bassesse, la l&chetd,
la turpitude d'esprit, la debauche romaines, unies k la
rapine, k la cruaut£, k la brutalite, a la luxure bar-
bares.
Et ceci ne se doit pas entendre seulement de quel-
ques anndes, de quelques rfegnes, mais de plusieurs
si&cles, depuis Clovis jusqu'a Hugues Capet, depuis
Hugues Capet jusqu a Francois I er * .
Le christianisme, qui avait <U£ impuissant a ^purer
les moeurs corrompues de Rome civilis^e, le fut-il done
aussi k amollir, a ^purer les moeurs feroces et dissolues
des barbares?
Le christianisme glissa sur ces Ames coriaces sans
leur rien enlever de leurs rugosit^s natives.
Une nation, dit Montesquieu, ne change pas, dans
un instant, ses ide'es, ses moeurs, ses inclinations, ses
usages.
Voyez les Francs :
Enfant paien de la Germanie, le Franc, dans son
adolescence chr&ienne, conserva la sauvage empreinte
des traits de sa m&re, et ce qu'il put obtenir par le
sang , il ne chercha point k Yaequirir par la sueur *.
L'auteur de YEssai sur les Moeurs des Nations dit
mdme que les Francs ne se firent chr&iens que pour
mieux gouverner les provinces chr£lienries assujetties
par eux; car, ajoute-t-il, il ne faut pas croire que ces
4 Voy. Chateaubriand, ubi sup., HI, p. 419.
* Tacit,, De mor. Germ., XII.
L*S BARBARAS. 351
barbares fassent sans politique. lis en avaient beau-
coup, et, en ce point, tous les hommes sont a peu pres
£gaux; Fintdrdt rendit done Chretiens ces d^pr&ia-
teurs; mais, ajoute-t-il encore, Us n'en furent que
plus inhumains *.
Le j&uite Daniel dit £g&lement que Clovis fut beau-
coup plus sanguiuaire et se souilla de plus grands
crimes apres son baptdme que tandis qu'il ^tait paien *;
et ces crimes n'&aient pas de ces forfaits hlroiques
qui Iblouissent rimb&illit£ humaine ; c'&aient des
vols, des meurtres, des parricides.
En h&itant de la couronne, ies quatre fils de Clovis,
cbr&iens comme lui, b&rit&rent pareillement de son
naturel f&oce.
De mdme les quatre enfants de Clothaire, dernier
fils de Cloy is.
Et ces atrocitds b&£ditaires devinrent, pour ainsi
dire, les prerogatives du trdne sous leurs successeurs '.
Et les femmes qui partag&rent la couche de ces rois-
tigres partagerent aussi leur rage de sang *.
Les rois de la seconde race ne furent gu&re moins
barbares que ceux de la premifere : ce furent toujours
mdmes guerres sanglantes', m6mes moeurs feroces*
1 Voltaire, Fssai sur les Momrs.
1 Daniel, Hist, de France.
9 Voy. sur tous ces crimes Grggoire de Tours et Fredegarii Chron.,
cap. XLVII. Gesta Dagoberti regis, cap. XXVIII.
* Rappeloos seulement Fr6d6gonde et Brunehaut (Voy. ibid.).
8 On compte cinquante-trois expeditions militaires de Charlemagne.
— A la suite d'une bataille, mentionnle dans la Chronique de Fr6d6-
g*ire, le meurtre fut tel des deux c6t£s que les corps des tu£s n'ayant
pas de place pour tomber resterent debout serrto les uns contre les au-
tres, comme s'ils eussent 616 vivants. Stabant mortui inter caterorum
cadavera stricti quasi viventes (cap. XXXVIII). '
• On peut juger de la ftrocitt des moeurs de ce temps -la par ce Ca-
352 MOYEN AGE*
et dissolues *, m6mes devastations, m6mes massacres %
mdme mus^e de brigandages % et le christianisme ne
servit, aux mains des plus sages, que d'instrument de
persecution et de mort*.
Les dues, les comtes, les antrustions, et tous les
leudes, compagnons du roi, se livraient aux m£mes
d&ordres, aux in6mes brigandages que leur maitre,
et, lorsque la clameur publique les accusait de pillage,
de vol, de devastations, de spoliation a leur profit, ce
qui arrivait frdquemment, dit Gregoire de Tours, ils
achetaient leur impunity en en partageant le produit
avec le roi s .
Charlemagne voulut faire cesser cet abus. II institua
& cet effet des missi dominici, sorte de commissaires
ambulants qui tenaient des assises, rendaient des ar-
rets au nom du souverain , et s^vissaient contre les
magistrats prdvaricateurs. Mais, encore que Louis le
pitulaire de Charlemagne a'dressg k ses 61b, Tan 806 : a II nous a plu,
leur dit-il, d'ordonner que, dans quelque occasion que ce soil, et de
quelques crimes qu'on accuse vos enfants, ils ne soient point privls
malgr£ eux de leur chevelure ; qu'on ne leur coupe point les mains;
qu'on ne leur arrache point les yeux; qu'on ne les Igorge point... »
(Baluzii Capital., lib. I, col. 445). — Dans son Capitulaire De ViUis,
Charlemagne punit de la fustigation la simple faute de ceux de ses
gens qui n'ont pas bien mis son Yin en bouteille, elc. Recipient sen-
tentiam in dor so... (Ibid.)
1 Les Giles de Charlemagne Itaient fort debauchees. Charlemagne
lui-me'me 6lait Ires relache dans ses moeurs. Lolher mourut empoi-
sonng par sa femme ; de m&ne Louis V, etc.
* Voy. devastations et malheurs sous Pepin et Charlemagne, Hist
de France de Michelet, 1. 1, p. 307, 321, 344.
8 Voy. Michelet, u6. sup., p. 324.
* Mahomet disait : « Crois ou je te tue. » De m6me, Charlemagne
adressait cette menace legislative aux Saxons: « Siquelqu'un parmi
\ous se cache pour echapper au baptgme, qu'il meure. » (Baluzii Cch
f>itul,t. I, col. 252).
5 Greg. Turon., Histor , VI, 45.
la f£odalit£. 353
Debonnaire, son fils, eut ordonne aux missi dominiei
de destituer les comtes, vicomtes, et autres fonction-
naires coupables d'exactions ou de tyrannie envers
leurs subordonnes, cet eclair de civilisation brilla a
peine un jour, au milieu des ten&bres qui enveloppaient
.alors, plus epaisses que jamais, le royaume, ou plutdt
le ducht de France, dont Paris, prhr£, sous la seconde
race, de la residence de ses rois, ne fut plus que le
chef-lieu. L'institution des missi dominiei lomba done
en desuetude dfes sa naissance, et le mal qu'elle avait
pour but de gufrir n'en sevit qu'ayec plus d'inten-
$it&.
Le peuple, d'ailleurs, ne paraissait nullement affecte
de ces injustices et de ces rapines. C'est que le peuple
<5tait ravisseur et injuste comme ses rois. Les Francs,
dit Montesquieu, souffraient des rois meurtriers parce
qu'ils etaient meurtriers eux-mfimes 1 . II y avait bien
des lois etablies, raais les rois les rendaient inu tiles par
des especes de rescripts appeles preceptions qui ren-
versaient ces m6mes lois * .
D'ou il faut couclure qu'il y avait alors perturbation
dans les id^es sur ce que nous appelons juste et injuste.
Sans cela, comment se fut-on applaudi hautement de
ses crimes, comme on s'enorgueillit aujourd'hui de ses
yertus ?
§n.
La F«odallt<.
Deux series de proprieHSs : blnlflciales et allodiales. — Alleux et franc-alleux.
— Fiefs et arriere-fiefa. — Deux sortes de personnes : nobles et roturiers.
' i Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XXXI. cu. II.
23
3&4 HGYEN Afi*.
.— Vilajns et yassaux. — If Gears ftodalos, — Ignonnee. — Gojsrre et jalaps.
La trtve de Dieu. — Bandits grands seigneurs. — Plus de surety nulle
part. — Pas plus dans les vittes que dans lea eampagnes. -r- Impudieitfe. —
Regies meretrices. — Bordeaux ou Claplm.— -Pratiques d^votiquses. -r Ce*t
toute la religion de ces temps-la.
Le r&gne de Charlemagne -est le trait d'uuion qui lie
la barbarie & la f^odalit^. Pendant les quarante ans
de ce r&gne c£lebre, )es royaumesde Metz, d' Orleans,
deSoissons, de Paris, d'Aquitaine, de Bourgogne, etc.,
viennent se confondre dans la grande monarchie im-
p&iale qui a plac£ sur une seule t6te les eouronnes de
France, d'ltalie et d'AUemagne, et, avec eux, rent rent
dans l'unit£ dn pouvoir et dans celle du territoire, eette
foule de petits souverainp et de petits fitats qui se
sont successivernent form& depuis la premiere inva-
sion. Mais Charlemagne ay ant, de son vivant, lui-m&ne
detruit son propre ouvrage, en partageant {'empire en-
ire ses enfants, le monarque, lui mort, n'est plus, dans
les divers fitats de I'Enrope, que le dief de nom d'ane
aristocratic religieupe et politique dont les cercles
concentriques vont se resserrant autour de la cou-
ronne ; cercles dans chacun dpsqueis s'inscrivent d'au-
tres cercles qqi ont des centres propres a leur mouve-
ment, et dont la spfa&re compliquee tourne autour de
la royautd qui en est i'axe.
Gette sphere, c'est la feodalitd, — rdpublique de ty-
rannies di verses, — myriades de petits fitats dans
un\
* Avant la fin du neuvieme siecle, on complait vingt-neuf grands
fiefs, plus ou moins indgpendanls, et plus de cinquante, a la fin du
dixieme, en France seulement (Guizot, Cours tfhist. mod., 11, p. 435).
Plus lard on complait en France plus de soixante-dix mille fiefs ou
arriere-fiefs (Chateaubriand, Etudes hist., Ill, 377). Paris 6lait un
compose* de fiefs (Ibid.).
LA f£odalit£. 355
La f^odalit^ comportait deux sortes de propri&& :
■ — binificiales et allodiales ; comme deux sortes de per-
sonnes : — nobles et roturiers.
Les terres ben^ficiales etaient celles qui avaient 6t6
coi)c£dees, dans l'origme, sur les terres cenquises, par
les rois francs k leurs compagnons d'urmes, a litre de
benefice, c'est-a-dire de liberality, a la charge seule-
ment de porter les armes pour eux, « tant et si longue-
noent qu'ils en seroieot detenteurs ; estimant que telles
possessions et heritages estoient suffisantes, tant pour
le deffroy des guerres que pour passer honorablement
le coramun cours de cette vie *. » Primitivement done
les concessions beneficiales &aient viageres et en usu-
fruit seulement. Plus tard, elles devinrent patrimo-
niales et hereditaires*. Et ce n'etaient pas seulement
des terres qui etaient conc&lees en b^n6fice, mais des
chateaux, des bourgs, des villes, des contrdes tout en-
tires 3 , « avec pouvoir aux seigneurs de les subdi-
viser a autres personnages desquels ils attendoient
service. Adoncques commencferent de s'insinuer entre
nous les termes de fiefs et d' arriere-fiefs (que nous avons
appeles pour la foi et rhommage que nous promettons
a nos seigneurs 4 ), et de vassaux et arrtire-vassaux, ces
derniers elant ainsi appeles k la difference de ceux
qui relevent directement leurs flefs du roy 6 . »
1 Est. Pasquier, Recherches de la France, liv. II, ch. XIII.
* Eq 877, par un capitulaire de Charles le Chaure.
8 Est. Pasquier, ub. sup., p. 157.
4 Fief, feudum ou feodum, vient d'd fide, foi, ou du saxon fehod,
prix (Diet. 4tym.de Manage, v° Fief).
8 Le mot Vassal, qui a prSvalu pour signifier homme de fief, vient,
par conversion de letlres, de I'ancien mot franc gessell, compa-
gnon IJdX
6 Est. Pasquier, ub. sup., p. 160.
23.
356 MOYEN AGB.
Les terres allodiales &aient celles qui avaient 4t6
conc^d&s dans 1'origine, par les rois francs, a leurs
sujets non militaires, et qui le fureut, depuis, par les
seigneurs k leurs vassaux, pour 6tre tenues en alleud *,
c'est-a-dire a charge de cens et rentes 9 , dans le but
de faire supporter a ceux qui n'allaient pas en guerre
les faits d'armes qu'ils ne pouvaient payer de leurs per-
son nes*.
Originairement done les nobles seuls pouvaient pos*-
s£der les terres ben^ficiales ou fiefs seigneuriaux *, et
Ton ne tenait pour nobles que « les gens d'armes qui,
en Tost et exercite du roy, reluisoient de quelque
prouesse; ceux-Ht faisant chose indigne de noblesse f
et ddrogeant au privilege d'icelle, qui, au lieu de l'etat
dela guerre, exerQoient un etat m^canique, ou faisoient
train d'une marchandise, en acheptant pour debitor et
revendre. » — « C'est pour cette raison, dit Estienne Pas-
1 Du vieux mot francais lend, qui signiflait sujet (Est. Pasquier,
Beck., p. 159).
1 Cette definition est contraire a celle ggneralement admise, la-
quelle confond V alien avec le franc- alien, mais elle est conforme a
celle d'Estienne Pasquier : « Nos anciens roys de France faisant es
Gaules le departement g£ne>al des terres, appelerent celles etre te-
nues en alleud qui devoient cens et redevance. fitanl a mon jugement
cet alleud la pension que Ton payoil par recogtioissance des heritages
en signe de subjection. Pour laquelle occasion furent dites aucunes
terres 6tre tenues en franc-alien que par possession immgmoriale on
maintenait 6lre exemptes de cens et rentes... » (Recherches de la
France, liv. Ill, ch XIV, p. 160.)
8 Voy. Est. Pasquier, ub. sup. — On comptait en France quatre mille
families d'aocienne noblesse el quatre-yingt-dix mille families nobles
pouvant fournir cent mille combatlanls. C'&ait, a propremenl parler,
la population miiitaire libre (Chateaubriand, Etudes hi$t.,\\\, 368).
4 Les nobles prenaienl des litres suivanl la quality de leurs fiefs ; ils
gtaient dues, barons, marquis, comtes, vicomles, vidames, suivant
qu'ils possldaient des duchls , des marquisats, des cumins, des vi-
comt6s, des baronnies.
" . " LA VtOBkUVt. 95t
quier, que ceux qui veulent se dire 6tre nobles a bonnes
enseignes, laissent les villes pour choisir leurs demeures
aux champs ; tant a l'occasion de ce que la plus grande
partie de nos fiefs y sont assis, qu'aussi que, par ce
moyen, ils peuvent se garantir de toutes opinions qu'on
pourroit avoir d'eux qu'ils pratiquassent ou trafiquas-
sent dans une ville. Cela advint par aventure, lorsque
les bourgeois, pour contretrancher des nobles, com-
menc&rent d'avoir permission de poss&ler fiefs, afin que
Ton discernAt celui qui, au prix de son sang, non au
prix de son argent, gagneroit ce degr£ de noblesse.
Car aussi, k bien dire, entre toutes les vies qui appro-
chent plus prfes de la militaire, en temps de paix, c'est
la champ&re. Aussi, nos gentilshommes, qui &ablis-
sent le principal point de leur noblesse sur les armes,
s'endurcissant aux champs, au travail, appel&rent vil-
lains ceux qui habitoient mollement dedans les villes ;
dont s'est depuis faite une distinction g^n&ale des <5tats
entre nous ; las uns dtant appel& gentilshommes, qui
sont de noble condition, et les autres vilains, qui sont
de condition roturfere*. »
De mAme , les roturiers seuls pouvaient possdder
originairement les terres allodiales. Mais, de m6me que
les fiefs purent devenir, par la suite, la propria de
roturiers anoblis, de m&ne les terres allodiales purent
devenir la propria de nobles de moindre lign£e; mais,
dans ce cas, les terres allodiales &aient affranchies de
toute redevance, et appel&s pour cela frano-alleux a .
C'est ce qui fit que la tattle, ou censive, finit par dtre
1 Est. Pasquier, ub. sup. f ch. XV, p. 163. — Voy. ci-aprfes, p. 381,
notel.
* Voy. ci-dessus, p. 356, note 2.
358 MOTES AGE.
attachle a la quality, non de la terre, mais de la per-
son ne. ccNos rois, dit k ce sujet le vieil auteur que
nous avons deja cite, voyant que plusieurscasaniers et
bourgeois,, qui ne faisoient etat des guerres, possedoieot
fiefs par iroportunkes, ne voulurent prendre cela en
payement, mais ordoun&rent que ies tallies fusseni im-
poses sur tous homines qui seroient de qualite rotu-
rifere. Tellement qu'il pouvoit advenir qu'un homme
qui possedoit plusieurs fiefs se trouv&t toutefois tailla-
ble pour autant qu'il etoit roturier ; et r au contraire,
que celui qui avoifc tous ses heritages en censive , en
flU exempt parce qu'il etoit de condition noble. Pqw
oette cause les plus riches obtinreut de nos rois des
Lettres d'anoblissement, ou bien de fonder leur noblesse
sur l'anciennettS de leur race, vdrifiant que leurs anc£-
tresavoient toujpurs v^cu noblemen t, sansetre cotises
a la taille, et sans exercer aucun etat de raarchan-
dise 1 . »
D'autres fiefs se form&rent par F abandon volontafare
que les petits possesseurs firent da leurs champs aux
grands qui les pouvaient proteger, alors que les revo-
lutions et les invasions successives les mettaient a la
merci du premier occupant, et que le roi et la loi £taient
egalement impuissants a les defendre. G'est ce qui fait
qu'aucune institution ne fut plus populaire que lafeo-
dalite a sa naissance* Nulle terre sans seigneur devint, de
la, I'adage vulgaire. L'esprit du fisc s'erapara mSrae k
un tel point de la cornmunaute, qu'une pension accor^
dde, une charge conferee, un tifcre re^u, la concession
d'une chasse ou d'une pgche, le don d'une ruche d'a-
beilles, Fair mdme qu'on respirait, s'infeoda; d'oA
1 Esl. Pasquier, ub. sup., p. 162.
LA FtQVkLlTt. 359
cette locution : Fief en Fair, fief volant, tans terre, sans
dothairie, etc.
Cette soci&£ ftodale, qu'on se repr&sente g6n<Jrale-
Aenf cotiiifcb rtide et gto&i&r e, sans dotitfc, mais comme
ptotri afcale et empreinte de la simplicity et de la pu-
rely de mottirs des temps primitifs, n'ltait &a r£alit£
qti'iin foyer d ignorance, de crimes, de sauvtfgerie,
cTirapudicittfs.
Lea holmes des classes les pliiS &ev£e& ne savaient
pas lire,- et Ton aurait fott embarrass^ un grand sei-
gtieur en' M demandant d'lcrire son norti. II est rest£
deces Ages grossiers des actes dans lesquels on voit
que des personnagetf du plus haut rang sent r^duits
& fair* une croix fatrte de sfcvoir &rire, signtim frueis
monu prtfpti&pro itfnoratione liUerarum \
Tout le monde sait a quels exc&s se livrfcrent entre
eux les grands et les petits seigneurs de ce temps-la,
surtout lorsqu'il n'y eut plus de hordes &rang&res k
repousser, et que les pdssesseurs ddflnitife du sol n'eu-
reot plus k totter que lfcs unseen trte les autre£, pou&-
stts qu'ils &aient par cet orgueil individuel, par cette
peflsenaalitti bautainS qui carabt&isafr le^ seigneurs
f&daux, et qui faieait que nul ne voulait reconnattre de'
suplrieur. Tout le roonde salt- les guferres privies, leer
meurtres, les rapines, les brigandages qui souillfcrent
la f<£odalit6, et qui firent- que la tioci&g k cette dpoque
fat plus trouble et peut~6tre plus malheureuse quelle
ne le fut sous le despotisme le plus rigoureux 2 .
Quelle qu'exagtoation qu'atent pu appotter k de
i iMme qtufflfd oft stit 6crire, 1'usage de ne pas signer sis mfeintiht
fort longtemps. Voy. Recherche* de Pasquier, li?. IV, cb. XI.
* Dunoyer, Lib. du trav., lit. IV, ch, V.
360 MOYEN AGE.
sujet les recits contemporaips , il n'en est pas moms
vrai qu'en moins de cinquante annees, de la fin du
dixieme jusque vers le milieu du onzieme siecle, neuf
ou dix coDciles s'assemblerent en France pour aviser
aux moyens de faire cesser les guerres particuli&res. II
n'en est pas moins vrai que la religion epuisa vaine-
ment contre les brigandages tous ses moyens de ter-
reur : excommunications, anathemes, imprecations,
cris k Dieu, cloche irritee *, formules de prieres les
plus effrayantes,.., et que, dans l'impossibilite d'ex-
tirper l'ardeur qui poussait les dominateurs d'alors a
la guerre et au pillage, on en vint k composer avec
le crime. Alors, en effet, s'introduisit 1'usage de la
treve de Dieu. Ainsi nommait-on une surseance de tous
actes d'hostilit^, depuis le mercredi au soir jusqu'au
lundi matin en chaque semaiue 2 . Pendant ces quatre
jours respirait 1'humanitd.
A une epoque ant^rieure a celle-la, toule la partie
pen ale de la loi salique avait ete dirigde contre des
rapines ou des meurtres. Sur trois cent quarante-trois
articles de droit criminel que cette loi renfermait, il
y en avait cent cinquante qui se rapportaient a des cas
de vol et cent treize qui &aient relatifs a des attaques
contre les personnes 8 . Les moeurs, qui avaient rendu
ces dispositions necessaires, &aient loin d'etre effacees
dans les deux sifecles suivants.
II n'etait pas rare, en effet, de voir a cette epoque
1 II y avait, dans tous les couvents, une cloche particul&re, qu'on
appelait campana (rata, et qu'on 6branlait a toute heure (Dulaure,
Hist, de Paris, 1. 1, p. 462).
9 Voy. Fleury, Mceurs des chr Miens, LXI. — Et Dulaure, ub. sup.,
p. 468.
• Guizot, Cours d'hist. mod., t. \> p. 340.
LA rtODAUrt. ' SB1
de nobles ch&telains, des chevaliers damoisaux et cour-
tois se transformer en brigands sur lcs grands che-
nains, ou dans les for6ts.
Thomas de Coucy, seigneur du ch&teau de Marne,
pillait les pauvres et les pterins qui se rendaient k
Jerusalem ou qui revenaient de la Terre-Sainte. Afin
d'obtenir de 1'argent de ses captifs, il les accrochait de
sa propre main, tesliculis appendebat proprid aliquotxens
manu* .
Regnault de Pressigny, seigneur de Marans, — ran-
$onneur de bourgeois, voleur de grandes routes, d£~
trousseur de passants, — se plaisait a crever un ceil et It
arracher la barbe k tout moine traversant les terres
de sa seigneurie 1 .
Le sire d'Aubrecicourt volait et tuait au hasard pour
bien m^riter de sa dame 3 .
En se laissant alter a ces honteux brigandages, les
seigneurs exergaient un privilege de leur condition,
privilege dont ilsse montraient fort jaloux. lis ne souf-
fraient pas que les hommes obscurs imitassent leurs
prouesses , et mal prenait aux volereaux de vouloir
faire les voleurs 3 ,
Froissard, leur historien, ne se lasse pas de raconter
ces belles his to ires. 11 s'int&esse k ces pillards, prend
part a leurs bonnes fortunes : « Et toujours gagnatent
pauvres brigands, etc. » II ne lui arrive nulle part de
douter de leur loyaut^, k peine doute-t-il de leur
salut.
Un chef de bande, Arnaud de Cervoles, n'avait-il pas,
1 Chateaubriand, ub. $up. y p. 428 et 429*
* Michelet, Hist, de France, t. III, p. 403.
• Ch. Dunoyer, ub. sup.
383 SOTON AGE. |
d'aillenrs, dtn£ chez le pape k Avignon, apr&s avoir rbis
k sac une partie de la Provence, et le pape ne lui avait-
il pas compt£ quarante mille ecus en lui donnant Fab-
solution • ?
A vrai dire, il n'y avait, dans ces temps, stirettf
nulle part pour personne, pas m£m0 pour les dornina-
teurs. Vainqueurs d'aujourd'hui* destines k &re battus
demain, ils 6taient presque toujours sArd d'expier uh
succ&s injuste par quelque revers funeste. Celui qui
avait &6\wt6 les* champs, efctevg ItoT sefffc eV les bes-
ttaux, incend& les habitations d'un seigneur voisin,
&ait dans un danger imminent de voir exercer sur se»
ferret les radmes dlprgdattonft et le& m6mes ravages.
De \k 9 ce qui vive g£n£ral et cette anxi£t& universelle
qui faisaieat qu'e& CGs<friates tetttpson nd potivait faire
un pas sans se croire au momertt de tbmb&r daw une
embuscade de v6leurs"du daw un repaire de brigands.
• Les villes, sous ce rapport, n'offraient pas plus de
8&urit6 que les> eampagnes*- Lea- noms des anciennes
rues de Paris, yille encore peu grande, qui &ait le sidge
du gouvernement, et ou, par consequent, la police de-
vait 6tre mieux faite qu'ailleurs, suflisent k t&moigner
de l'esprit anti-social de ce temps a .
De Paris k Saint-Denis on poo vait aller encore avec
quelque sAretl; mais, aU deli, on ne chevauchait
plus que la lance sur la euisse; c*£tait la sombre et
malheureuse for& de Montmorency; de FautrecAttfla
tour de Montlhdry exigeait un p&ge. Le roi, ressteWtf
entre les grandes masses ftodales die l'Anjou, de la
1 Micbelet, ub. nip., p. 403.
1 Rues Mauconseil, Mortffiour, AtauVOttn; fire-CKapp6 9 Coup*-
Gueule, Vide-Gowset, etc.
LA. F60DAL1T* . 363
Normandie , de la Flandre , ne pouvait toyager
qu'avec une arrade, de sa ville d'Orl&ras & sa ville de
Paris * .
Les noma de plusieurs autres rues de la mdme ville
sent £galement pour nous des indices irr£cusables et
nombreux de la corruption des mceurs de cette epo-
que 2 . Cbacun, d'aiHeurs, pent lire dans le tableau moral
que Dulaure trace de Paris, pendant le cows des on—
z&me> douzi&me et treizi&me s&cles, et pendant la pre^
mi&re raoiti^ du quatorzi&me, les t&noignages que des
prelate, des papes, des conciles, vie&nent rendve tour
a tour de la depravation morale de ces siteles. Ob peat
y voir quelles inf&mes bacchanales, aux onzifcme et
douzieme si&cles, le clerg^ c^l^brait publiquement
dans l^glise Notre-Dame de Paris, ainsi que dans la
pi u part des dglises cathidrales et coll^giaiefcdu royaume,
et ce que disait de ces odieuses orgies l'lvdqtt&'-db Paris,
Eudes de Sally, qui eut, le premier, en 1198, la gloire'
de les burner et de les interdire. On y peut voir ausst
que l'esprit superstitieux et les terreurs religieuses du
temps n'emp6chaient pas qu'on ne transform^ en lieu
de debauch e les eglises et les eimeti&res, et que le cime*
. ' Voy. Michelet, Bist. de France, t. II, p. 27*.
* Quelques rues de Paris; telles que les rues Paeie^TAndouUUs,
Quimi-trouva-si-dure, etc., ne portaient que des noma, ridicules.,
Beaucoup d'aulres, telles que les rues Merderais, ftou~Punai$> Tire*
Pet, Culrdu-Pet, Fosse- aux-Chieurs, etc., etc., en avaient de d£cid6-
ment grossiers* Enfin, il en existait un grand nombre, servant de re-
paire a la dSbauche, a qui la licence effrontee de ces temps avail donne*
hardiment des noms pris de l'ordre m6me d'actions qui s'y faisaient
tous les jours. Le lecteurqui voudrait savoir comment la gtossiertte*
naive de nos ages barbares avail baptist no» rues* Tranmonain, fire-
Roudin, Mnrte&tuart, etc., peut consuHer le Diciionnaire des rues de
P&tis de M» de La tynua, et Dulaure, Hiit. d& Paris, t. I, p: 4S9Tet T
suiv.
964 BOYEN AGE.
ti&re des Innocents notamment ne devtnt, tons les
soirs, le thl&tre des d&ordres les plus honteux *.
On pouvait faire, sans choquer les moeurs, des choses
qui r^volteraieut maintenant la pudeur publique. II
n'etait pas trfcs rare, par exemple, que des hommes et
des femmes fussent condamnls par jugement k £tre
promen& nus dans tes rues de Paris ; et encore moins
que des confesseurs, dans les Iglises, infligeassent la
discipline k leurs penitents et k leurs p^nitentes d£-
pouillls jusqu'a la ceinture. Des femmes de condition
n'^prouvaient aucune repugnance a se faire rendre par
leurs pages des services pour lesquels les moins d^li-
cates emploient aujourd'hui le minist&re d'une femme
de chambre. Un poete de ce temps, qui ne pouvait
fcrire que pour la bonne compagnie, donne aux femmes
les conseils les plus Granges : par exemple de ne per*
mettre a aucun homme, autre que leur mari, de les
embrasser sur la bouche, ou de leur mettre la main
dans le sein ; de ne se d^couvrir ni la gorge, ni les
jambes, ni le c6td ; de boire avec mesure; de ne point
jurer, ni mentir, ni voler; d'user de modesde lors-
qu'elles luttent avec des hommes, etc. 2 .
Aux repas des grands on servait des patisseries de
formes obsc&nes qu'on appelait de leurs propres noms;
les eccl&iastiques, les femmes et les jeunes lilies ren-
daient ces grossiferet^s innocentes par une pudique
ingdnuit^ 3 .
Malgi-4 les peines barbares prononcfes par Charle-
1 Voy. Dulaure, ti6. sup.
* Dulaure, t*6. aup. t t. II, p. 414 et suit.
• QwBdom ventricolw sunt ; qucsdom pudenda muliebria, aXics virMa
reprmentant... Voy. le texts dam Chateaubriand, Etudes hist., HI,
p.450, Dote 1.
LA rfODALlTt. 365
magne contre les filles publiques % la dlbauche, pro-
pagde et entretertue par 1'affreuse licence du regime
feodal % couvrit la France, a cette £poque, de suppdts
et de maisons de prostitution. La prostitution n'em-
porta plus note d'infamie ; elle devint une profession
reconnue, autorisee, soumise a des regies sp&iales. Les
filles publiques formferent une corporation qui eut ses
coutumes et ses privileges. Tous les ans elles c6te-
braient la fdte de sainte Madeleine, leur patronne, et
faisaient une procession solennelle en son honneur '.
Elles eurent des lieux destines a l'exercice de leur me-
tier, et ces lieux regurent le nom de bordeaux ou da-
piers *.
Guillaume, comte de Poitiers, fonda k Niort une mai-
son de debauche sur le modele d'une abbaye : chaque
religieuse avait une cellule et formait des voeux de plai-
sirsj une prieure et une abbesse gouvernaient la com-
munaut£, et les vassaux de Guillaume furent invites a
doter richement le monastere d'amour. II y avait des
martchaux de prostitutes 5 .
La prostitution emportait si peu note d'infamie que
la cour, dans ses voyages, etait habituellement suivie
par des filles de joie, et que ces filles portaient officiel-
lenient le titrede prostitutes royales, regice meretrices* .
1 Les femraes d'un libertinage scandaleux 6taient condamnees a
pareourir, pendant quarante jours, les campagnes, nues de la tete k
la ceinlure, etayant un ecriteau sur le front (Voy. Baluze, CapituL de
1'an 800, t. II, col. 4198 el 1563).
1 Sainte-Foix, Essais histor., t. II, p. 108.
• Voy. Sauval, Antiquit. de Paris, t. II, p. 617.
* Le mot bordeau, bar del, vient de ce que les lieux de dlbauche fu-
rent d'abord silues au bord des rivieres (Voy. les Recherches de Pas-
quier).
* Chateaubriand, Etudes hist., Ill, 427.
• Dunoyer, ub. sup., liv. IV, ch. V.
366 BOTKN AGE.
Comment s'&onner, apr&s cela, que des chfoelains
86 r&ervassent, sur les femmes ou les fiancees de
leurs vassaux, le droit de markette (cullagium), et que
les curds et les &'6ques re dam assent ce m&ne droit en
nature ou en argent l ?
Comment s'etooner qu un comte d'Araagnae, Jean V,
^pons&t publiquement sa soeur, et vecut avec elle dans
sou ch4teau en tout honneur de baronnage, imitant les
fureurs lubriques du marshal de Rais , lesquelles ne
sont ignox&s de persoune 3 ?
II y avail pourtant aids beau coup de devotion, mais
oette devotion etait tout exterieure. « Les Chretiens
d'alors, dit Fleury, ne differaient gufere des juifs et des
infideles quant aux vices et aux verbis, mais seuleraent
quant aux cfr&nonies qui ne rendent point les homines
roeilleurs 8 , » La morale consistait teUement dans les
seules pratiques de la vie devote, que le vice avait
aussi son culte ; qu'on lui avait ehoisi des patrons dans
le ciel, com me on en avait donne a la misere et a la
maladie ; que l'impudicitd se trouvait placde sous Fin-
vocation de sainte Madeleine, le vol sous le patronage
de saint Nicolas, et que le plus vil coquin ponvait se
flatter d'entrer en paradis par l'intercession du saint en
qui il avait foi, et qui etait l'objet de sa devotion parti-
culi&re 4 .
Ajoutons, pour ce qui touche aux penchants vicieux,
qu'il s'agissait moLns alors de 9' en corriger que de ra-
cheter les crimes qu'ils avaienl fait commeltre; et qu'on
1 Chftteaubriand, u6. «*p.,p. 386.
» /&«*., p. 427.
8 Fleury, Mceurs des chrttiens, IX.
* Dulaure, Hist, de Paris, t. II, p. ] JO.
expiaii ce* crimes, moins en preoant de nouvelles et
raeilleupes habitudes qu'ea composant awe le ciel, «n
lui payant rawon, fro le traUant ^corarae on traite les
hovunes. « On cherchait a apaieer Dieu par dee pr&*
sents, & eorrompre quelque saint par des largesses, en
lui votant un cierge, une lampe d'argent, uoe IgUse,
ou bien en faisant devant lui acte de aeumissioji et de
servilite. On appelait les saints, oroyaot feeaueoup les
flatter : Moflseigneur, monsieur, madams . Oti disait mmr-
sieur ou monseigneur saint Dmis, monsieur saint Eloi,
madams sainf,e Geneuieve> etc. Qn appelait, par excel-
lence, Dieu Nolre-Seigneur et la Vierge Notre-Dame ,
n'imaginant pas qu'en effet on pAt trouver rien de plus
prppre a les toueher que ees qualifications teodales*.
VoiWt oft en ^tait la morale ftfodale, et par ou JV>n
jqgeait que les hommes se rendaieot agr&blesa I'an-
teur de toute verlu et de toute sainted.
L'figllM.
En faisant lea barbares chrtliens, le clerg6 devient barbare. — - Comment et
Pourquoi. — Toute-puissanee de 1'Eglise. — Sa btfrarchte. — Son ubiquity.
— Sea immejuet rbftesaas. -~- Fait argent de toot. — Simonie».-~- Oblations.
— Banque du pape. — Cupidity et oppression, «*- Ignorance «t depravation
de mceurs. — lie royaume de Satan. — Cea deaordrea aonWls la e$gle ou
Texception?
•
k Quand, aprfes la chute du tolosse romain, la pous-
si&re qui s'elevait sous les pieds de tant d 'arrases, quj
sortait de l'ecrouleaient de tant de monuments, fut
torn We; quand les tourbillons de fumle aui s'£chao-
1 Dunoyer, no. $uf.
308 MOYEN AGE.
paient de lant de villes en flammes furent dissip& ;
quand la raort eut fait taire les g^missements de tant
devictimes...; alors on apergut une croix, etau pied de
cette croix uu monde nouveau. Quelques pr£tres, Ffi-
vangile a la main, assis sur des mines, ressuscilaient
la soci£t£ au milieu des tombeaux * . . . »
Oui; maisces mines, du milieu desquelles se dresse
la t6te du pr6tre reste debout 2 , ce sont les pr6tres qui
les ont faites, ou, du moins, amoncel£es, en aidant, en
applaudissant a l'invasion des barbares s .
Oui; mais ces pr&res qui sont venus dans les Gaules
pour converter les Francs a la douceur chr&ienne, se
convertissent eux-tn£mes a la ferocite des Francs; et
ceux qui devaient enseigner ce precepte du Decalogue :
Tune tueras point, et cet autre de J'fivangile : Qui frappe
par le glaive pirira par le glaive, deviennent hommes de
cbasse et de guerre *, s'associent a toutes les vengeances,
se rendent complices de tous les crimes, se font cour-
tisaus des reines les plus violeutes*, sanctiflent les
meurtres commis par les rois 6 , et se souillent eux-
1 Chateaubriand, Etudes hist., Ill, p. 200.
* Romanus orbis ruit, et tamen cervix nostra nan flectitur (Saint J6-
rfone cite par Phil. Chasles, Etudes sur le tnoyen dge, p. 455).
8 Sidoine Apollinaire, cveque de Clermont, en Gaule, lors de Tin-
vasion des barbares, au cinquieme siecle, dans les ecrits qu'il a
laisses sur ce grand 6venement, au lieu d'en retracer les desastres,
se plait a en.raconter les aventures, et en parle comme d'une bonne
nouvelle (Voy. fragments cites par Phil. Chasles, ub. sup*, p. 109, et
textes rapportes par Michelet, Hist, de Fr. y I, p. 192).
* En 769, Charlemagne deiend aux ev6ques de cbasser, et de porter
les armes (Baluzii CapituL, 1. 1, col. 191 et 360 J.
8 Voy. sur les desordres du clergg de celte 6poque, Recueil des
histor. de France, t. II, p. 708 et sui?.; t. 1H, p. 639 ; t. IV, p. 36, 52,
54,94.
6 Par le roi Clovis, notarament. Yoy. Greg. Turon , lib. II, cap. XL.
l<£glise. 369
m£mes du sang de leurs frfcres, coupables seulement
du crime de ne pas penser comme eux 1 .
Ces cruautes du clerge franc provenaient du sang
barbare qui coulait dans ses veines. C'est dans la classe
infime des nouveaux convertis quel'Eglise cherchait et
trouvait ses nombreuses recrues; les serfs m6mes y
etaient admis, et ils s'y precipitaient en telle affluence
qu'on fut oblige plus d'une fois de leur en fermer les
portes. Les serfs, devenus pretres, gardaient les vices
des serfs ; les fils de barbares devenus evdques restaient
longtemps barbares. De la l'esprit de violence et de
grossierete qui envahit FEglise. • L'Eglise am&iorait
pourtant tout ce qu'elle recevait du dehors ; mais elle
ue pouvait le faire sans se deteriorer d'autant elle-mdme.
Avec la puissance, dit Michelet, la barbarie, qui en
etait alors inseparable, entrait necessairement dans
lfiglise 2 .
Or, la puissance de Ffiglise a cette ^poque dtait telle
que la societe tout entiere en etait absorbee; les 6\6-
ques dtaieut les maitres du pays; le prdtre etait le vrai
roi ; Charlemagne, quelque grand monarque qu'il fut,
etaitplus prfitre qu'empereur : a chaque page, a chaque
mot de ses Capitulaires, oil reconnait le doigt de l'E-
glise 3 . L'Eglise etait partout, et sa hierarchies qui com-
menQait a l'ev&jue et remontait au souverain pontife,
descendait au dernier clerc de paroisse, a travers le
pr&re, le diacre, le sous-diacre, le cure et le vicaire.
Nul ne pouvait echapper aux mille mailles de ce reseau ;
1 Voy. les rigueurs sanglantes exerce*es par le clerge* contre les h6-
reHiques, au m€pris des defenses du Christ et des saints canons.
Fleury, Disc. IV 6 sur VHist. eccl., n° 14.
• Voy. Michelet, Hist, de France, I, p. 261.
• Voy. Ibid., p. 252, 26J, 310, 311, 346, 384.
24
370 MOWER AGE.
rois et sujets y &aient £galeraent et inextricablement
enlaces.
Le grand nom de Rome, de Rome tombee aux mains
des pa pes, ajoutati encore a rautorite, a la supr£matie
de 1'Eglise, en l'environnant de 1'illusion des souve-
nirs. Rome, reconnue des barbares eux-m£mes pour
1'ancienne source de la domination, ne pouvait que
parattre recommencer son existence , ou continuer la
ville £teraelle. Aussi, ses d^crets etaient-ils ob&s
comme 1'etaient ceux de l'ancien s&iat*
Les successeurs de saint Pierre etant months au
rang de souverains, *il en fut de m&ne des &v£ques :
les ev£ques &aient souverains de leurs villes Episco-
pates; ils avaient la justice, ils battaient monnaie, ils
levaient des imp6ts et des soldats j I'evGque, dans le
camp, s'appelait Yabbi des arm&t* 1 .
Pour Clever les barbares a elle, dit un historien,
T^glise dut se faire materielle et barbare; elle dut se
faire chair pour gagner ces hommes de chair. De mdme
que le prophete qui se couchait sur l'enfant pour le
ressusciter, l'£glise se fit petite pour sauver ce jeune
monde 2 .
C'est-a-dire qu'elle se fit grande, et si grande qu'au
pouvoir spirituel qu'elle tenait de J&us-Christ, elle
ajouta le pouvoir temporel que Jesus lui avait interdit 8 ;
et qu'elle acheta ainsi, au prix de tous les vices, le
royaume d£fendu de la terre, en echange du royanme
1 Chateaubriand, ub. sup , p. 268 et 270.
' Michelet, ub. sup., p. 254.
3 « Mon royaume n'est pas da oe monde. »— « Rendes k Cesar ce
qui est a Cesar ; » et pourtant, ce Cesar 6tait Tibere ! Voy. sur la con-
fusion des deux puissances, ses rnconvenients, ses dafigersy Fteury,
Disc, sur Mist, eccl., p 97, 119, 159, 161.
L'iGLISE. 371
promis du ciel, que 1'figlrse prirtritive avait conquis au
prix de toutes les vertus.
D'humble et pauvre que Favait faitef l'ljlvangile,
r^g)ise du moyen Age commen$a par devenir fastueuse
et riche.
Des la fin du quatrieme sifecle, les dvdques m£trO-
politatns s'entouraicnt d'un luxe royal \ « Faites-
moi ^v6que de Rome, drsait le pr^fet paien Prae-
textus au pape Damase, et je me fais chretien. » A
la m&ne ^poque, saint Jerdme se plaignait amfere-
ment de la cupidity du clerge, qui avait he'rit^ des
debauches de Rome Fart de carter les successions,
et savait eluder, au moyen de fid^i-commis, les lois
par lesquelles les empereurs Chretiens eux-m6mes
avaient cru devoir s'opposer a son envahissante ava-
rice f .
Les richesscs du clerg^, deja si considerables sous
les empereurs rornains qn'on avait 6te obligd d'y met-
tre des bornes, continuerent de s'aceroltre jus-
qu'au douzifeme stecle. Le monastfere de Saint-Martin
d'Autun poss&lait, sous les m^roviugiens, cent mille
manses*. L'abbaye de Saint-Ricquier etait plus riche
encore 4 .
* Amra. Marcell. lib. XXVII, cap. IV.
* Hieronym., t. II, p. 165.
3 La manse 6tait un fonds de terre dont un colon se pouvait nourrir
avec sa famille et payer le cens au propri&aire (Cualeaub., Etudes
hist., Ill, 271).
* Le monaslere possGdait, oulre la ville de Saint-Ricquier, treize au-
tres villes, trente villages, un nombre inGni de m£tairies, ce qui pro-
duisait un revenu immense. Les offrandes en argent, faitesau tom-
beau de Saint-Rcqiuier, s'elevaient seules, par an, a quinze mille six
cents livres de poids, pres de deux millions nume>iques de la monnaie
d'aujourd'hui (Voy. Ibid.).
24,
372 MOYEN AGE
L'figlise poss&iait k elle seule la moiti£ des pro-
priety de la France l .
L'figlise d'Angleterre possddait aussi, dit-on, la
moitie des terres de File. Elle avait, eu 1537, sept cent
trente mille marcs de revenus 2 .
Au quatorzifcme sifecle, archevSques et 6v6ques,
chanoines et moines, moines anciens de saint Benoit,
moines nouveaux dits mendiants, tous ^taient riches
et luttaient d 'opulence. « Tout ce monde ton surd crois-
sait des benedictions du ciel et de la graisse de la
terre. C'&ait un petit peuple heureux, ob&se et relui-
sant, au milieu du grand peuple affamd qui com men -
gait a le regarder de travers 2 . »
Outre les fruits de l'immense portion du sol dont
ils dtaient propri&aires, les abbes et les £v6ques, deve-
nus seigneurs feodaux, prelevaient encore sur le reste
l'onereux impdt de la dime, tandis que la cour de
Rome absorbait, a titre d'aunates, d'indulgences et
d'aumdnes, une forte part du produit du travail des
populations.
Ajoutez que les papes, obliges souvent de quitter
Rome depuis le onzieme siecle, soit par les revokes
des Romains qui ne pouvaient s'accoutumer a les re-
con naitre pour seigneurs, soit par les schismes des
anti-papes, imposaient aux fideles des subsides d'ar-
gent qui, de secours volontaires qu'ils &aient au com-
mencement, deg^neraient en exactions forcdes et rui-
neuses 8
Ajoutez encore que les Id gats d latere, que les papes
1 Ibid., p. 286.
1 Michelet, ub. sup. 9 l\l, p. 49.
1 Voy. FJeury, Disc, sur VBist. eccl, p. 170 et 171.
■i
L^GLISE. 373
diss&ninaient dans toutes les provinces de la chre-
tiente, dtaient autant de nouveaux proconsuls, dont le
faste, le luxe et Tavarice mettaient au pillage les pays
ou ils dtaient envoyes, eux, leurs chevaux et leur
suite nombreuse * .
Non contente de recevoir la dime de tous les biens,
rfiglise r£clamait celle des esclaves : elle en recevait
en don; elle en achetait avec des terres; elle faisait
&ablir que, si Ton tuait un de ses esclaves, il lui en
serait restitu^ deux ; elle souffrait que, par esprit de
ddvotion, on se livr&t a elle en servitude; elle favori-
sait de tout son pouvoir la pratique de ces oblations
immorales qu'elle appelait des devouements pieux;
elle enseignait que devenir serf de 1'figlise , cetait se
mettre au service de Dieu mdme; que la vraie no-
blesse, la vraie generosity consistaient a rechercher
un tel servage; que la gloire en est d'autant plus
grande que l'asservissement est plus complet; et telle
&ait, k cet egard, la puissance de ses predications et
de ses maximes, que, de Faveu de ses ^crivains, les
oblations devinrent une des causes les plus actives de
l'accroissement de la servitude 2 .
Get esprit cupide et oppressif se combinait dans le
clerge avec une extreme ignorance, jointe a une pro-
fonde corruption de moeurs.
L'ignorance des ecclesiastiques et des moines etait
telle, que beaucoup d'entre eux n'entendaient pas le
brdviaire qu'ils etaient obliges de reciter tous les jours,
et que quelques uns n'^taient pas mdme en etat de le
* Voy. Ibid., p. 168.
* Voy. les Mem. de I' Acad, des Inscriptions, X. VIII, p. 544 , 564, 566,
567, 572, 583 ; et Ch. Dunoyer, Lib. du trav., iiv. IV, ch. V.
374 M0YEN AGE.
lire; — telle qu'on voit figurer dans les coociles des
eccl&iastiques en dignity qui ne peuvent pas signer les
deliberations auxquelles ils ont concouru % .
Quant a la corruption des moeurs, elle atteignit son
apogee aux dixieme, ouzieme et douzi&rae siecles.
Dans les canons Routes au premier concile de Tours,
on lit ; « II nous a ete rapporte que des prgtres, ce qui
est horrible (quod nefas), &ablissaient des auberges
dans les £glises, et que le lieu ou Ton ne doit enten-
dre que <des pri&res et les louanges de Dieu retentit du
bruit des festins, de paroles obscenes, de debuts et de
quereUes 2 .
Baronius, si favorable a la cour de Rome, nomme
le dixieme siecle le siecle de fer, tant il voit de desor-
dres dans 1'Eglise.
On voyait alors, ep effet, des papes entoures de
prostitutes 3 , des ev£ques meurtiiers et des pr£tre$
vivant avee des femmes perdues 4 . Uu abbe de Noreis
avait dix-huit enfants B ; des moines faineants pas**
saient leur teiqps k phasser, a boire et a jouer, intrpr
duisant des concubines duns les clottres et s'entret-
battant pour les querelles de leurs Mtards 6 .
Avec la corruption, la simonie etait geu^rale. Les
evdques, riches, prodigues, vains, luxurieux, ambi-
* Voy. VMrod d VHist. de Charles-Quint, t. II, noteX.
* Voy. ci-dessus, p. 363, et FJeury, Moeurs des chrSt., LXV1I.
6 Voy. sur la vie scandaleuse des papes d'alors, Fleury, Disc, sur
Thist. eccf.,p. 103 et 141.
* Sudre\ Histoire du communisme, ch. VII. — Fleury, Moeurs des
chrit.,LXll.
* Chateaubriand, Etudes hist., Ill, p. 423.
6 Les moines de Saint- Martin- des-Charops a viraient en luxure et
fourtayaient les femmes de leurs voisins » (Mecueil des hist, de France,
t. XII ; p. 135}.
L'iGMtt. 375
tieui, rapaces, ivrognes, trafiqtiaient des biens de
l'Eglise, vendaient de fausses reliques, faiaaient de
faux miracles, fabriquaient de fausses legendes, etc. *.
Noo-seulement des seigueuries temporelles se con-
cedaient, se vendaient a des abbds, a des monaste-
ries % mais encore des monasteres, des abbayes se
conc&taient , se vendaient & des gentilshommes, a
des laiques % voire mdme a des femmes et a des
enfants*.
Et ces d&ordres ne souillaient pas que les sifecles
grossiers du moyen Age, ils deshonoraient aussi les
s&cles les plus <5clair&u
L'an 1351, les pr&ats et les ordres mendiants ex-
posent leurs mutuels griefs k Avignon devant Cle-
ment VII. Ge pape, favorable aux moines, apostrophe
aiusi les pr&ats : « Parlerez-vous d'humilite, vous si
vains et si pompeux dans vos montures et vos equipa-
ges? Parlerez-vous de pauvrete, vous, si avides que
tous les benefices du monde ne vous suffiraient pas ?
Que dirai-je de votre chastel£?... Vous baissez les
moines mendiants, vous leur fermez vos portes, et
1 Dans un de ses Capitulaires, Charlemagne defend aux 6v6que$
d'aroir plusieurs femmes, de frequenter les tavernes, de s'enivrer et
de faire enivrer les aolres. Le m£me Gapilulaire leur reproche de s'en-
richir en profitant de la cr&iulit6 superslitieuse du peuple, d'envahir
le bien d'autrui, de se parjurer, de vendre de fausses reliques, etc.
(Voy. Baluzii Capitul., t. I, col. 191 et 360. — Fleury, Disc. surfHitl.
eccl. — Dulaure, Hist, de Paris, t. 1, p. 480.)
* Malgrg les defenses de Charlemagne, on voit, depuis comme avant,
des moines et des abb6s aller a la guerre et oombattre sous le froc
pour la defense des fiefs qu'ils possldaient comme seigneurs (Voy.
FJeury, Disc, sur VBist. eccl. 9 p. 95 et 101).
8 Voy. Est. Pasquier, Recherches de la France, liv. II, ch, XIV. —
Fleury, ub. sup., p. 94, 101 et 166.
* Pasquier, «6. sup. — Fleury, Mceurs de$ chrtt., IX
376 MOTEN AGE.
yos maisons sont ouvertes & des sycophantes, et h des
inf&mes : lenonibus et truffaloribus l .
Dans le m£me temps, P&rarque dcrit k Fun de ses
amis : « Aviguon est devenu un enfer, la sentine de
toutes les abominations. Les maisons, les palais, les
dglises, les chaires du pontife et des cardinaux, l'air
et la terre, tout est imprdgn^ de stupre et de men-
songe.... » P&rarque cite a l'appui de ses assertions
des anecdotes scandaleuses sur les debauches des
cardinaux. Et lui-mdme, abb^, chaste et fid&le amant
de Laure, &ait entour£ de boards 2 .
Un si&cle plus tard, les grands diguitaires de l'£glise
parlaient librement et effront&nent de la transmission
h^ditaire de leurs charges et de leurs biens a leurs
enfants, et la manure dont un pape voulait marier,
doter, &ablir ses fils devint plus d'une fois une crise
d&erminante du mouvement europ&n 3 .
Qui ne sail les scandales, en ce genre, et les meur-
tres et les empoisonnements d' Alexandre YI et de son
fils C&ar Borgia 4 ?
Qui ne sait les taxes de la chancellerie romaine, au
commencement du seizi&me siecle, et la perturbation
jettSe dans la chr&ient£ par la collation des ^veches a
prix d'argent ou a titre de transmission testamentaire* ?
Toutes les charges eccl&iastiques &aient vendues,
louSes pour un modique salaire; — « malheur, s' eerie
un des rares pr&ats testes fideles a laloi du Christ , mal-
1 Chateaubriand, Etudes hist., HI, 423.
1 Ibid., p. 424.
8 Voy. L. Ranke, Hist, de la Papauti, trad, de Sainl-Chlron, 1. 1,
p. 73 et 78.
* Voy. Ibid., p. 78 et suit.
• Voy. Ibid., p. Wet 91.
LE PEUPLE. ^ 377
heur qui fait n ait re en roes yeux une source abondante
de larmes l . »
Quoi d'etonnant, aprfcs cela, qu'on crAt alors a la
venue de 1'Antechrist, et au royaume de Satan substitue
au royaume du ciel 2 ?
Constatons pourtant, k l'honneur du christianisme,
que ces d&ordres dtaient exceptionnels, m£me dans
leur g&i&alitd. Ge qui le prouve, c'est que toutes les
fois qu'ils ont delate, des conciles se sont assembles
qui, s'&igeant en coup de justice, ont inflige aux eou-
pables les peines port&s par les canons de l'figlise. Si
le nombre des coupables eut ete le plus grand, l'im-
punite de leurs crimes leur eftt ete assuree, car e'etait
seulement par leurs pairs que les &v6ques pouvaient
6tve jugds. II y a eu, dans les si&cles du moyen Age, un
nombre, plus considerable qu'a aucune autre epoque,
de pr6tres, d'evdques, de papes, indignes de la sain-
ted du sacerdoce. — Qui le nie ? Mais il y a eu aussi,
a c6t6, un grand nombre de pr6tres, d'eV^ques, de
papes, dignes, par leurs vertus, de figurer dans
les plus beaux sifecles de FEglise! — Qui pourrait le
nier? L'or, pour 6tre or, a besoin de se degager de
quantite de dechet et d'alliage. En est-il moins pur
pour cela ?
§IV.
Le People.
Quand commence a naitre. — Comprend les diverges classes de travailleurs. —
Classes asservies : serfs, vilains, cagots, juifs, lepreux* — Classes roturieres
* Voy. Ibid., p. 94.
• Voy. Ibid., p. 82.
378 ^ MOTSN AGE.
libres : bourgeois, mananU, gens 4e negoce it de metier, gens de bras et df
labour, paysans, condiiionales, tributarii, etc. — Gent taillable et corveable h
merci.
Le noro de peuple ne «se trouve point dans les chro-
niques de France avant Louis le Gros.
Le peuple cependant exist ait, en France, sous les
rois des deux premieres races. II se composait alors
dee soldats ou conquerants. G'est ce peuple- la qui pa-
raissait tout entier aux assemblies de mars et de mai,
et qui donnait son suffrage pour la formation des lois,
et sa Toix pour Election des souverains,
Mais ce peuple disparatt sous les premiers rois de la
troisieme race.
La France alors &ait une r^publique aristocratique
federative reconnaissant un chef im puissant, Gette
aristocratie dtait sans peuple.
Tout &ait noble ou serf. Le servage n'avait point
encore englouti la servitude ; le bourgeois n'etait point
encore 116; l'ouvrier et le marchand appartenaient
encore h des maitres, dans les ateliers des abbayes et
des seigneuries ; la moyenne propriety n'avait point
encore reparu ; de sorte que cette monarchic (aristo-
cratie de droit et de 90m) &ait de fait une veritable
democratie, car tous les membres de cette soci&£
etaient egaux ou le croyaient etre. On ne rencontrait
point au-dessous de 1'aristocratie cette classe distincte
et pleb&enue qui, par Inferiority relative du rang,
fixe la nature du pouvoir qui la domine. Voila pour-
quoi les chroniques de ces temps ne parlent jamais du
peuple.
Ce n'est qu'a partir de Louis le Gros qu'il en est fait
mention dans Thistoire, parce que ce n'est que de cette
^poque qu'il prend un nom ; un corps, una existence
LE PKUPLE. 379
sociale par le bourgeois dans les villes, par les serfs
affranehis dans les campagnes *.
Le peuple comprenait done les diverses classes de
travailleurs ; serfs, vilains, roturiers libres.
Les serfs attaches a la glebe, adscripli glebes f ^taietii
consid^s comme la chose de leurs maitres, comme
de veritables immeubles par destination.
Cependant, leur condition est, en droit, fort different^
de celle des anciens esclaves; la religion et la morale
ne sont plus aussi completement indiff&entes au sort
des classes asservies ; les lois ne gardent plus un si-
lence aussi absolu sur les violences dont elles peuveni
6tre Tobjet ; la loi des compositions protege, jusqu'a «n
certain point, le serf dans sa vie et dans ses membres :
il a un commencement de propridte, comme un com-
mencement de surete personnelle ; il n'est plus aussi
complement en dehors de la society 2 .
Mais, en fait, le seigneur n'&ablissait aucune diffe-
rence entre ses serfs et ses chiens : le mdme fouet ser-
vait a ch&tier les uns et les autres. Pour une faute le-
gfcre, le serf recevait cent cinquante coups. Pour une
faute plus grave, le maitre lui coupait les oreilles, le
nez, un pied, une maip, lui arrachait les yeux ou le
privait de la vie 8 .
Ces atrocitds de l^poque barbare furent adoucies, U
est vrai, sous la p&iode feodale. Mais, a combien
d'exactions et de violences les serfs ne sont-ils pas
encore habituellement exposes ! Us ne sont plus aussi
1 Voy. Chateaubriand, Etudes hisL, preX, p. 120 et t. HI, p. 263
et296.
* Ch. Dunoyer, Lib. du trao., liv. IV, ch. V.
8 Baluzii Copifuf., lib. I, col. 485 et 486.
<
380 MOYEN AGE.
pleinement poss&l&, sans doute, mais ils sont encore
sou mis a une multitude de charges on&reuses et de
devoirs humiliants. Ils doivenl k leur seigneur la dime,
le champart, le cens, la taille, la corvee. Le seigneur
exerce sur eux des justices de toutes sortes : de routes,
de mou lures, de fours, de rivifcres, de pressoirs, de
monnaies, de foires; — ils doivent defend re, la nuit,
son cMteau contre tout danger et contre tout bruit
incommode; — ils sont tenus, au besoin, de lui servir
d'dtages, d' aider k payer sa rangon, s'il est pris; de
contribuer pour la dot de sa fille; — dans le m6me
temps, ils n'exercent qu'un pouvoir prdcaire sur leurs
propres enfants j ils ne peuvent les marier qu'avecla
permission de leur seigneur, et inoyennant une rede-
van ce; ils ne peuvent non plus tester ou heriter sans
permission; — quiconque les blesse ou les tue doit
une reparation au seigneur; ils sont consideres comme
un appendice de la propria immobiliere a laquelle
ils sont attaches; ils sonttransmisavecelle; ondonne
un homme avec sou fonds ; non-seulement ils ne peu-
vent pas quitter la terre dont ils dependent ainsi, mais
ils le voudraient vainement : ils portent toujours quel-
que marque visible de leur servility : t6te rasee, v6te-
ment particulier, collier de cuivre rivd au cou, etc.
Enfin nulle autorit^ n'a le droit d'intervenir entre le
mattre et le serf, dont l'etat est rest£ ainsi Tegal de ce-
lui de la b6te de somme 1 .
Les vilains differ aient des serfs en ce sens qu'ils
&aient admis a payer k leurs mattres une redevance au
moyen de laquelle le surplus des produits de la nature
leur appartenait.
1 Voy. Ch. Dunoyer, ub. sup.
LE PEUPLE. 381
On les appelait vilains, villani ou vicani, parce que
c'&ait en de petits hameaux, en de petits villages,
villa 1 , que se r&solvaient les populations serves de la
campagne, au fur et a mesure de leur emancipation 2 .
On les appelait aussi paysans, c'est-&-dire gens du pays,
ou, comme les Romains disaient, pagani. On les appe-
lait enfin roturiers; — d rure, quasi rwticus 8 , — mot qui
s'&endit plus tard, comme celui de vilains, a tous les
gens de ville ou de campagne qui n'appartenaient ni
au clerg£ ni a la noblesse.
Nous avons dit que les vilains, une fois la redevance
payde, disposaient a leur volonte du surplus des pro-
duits de leurs terres. Mais a quelles exceptions nom-
breuses n'etait pas soumise cette regie, et de combien
de charges onereuses n'etait pas greve le surplus ! Ge-
n&ralement, les vilains dtaient taillables et corviables a
merci et a misiricorde.
Les droits seigneuriauxqui pesaient sur euxn'etaient
pas qu'houorifiques, ils etaient encore et surtout pecu-
niaires et fiscaux.
1 Diet. Mym. de Manage, v° Vilains, lequel traile d'erronSe la d6fi-
nition de Pasquierque nous avons donnSe ci-dessus, p. 357. Les villes
d'aujourd'hui s'appelaient anciennement bourgs, comme encore en
Allemagne. « D'ou vient, dit Loyseau, que nous appelons fors-bourgs
ce qui est fors ou hors le bourg » (Traitd des Ordres, p. 75). La plu-
part des villages de Beauce retiennent encore leur ancienne termi-
naison de ville, a la suite du nom de leur ancien seigneur : Angerville,
Mereville, etc.
1 Ges bourgades avaient toujours pour centre un chateau, une gglise,
ou un monastere, sauvegarde a l'abri de laquelle venaient se ranger
les serfs, faibles, nus, desarm£s. Les maisons isol&s dans la cam-
pagne apparliennent aux 6poques modernes ; dans les temps primi-
tifs il n'y avail jamais d'isolta que les chateaux (Granier de Gassagnac,
Classes ouvrieres, ch. XI).
• Loyseau, Traiti des Ordres, ch. IV, n° 31.
3S2 MOTEN AGE.
Non-sculcment le rei, grand chef f^odal qui se sus-
tentait des revenus de ses domaines, levait encore des
taxes, mais tous les seigneurs suzerains et nan suze-
rains, eccl&iastiques on laiques, en levaient aussi de
leur c6t6. Les droits de quint et de requint, de lods et
rentes, de my-lods, de ventrolles, de reventes, de re-
tentons, de sixiemes, buitiemes, treift&mes, de resixifc-
mes, de rachats et reliefs, de pi ait, de morte-main, de
pettiers, de pellage, de couletage, d'affouage, de cam-
bage, de cottage, de pdage, de yilainage, de chevage,
d'aobain, d'ortize, de charopart, de mouture, de fours
banaux, etc., etc., Icsquels s'etaient venus joindre aux
droits de justice, au casuel ecclesiastiqae, aux cot is ac-
tions des jurandes, maitrises et confr^ries, et aux an-
eiennes taxes romaines, prouvent qu'en inventions
financiferes nos peres dtaient plus forts, mais aussi plus
£cras& que nous.
C'est stir led serfs et les vilains que pesaient surtout
les mattx causes par les guerres privees. Un seigneur
jouissait encore de quelque sArete, derriere les murailles
de son chateau ; mais rien ne protegeaitle serf dans sa
chaumiere ; et quand on ne pouvait arriver jusqu'au
seigneur, on tuait, on pillait les colons, on met t ait le
feu a leurs villages, on les emmenait p£le-m&e ayec
foots bestiaux.
y avait datis la position de ces malheureux quel-
que cbose de par ticu Here merit triste : s'ils defen-
daient avec courage le ch&teau de leur seigneur,
1'agresseur leur faisait expier cette marque de d£-
vouement; si leur resistance n'etait pas assez ferme,
e'etait par leur seignetir qu'ils etaient punis. L ? op-
pression leur arrivait ainsi de tous les c6tes , et la
victoire, qui ne pouvait manquer d'&re favorable a
LE PEUPLE. 383
rune des parties belligerantes, etait toujours ftmeste
pour eux 1 .
A c6t6 des serfs et des vilaiits, il existait, au moyen
ftge, des paces maudites, qui sembtent les parias de
1'Occident. Nous voulons parler notamment des cagots,
des juifs, des ldpremc.
Les cagots, appeles aussi coiliberts, caqueux, cocous,
caquins, cretins, etc., &dient des descendants des Sar-
fasins reste's en France aprfes la retraite des infidfeles.
On retrouve dans l'ouest et dans le midi de la Prance
quelqoes debris de cette population opprimee, que
poursuivent encore de nos jours une borreur et un de-
goAt traditionn&ls*.
La m&ne borreur, le m£me d^goAt poursuivaient les
juifs au moyen &ge. Recherch^s et distingu&, a cause
de leurs richesses, sous les rois des deux premieres ra-
ces, et notamment sous le rfegne de Charlemagne, ils
furent d£vou& a l'execration et condamn^s a une sorte
d'extraneite uniyerselle et perpetuelle, sous le regime
feodal. Les juifs subirent done la loi commune du
servage. Leur titre d'ennemis du christianisme les plaga
m£me au dernier rang de 1'echelle servile. Philippe I*
les chassa de France Tan 1096* Mais Philippe le Bel les
rappela pour les proscrire de nouveau, selon le besoin
de ses finances. Son successeur leur accorda aussi la
faveur de pouvoir faire rentrer leurs cr^ances, mais ce
fut a condition qu'ils en verseraient les deux tiers
au tr&or royal 3 . En Angleterre, le roi Jean ayant fait
1 Dunoyer, ub. sup,
* Voy. details h leur sujet dans VHist de France de Michelet, t. I,
Appendice, p. 495 et suiv.
• Voy. VilleneuYe-Bargemont, Rist. de Vitonom.polit.,\. I, ch. VIII.
384 MOYEN AGE.
emprisonner les juifs pour avoir leur bien, Tan 1216,
il y en eut peu qui n'eussent au moins un ceil crev£. Un
d'eux, a qui on arracha sept dents, une chaque jour,
donna dix mille marcs d'argent a la huitieme. Henri HI,
Fan 1273, tira d'un juif d'York quatorze mille marcs
d'argent et dix mille pour la reine. Ces rois, dit Mon-
tesquieu , ne pouvant fouiller dans la bourse de leurs
sujets, a cause de leurs privileges, mettaienta la tor-
ture les juifs qu'on ne regardait pas comme citoyens 1 .
Quand le juif se faisait chr&ien ses biens &aient con-
fisqu^s, sous pr&exte que sa liberty d^pouillait son sei-
gneur de la proprtete de sa personne l . Ces juifs con-
vertis, mais d&iu& de tout, se trouvaient ainsi rdduits
a la men dicitd 2
Les Upreux, « ce sale rdsidu des croisades, » dtaient
d'autres parias plus maltraitls encore que les juifs.
Quand ils n'&aicnt pas renfermes dans les leproseries,
ladreries, maladreries, qu'on avait fait construire ex-
pres pour eux, ils etaient relegues, au milieu des cam-
pagnes d&ertes, dans des huttes solitaires dont on ne
pouvait approcher, dont ils ne pouvaient sortir. Pau-
vres brebis galeuses, leur vie £tait une mort anticipee,
et les rituels de l'figlise pour la sequestration des 13-
preux differaient peu de Foffice des morts 3 .
Dans cet etat d'oppression des classes asservies ,
quelle &ait done la condition des classes roturieres
libres?
Les classes roturieres libres cornprenaient, outre les
gens de plume, de robe et de finance, les gens de ne-
1 Montesquieu, Esprit des Lois.
* Voy. YHist. chronol. du president Henault.
8 Voy. Blichelet, u6. sup., Ill, p. 236.
LE PEUPLE. 385
* . . "
goce et de metier qui pouvaient 6 tre bourgeois, et les
gens de bras et de labour qui ne pouvaient l'etre.
Les bourgeois n'etaient pas indifferemment tous les
habitants des bourgs, c'est-a-dire des villes. Les nobles,
en effet, habitaient aussi les villes, et ne s'appelaient
pas pour cela bourgeois, encoie bien qu'ils tinssent a
honneuv d'etre bourgeois de eertaines villes, et que le
nom de bourgeois, signifiant quelquefois homme de
guerre, ne deroge&t point a noblesse 1 . De m&ne les
vilains, quand ce mot eut perdu sa signification primi-
tive, habitaient aussi les villes, et n'avaient pas droit
pour cela de se qualifier bourgeois; ils s'appelaient
manants. II n'y avait de bourgeois que les roturiers
ayant part aux honneurs de la cite et voix aux assem-
blies, <c en quoy con sis toil la bourgeoisie 1 . »
M£ine, a proprement parler, il n'y avail de bourgeois
que dans eertaines villes, c'est-a-dire dans les villes
privilegie'es, ayant « droit de corps et de communaute. »
C'est pourquoi, dit Loyseau, « en notre langue, bour-
geois a je ne say quoy de plus special que citoyen 8 . » .
On distinguait done, dans les villes municipals, deux
sortesde personnes libres roturieres : les bourgeois et les
manants (manentes , demeurants). Les bourgeois etaient
les membres m£mes de la cite, c'est-a-dire ceux qui
1 Voy. Chateaubriand, ub. sup., p. 310. Les bourgeois de Paris s'ap-
pelaient les bourgeois du roi. Charles V leur accorda a tous des lettres
de noblesse qui furent confirmees depuis par Charles VI, Louis XI,
Francois l er et Henri II (Ibid.).
f Loyseau, TraiU des Ordres, ch. VIII, n° 8. — « Le bourgeois du
moyen age, qui reconslruisit la moyenne propriety dans les cit£s,
n'6taitpas du toulle bourgeois de la monarchie absolue; c'llait un
personnage important, souvent appele* a d^lib&er sur les plus graves
affaires de la pairie » (Chateaubriand, ub. sup.).
* Loyseau, ub. sup., a° 9*
25
386 MOYIH AGS.
Itaient inscrits sur les registres de la municipality et
qui avaient jurd den observer les lois. Les manants
Itaient tout ^implement des gens du dehors qui avaient
leur domicile dans la ville erig^e en commune, sans
participer a ses privileges, ou m&ne des gens du lieu,
que leur basse naissance rendait encore indignes des
immunites de la bourgeoisie ' .
Mais le bourgeois, coinme le manant, n'en etait pas
moins sujet justiciable et tributaire de son seigneur, n'y
ay ant que les gentilshommes qui eussent « cette fran-
chise de u'dtrc tenus a aucuns subsides ni autres de-
voirs, fors d'assister le roy is guerres 2 . »
11 y avait de grands, de petits et de francs bourgeois;
le bourgeois pouvait possdder certains fiefs.
Les gens de n£goce pouvaient 6tre bourgeois, « parce
que, dit Loyseau, les marchands, tant pour J'utilitd,
m&ne ntaessite publique du commerce, que pour l'o~
pulence ordinaire qui leur rapporte du credit et du
respect, joint que le moyen qu'ils ont d'employer les
artisans et gens de bras leur attribue beaucoup de
pouvoir dans les villes, nan debent haberi inter viles
personas, nee ab honoribus omninb arceri s. »
II en etait de mdme des artisans ou gens de metier,
« parce que aux arts mcScaniques il glt beaucoup d'in-
dustrie, et qu'on y a fait des maltrises comme aux arts
lib&raux; et pour ce que, en tant que certains metiers
parti ci pent de la march andise, ils sont honorables,
et eeux qui les exercent ne sont pas mis au nombre
des viles personnes, et se peuvent qualifier d'honorables
* Granier de Cassagnac, HitU des classes ouvr. t ch. VII.
1 Loyseau, t*6. sup., eh. IV, n° 33.
• Loyseau, Trait* des Ordres, ch. VIII, n* IS el 46.
US PEUPLB. 387
et.de bourgeois, oomme les apothicaires , orfevres,
jouaillers, merciers, grossiers, drapiers, bonnetiers, et
autres semblaWes, com me il se volt dans les ordon-
nances '• »
Quant aux metiers qui « gisaient plus en la peine
du corps qu'au trafic de la marchandise, ni en la sub-
tilite de r esprit, » ceux-la dtaient reputes vils, et
exclus de toute participation aux droits de bourgeoisie,
a digniori parte 2 .
A plus forte raison , « ceux qui ne font ni metier
ni marchandise, et qui gagnent leur vie avec le tra-
vail de leurs bras, que nous appelons partant gens de
bras ou mercenaires, comme les crocheteurs, aides k
masons, charretiers et autres gens de journee, sont
tous les plus vils du menu peuple ; car il n'y a point
de plus mauvaise vacation que de n'avoir point de
vacation 8 . »
Pour ee qui est des gens de labour, « e'est-a-dire de
ceux qui ont pour vacation ordinaire de labourer pour
autrui comme fermiers, exercice qui est aussi bien
defendu a la noblesse que la marchandise, encore bien
qu'il n'y ait point de vie plus innocente, ni de gain
pins selon la nature que celui du labourage, nous
rdputons aujourd'hui les laboureurs et tous autres gens
de village, que nous appelons paymn$, pour personnes
viles, les ayant taut rabaiss^s, m&ne tant op primes,
et par les tallies et par la tyrannie des gentilshommes,
qu'il y a sujet de s'etonner comment ils peuvenfr sub-
sister et comment il s'en trouve pour nous nourrir 4 . »
1 Ibid. , n" 49 et 52,
1 Ibid., n° 53.
8 Ibid., n°54.
* Ibid., n~ 47 et 48.
*5.
388 MOYEN AGE.
II existait dans les campagnes quelcpies autres hom-
ines libres, en bien petit nombre, lesquels conservaient
encore une ombre d'independance, sous les noms de
condilionales, iributarii, arimanni, ce qui prouve que
cette inddpendance ne leur appartenait pas sans con-
ditions. C'&aient probablement de petits proprtetaires
qui payaient aussi leur part de redevances aux sei-
gneurs, soit en argent, soit en services, et dont la
condition &ait des plus mis&ables l .
Ce furent tous ces gens du peuple qui se soule-
vferent, dans le douzifeme si&cle, et devinrent proprii-
taires collectifs, et par consequent seigneurs, a leur tour,
sous le nom de commmunes. Ce furent les mdmes gens
du peuple qui form&rent plus tard l'ordre du tiers-
dtat, quand le tiers-£tat fut enfin comptd pour quelque
chose.
Mais le peuple proprement dit n'exista jamais pour
le noble que comme matifere imposable, que comme
gent taillable et corvdable k mercL
§V.
I* Mltert.
Misere affreuse partout apres I'inTision. — Se transforme, aaoi s'eteindre, sous
Charlemagne et sea guecesseun. — Servitude et servage. — Prix enorme del
fcles. — Exposition des enfanU, mise a mort des Yieillards. — Famines et
pestilences. — Le mal d'enfer. — La fin da monde. — Recrudescence de
misere sous la feodalitf. — Les loups de mer. — Nouvelles (amines. — La
peste noire. — Nourritare, demeures et yfetements da peaple. — Le people
senl est malheureux. — Alteration des monnaies. — Exactions da flse. —
La maltole. — Obnoxiations. — Mendiants. — Pelerins. — Flagellants. —
Pastouraux. — Pillards anglais. — Brigands gentilshommee. — Le pajsan
1 Blanqui, Hist, de Vtcon. polity I, p. 156.
LA MIS&RE. 389
aflame* se rivolte. — La jacquerie. — Terrible revanche des nobles. — De-
vastation des campagnes. — Cherte* des vivres, — Mortality. — £pidemie du
crime. — Lea touchers de Paris et les cabochiens. — La praguerie et lea
feorcbeure, etc., etc — Regne du diabie.
La misere, — une misfere profonde, affreuse, infi-
nie, — ne pouvait qu'6tre le r&ultat dun dtat de
choses aussi lamentable.
L'invasion des barbares fut le premier anneau de
eette chaine de malheurp.
Nous ne pouvons nous faire qu'une faible idee au-
jourd'hui du spectacle que pr&entait le monde remain
apr&s cette .invasion . Le tiers, pcut-6tre la moitie de
la population de l'Europe et d'une partie de I'Afrique
et de l'Asie, fut moissonnd par la guerre, la pesteet
la famine.
Quand Julien passa en Gaule, quarante-cinq citds
venaient d'dtre d&ruites par les Allemands. Aprfes l'in-
vasion d'Atlila, il n'y eut que deux villes de sauyees
au nord de la Loire : Troyes et Paris. « L'herbe ne
croft plus partout ou le cheval d'Attila a passe. » A
Metz, les Huns egorgferent tout jusqu'aux enfants, et
la ville fut livr£e aux flammes. Salvien avait vu des
cit& remplies de corps morts ; des chiens et des
oiseaux de proie, gorges de la viande infecte des ca-
davres, dtaient les seuls 6tres vivants dans ces char-
niers.
En Espagne, les b£tes, all^ch^es par les cadavres
gisant dans les campagnes, se ruaient sur les hommes
qui respiraient encore ; dans les villes, les populations
entass&s, apr&s s'6tre nourries d' excrements, se devo-
raient entre elles : une femme avait quatre enfants ;
elle les tua et les mangea tous.
En Bretagne, d'une mer a F autre, la main sacrilege
390 MOTEN AGB.
des barbares prom en a part out l'incendie, et balaya
comme d'une langue rouge toute la surface de Vile.
Tous les habitants p&irent par le fer ou par le feu l .
En Afrique, les Yandales arracherent les vigues,
les arbres a fruit, et particulierement les oliviers,
pour que l'habitant retir^ dans les montagnes ne pAt
trouver de nourriture. lis rasfcrent les edifices publics
£chapp& aux flammes ; dans quelques cites, il ne resta
pas un seul homme vivant. Inventeurs d'un nouveau
moyen de prendre les villes forlifiees, ils dgorgeaient
les prisonniers autour des ramparts ; Tiiifeetion de
ces voiries, sous un soleil brulant, se repandait dans
Fair, et les barbares laissaient au vent le soin de
porter la mort dans des raurs qu'ils n'avaient pu fran-
chir 1 .
En Asie, les invasions des Goths amenerent une fa-
mine et une peste qui dura quinze ans; cette peste
parcourut toutes les provinces et toutes les villes : cinq
mille person nes mouraient dans un seul jour. On re-
connut, par le registre des citoyens qui recevaient une
retribution de bU k Alexandrie, que cette cit£ avait
perdu la moitid de ses habitants \
En Italie enfin, Rome, quatre fois assiegee et prise
deux fois, subit les maux qu'elle avait inflig&s a la terre.
Les femmes, selon saint J^rdme, ne pardonnerent pas
m£me aux enfants qui pendaient a leurs mamelles, et
firent rentrer dans Ieur sein le fruit qui ne venait que
d'en sortir. Rome devint le tombeau des peuples dont
elle avait tx& la mfere. La lumifere des nations fut
6teinte; en coupant la t£te de Tempire romain, on
abattit celle du moride 1 .
! Voy. Chateaubriand, Etudes hist,, t. HI, p. 177, 183 a 188. Lors
hk MSftftS. 391
L'histoire, en nous faisant la peiuture gdnerale des
d&astres de l'esp&ce humaiue h cette £poque, a laisse
dans l'oubli les catamites particulieres, insuffisante
qu'elle &ait h redire tant de malheurs. Nous appre-
nons seulement par les apdtres Chretiens quelque
chose des larmesqu'ilsessuyaient en secret. «Lasociete,
boulevers^e dans ses fondements, dta mdme a la chau-
miere l'inviolabilit^ de son indigence j elle ne fut pas
plus h l'abri que le palais : a cette 4poque, chaque
tombeau renferma un miserable ! . »
Quand la conqudte barbare fut consolid^e et assise,
la fortune et la liberty des vatncus furent seules sacri-
fices au vainqueur. Mais la portion des terres conquises
que les barbares s'^taient adjugee donna naissance a
des vexations de toute es)>&ce, et continua, sous des
formes nouvelles* le syst&ne d'usurpation que les Ro-
mainsavaientsuivipartoutou leurs armess'etaientavan-
c£es. Nous ayons vu (page 549) le sort qui fut reservd
aux colons et aux propri&aires. Le m&ne sort fut fait
aux artisans. Les artisans ne furent plus libres de tra-
vailler pour eux-mdmes ; iis se virent adjug&, par le
droit de la guerre, aux chefs de leurs vainqueurs, et
ceux-ci, entour^s de forgerons, de charpentiers, de
cordonniers, de tailleurs, de teinturiers, d'orfcvres,
joignaient aux revenus de leurs terres les profits du
travail de ces ouvriers. G'etait encore la servitude
romaine, avec cette difference que naguere les Romains
l'exploitaient pour leur compte, et que maintenant ils
la subissaient pour le compte d'autrui*.
da sac de Rome par Alaric, « l'herbe terrte se feuebe mieax, » disait
ce terrible abatteur d'hommes {Zosim., lib. V, p. 106).
* Ibid., p. 193.
1 BlMwjui, Hi*, de I'&oon. jritt., I r p. 190.
392 MOTEN AGE.
Sous Charlemagne, 1'esclavage s'adoucit; maid il
s'&endit considerablement. Charlemagne gratifia son
maftre Alcuin d'une ferme de vingt mille esclaves 1 .
Chaque jour, d'ailleurs, les grands fonjaient les pau-
vres a se donner & eux corps et biens 1 .
L'esclavage Joint aux guerres de cctte epoque, dtait
sous les rois francs, comroe sous les Romains, une
cause active de misere dans les campagnes.
Le prix enorme du bU, et le has prix des bestiaux,
indiquent, d'ailleurs, assez que la terre restait en p&tu-
rage *.
La terre ne produisant pas assez de ble pour la'
nourriture de ses habitants, que faisait-on des enfants,
des vieillards impropres a la guerre ? On exposait les
tins, on raettait a mort les autres.
Les paiens du Nord exposaient leurs enfants, comme
les paiens de la Gr&ce ou de Rome. Le ver sacrum des
nations italiques, qui devouait a lexil une partie de
la jeunesse, se retrouve chez tons les peuples bar-
bares \ Dans le Nord, les enfants que laissait Paffran-
chi &aient exposes tous ensemble dans une fosse et
sans vivres. Le maftre retirait et elevait celui qui vivait
le plus longtemps. De m&ne, selon une tradition
lombarde, on sauvait de preference, parmi les enfants
exposes, celui qui saisissait avec le plus de force la
lance du roi 3 . L'enfant ne pouvait plus £tre expose
dfcs qu'il avatt pris la moindre nourriture, ne f&t-ce
1 Michelet, Hist, de France,' t. i, p. 344.
* Un bceuf ou six boisseaui de froment valaient deux sous. Cinq
boeufs, ou une robe simple, ou trenle boisseaux,' dix sous. Six boeufs,
ou une cuirasse, ou trenle-six boisseaux, douze sous (Desmichels,
Hist, du moyen dge 9 1. II).
1 Voy. Michelet, Origines du droit francai*, p. 3, 5, 7 et 415.
LA MISftRE. 393
qu'une goutte de lait ou de miel, les aliments consti-
tuant chcz les paiens du Nord tine sorte de bapt6me
int^rieur d'initiation, de communion a la vie qui con-
sacrait l'existence de l'enfant ' .
L'abandon, la mise a mort des vieillards d^rivait du
indme principe qui determinait 1'exposition des en-*
fants * .
La famine, ce flteau des soci&& peu avanc&s, dtait
la cause la plus commune de ces affreuses execu-
tions.
Sous Clovis II, en Tan 6(50, il y eut une famine si
grande, qu'on vendit jusqu'aux reliques des saints
pour subvenir a la n£cessit£ urgente 2 . Sous Charle-
magne, il y eut aussi deux famines extremes, en 779
et en 795. II y en eut une autre sous Charles le De-
bonnaire, en 820, et une autre en 843 s .
Apr&s ce r&gne, epoque ou les desordres politiques
^clat&rent avec plus de fureur, les famines se multi-
plierent a tel point que, dans l'espace de vingt-trois
ans, les chroniques font mention de quatorze annees
de famine extreme'. Pendant quatre annees, la dt-
sette fut si grande qu'elle porta les hommes a s'entr'4-
gorger pour se nourrir de leur propre chair. Ainsi,
depuis 843 jusqu'en 876, le nombre des anndes ou les
hommes mouraient de faim surpassa celui des annees
oft ils pouvaient vivre V
On vit encore, pendant le reste de la p£riode carlo-
vingienne, un grand nombre d'ann&s de famine et
* Ibid.
* Du Tillet, Rec. des Roys de France, III, p. 23.
1 Voy. Recueil des hist, de France, t. V et VI, passim ; et Du Tillet,
ub. sup., p. 44.
* Voy. Dulaure, Hist, de Paris, t. I, p. 465.
394 MOTBN AGE.
de pestilence. Je ne citerai que lea anuses 895, 890 et
940 1 .
La mauvaise nourriture que prenaient les peuples
pendant ces disettes engendra cette craelle maladie,
inconnue dans les temps civilises, et appetee le feu *a-
cri, la maladie des ar dents, le mal d'enfer. Le territoire des
Parisiens fut, en 945, desote par cet horrible fleau*.
En m6me temps que le corps &ait en proie a ces
souffrances, I'dme, Ve sprit, Intelligence &aient d£vo-
r&, annihil& par Finvasion des croyances les plus
absurdes, des stupiditls les plus grossi&res. La soci4t£
tout entfere dtait en dissolution.
C'est du sein des t&o&bres epaisses et des calamites
de toutes sortes qui s'abattirent sur le dixi&me sifede,
que naquit la pensee universelle que le monde allait
finir. L'an 1000 &ait le terme fatal de la vie de l'hu-
roanitd. Tout le monde s'y pr^parait comme k un £r£-
nement inevitable. Adventunte mundi vesper o } portent
tous les testaments ou chartes de donatipn qui nous
sont venus de cette triste ^poque.
L'an 1000 se passa, et la fin du monde ne vint point.
Mais la fin de la mis&re ne vint pas da vantage, et la
f£odalit£, multiple et fattrie, succ&lant a la royaufa£ de
Charlemagne, une et forte, n'etait pas de nature a en
r&oudre le probl&me.
La discorde, en effet, se mit aussit6t entre ces my-*
riades de roitelets qui se partag&rent la souverainetd
sous le nom de seigneurs ftodaux, et qui lavferent leurs
offenses dans le sang de leurs sujets. Pendant plus de
trois si&cles, l'Europe offrit l'aspect d'une vaste ar&ne
1 Rec. des hist, de France, ub. sup.
1 Dulaure, t*6. sup.
LA MIS&RE. 395
ou le plus fort exploitait le plus faible sans pitW. Plus
d'unitl nationale, plus de lien nulle part, partant plus
d'ob&ssance ; les guerres civiles amenerent les devas-
tations, les devastations produisirent l'abandon des
cultures, et de nouveau la famine ajouta ses rigueurs
& tous ces fldaux.
Les incursions des pirates normands furent pour nos
malheureux ancdtres une autre cause de famine, en
mdme temps qu'elles en etaient aussi Feffet; car le
genie de ces Itmps de mer, c'&ait la faim *.
La faim done les poussait, et la faim les attendait au
rivage.
L'histoire nous apprend que, de la fin du dixi&me
sifecle au commencement du douzifeme, dans l'espace
de cent douze ans, la famine qui, dans les siecles pre-
cedents, avait deja fait d'affreux ravages, reparut treize
ou quatorze fois, presque toujours accompagnde de la
peste ou d'autres epidemies meurtrieresj qu'elle dura
cinquante-une ann£es sur cent douze, k peu pr&s une
annee sur deux ; et qu'en de certaines annees la rage
de la faim fut telle, que les hommes furent plusieurs
fois pousses k s'entretuer pour se manger les uns les
autres 1 .
L'histoire nous apprend egalement qu'en Fan 160$
il y eut, en Angleterre, une famine si grande qu'on en
vint k manger de la chair humaine*.
Une famine, suiviede pestilence, sevit pareillement
en France, en Tan 1348, sous Philippe de Valois.
Ce fut la grande peste noire qui , d*un coup, entassa
* Voy. Mifchelet, Hist, de France, t. 1, p. 393.
1 Voy. Dulaure, Hist, de Paris, 1. 1, p. 470 et suiv.
• Voy. Du Tiilet, Recueil des roys de Franoe, in, j>. 03.
396 MOYEN AGE.
les morts par toute lachr&ient£. Elle dura seize raois
en Provence, et y emporta les deux tiers des habitants.
II en fut de m£me en Languedoc. Le mal fut si terrible
k Paris quil y mourait huit cents personnes par jour • •
En Italie, la peste fit encore de plus grands ravages :
la contagion dtait effroyablement rapide; k Florence
seulement il y eut cent mille morts. On avait faitde
grandes fosses ou Ton enterrait les corps par cen-
taines * .
Le fllau destructeur exer^ait alors d'autant plus de
ravages, que, dans la p&iode que nous parcourons, il
existait moins de moyens de le combattre. Nous avons
parte plus haut de la mauvaise nourriture. Nous d irons
un mot ici de la pauvret^ des demeures et des v6te-
ments.
Les rues les plus sales du Paris d'aujourd'hui ne
donneraient qu'une faible id^e de la plupart de celles
du Paris d'alors : — ^troites, tortueuses, non pav&s,
bord£es seulement de mis&ables bicoques, hormis dans
les endroits le long desquels r£gnait quelque edifice
public , remplies d'ordures et d'immondices qui n'd-
taient jamais enlev^es. La premiere idde de les paver ne
vint qu'a la fin du douzi&me si&cle. C'etaieut des cloa-
ques infects aussi hi deux k voir que malsains k ha*
biter 2 .
II y avait peu de maisons qui eussent des chemin£es;
on manquait des meubles et des ustensiles les plus in-
dispensables ; on n'avait point encore invente les four*
chettes, et chaeun mangeait avec ses doigts ; Ton n'a-
1 Voy. Michelet et les auteurs qu'il cite, Hist, de France, p. 343
et346.
* Dulaure, Hist, de Paris, 1. 1, p. 432 j et t. II, p. 66 et 67.
LA MISfrtE. 397
vait point non plus de serviettes; Ton s'essuyait avec
la nappe ' .
Les chdteaux, sous ce rapport, &aient au niveau des
chaumi feres.
On lit dans une lettre de Philippe- A uguste : « Nous
dounerons k la Maison-Dieu de Paris, pour les pauvres
qui s'y trouvent, taute la faille de notre chambre et de
notre maison de Paris, chaque fois que nous partirons
de cette ville pour aller coucher ailleurs 2 . »
A un si&cle de \k 9 sous Charles V, on ne pla$ait pas
encore de lumi&re sur la table, et nous lisons que, dans
le palais du comte de Foix, le prince le plus magnifique
de son temps, le souper n'est £claire que par quelques
chandelles de suif que des domesliques tiennent k la
main \
Qu'on juge, par ce luxe des palais royaux, de celui
des habitations particuli&res.
L'art de se v£tir n'£tait pas plus availed que celui de
se loger. Au douzi&me si&cle, les plus grands seigneurs
portaient la serge sur la peau. Fort en de?a de ce temps,
la femme de Charles VI, la reine Isabeau de Baviere,
se fait accuser de prodigality pour avoir voulu se don*
ner deux chemises. Les bas &aient faits de morceaux
d'&offes cousus ensemble. L'invention du tricot est
d'une Ipoque fort post&rieure 4 . Au quatorzieme sifecle
c'&ait un grand luxe de porter des souliers 4 .
Mais tout ceci ne faisait pas que les riches fussent
1 Ibid., t. II, p. 4i7.
• Ibid., t. II, p. 1*7 et 205.
• Voy. le Memorial de chronologie, etc,, au mot Chandelle.
4 Le premier bas tricottt qu'on ait vu ea France est du milieu du
seizifeme sifecle (Voy. le Manorial de chronologie , (Thistoire indus-
tries, etc., aux mots Lin et Chanvre, Bas t Costume, Chaussure, etc.)*
98ft HOT** AGB.
■
malheureux ; 3 tear manquait aeulemeni les comma*
dit& que procure une civilisation plus avancee. II n'y
avatt de malheureux que le peuple.
On voit par diffiSrents Capitulaires que les inginus
ou homines libres £taient, pour les comtes, les nobles
et les seigneurs, les objets d'une persecution conti-
nuelle. Avaient-ils de la fortune; on les d^pouillait
de leurs biens. Etaient-ils pauvres; on les assujeltis-
sait k faire chea les seigneurs un service humiliant*
Avait-on la guerre; on les for$ait toujours k marcher
les premiers. Cherchaient-ils a s'y soustraire ; on les
ruinait par des amendes exorbitances ou la prison \
Le m&ne sort leur fut reserve, sous la feodalitd
mitig^e, comroe sous la f^odalite pure.
Les tentatives des rois pour ramener a l'unite d'ac-
tion les forces ^parses des seigneurs n'aboutirent qu'i
centraliser les causes actives de la misere.
Faibles et mis&ables elaient les ressourees des rois
d'alors pour suffire k leurs d£peoses , surtout k celles
necessities par la guerre. Pour pouvoir y subvenir, Us
recoururent k l'altlration des monnaies et a Fimp6t
universel de la malt6te.
Les seigneurs pillaient moms, mais les agents du
roi les avaient re replaces. La main royale couvrait
tout, mais on ne la sentait gu&re que par la griffe du
fisc. Si l'ordre venait, c'^tait par saisie universelle :
le sel, 1'eau, Fair, les rivi&res, les for£ts, les gu&,
les d£fil&, rien n'echappait k 1'ubiquitd fiscale 2 .
En 1545, Philippe de Valois pr&evait un droit de
quatre deniers par livre sur les marchandises, lequel
1 Baluzii Capitul. Jib A y vk 485 et 486.
* Voy. Micfaelet, Hist, de Franoe, HI, p. 49, 273, 363 et 366.
LA MStaff. 399
&ait permit k chaque vente. Le percepteur campait sur
le marche, espionnait marchands at acheteurs, mettait
la main a toutes les poches, et demandait sa part sur
ua sou d'herbe *.
En 1355, les fitats vot&rent une taxe sur le revenu ;
cinq pour cent sur les plus pauvres; quatre pour cent
sur les biens mldiocres; deux pour cent sur les riches.
Moins Ton avait, plus on payait \.
Mais on eut beau presser et tordre, le patient etait
si sec qu'on n'en pouvait rien exprimer '.
Tel £tait l'&at de mis&re, depression et de d&es-
poir oik tombaient, au milieu de ces exactions, une
multitude d'hommes libres, que plusieurs renongaient
k leur liberty souvent plus onereuse pour eux que la
servitude. Gette demission d'hommes libres s'appelait
ebnoxiatio, et des millions de malheureux s'y r&i-
gnaient pour jouir de la protection que certains sei-
gneurs et certains couvents assuraient k lews vassaux
inf£od£s 3 .
Des milliers d'autres malheureux, sachant tout ce
que cette protection avait de peu tut&aire, aimaient
mieux tendre la main k la charity que de tendre le
cou a son joug. « De 14, dit Loyseau, tant de mendiants
valides dont notre France est actuellement toute rem-
plie, k cause de l'exo&s des tailles, qui contraint les
gens de besogne d'aimer mieux tout quitter et se ren~
dre vagabonds et^ueux, pour vivre en oisivetd et sans
souci aux d^pens d'autrui, que de travailler conti-
nuellement, sans rien profiter et amasser que pour
payer lews tailles. A quoi, si on ne donne ordre en bref,
• Ibid.
• Voy . Intro*, k YBiit. de Charte$~Quint f U II, not* IX.
j
400 MOYEN AGE.
il arrivera deux inconv&ients par la multiplication
^norme qui se fait journellement de cette racaille, a
s$avoir : que les besognes des champs demeureront
faute d'hommes qui s'y veuillent employer; Fauti-e,
que les voyageurs ne seront plus en assurance par les
chemius, ni les gens des champs ni leurs maisons 1 . »
Cette foule de mendiants et vagabonds se grossissait,
chaque annde, de la foule des penitents que la fureur
des pfelerinages poussait par troupes k Jerusalem, k
Rome, k Tours, a Compostelle, et autres lieux de de-
votion. Cette fureur £tait si generate au onzi&me siecle,
que les £v6ques, les princes, les rois m&nes y atta-
chaient souvent la condition de leur salut. Mais, des
le neuvi&me sifecle, on se plaignait des nombreux abus
qui s'y commettaient \ Des pr6tres et des clercs cri-
minels se pretendaient purges et r£habilit& par ces
excursions lointaines. La contagion de l'exemple ga-
gnait les masses. « Les seigneurs, dit Fleury, en pre-
naient occasion de faire des exactions sur leurs sujets
pour fournir aux frais du voyage, et c'etait un pretexte
aux pauvres pour mendier et vivre vagabonds. II y en
avait, entre autres, qui couraient par le pays, nus et
charges de fers, faisant horreur k tout le monde.
Beaucoup, d'ailleurs, avaient re$u pour penitence de
passer leur vie, errants comme Cain, et portant les
marques de la mi sere. Et comme les pelerins &aient
regardes comme des person ues sacr^es, nul n'osait ni
lien leur refuser, ni rien leur faire '• »
Apr&s les pfelerins vinrent les flagellants, autres
fanatiques du quatorzifeme si&cle, vaguant, allant sans
• Loyseau, Traiti des Ordres, ch. VIII, n* 55.
* Fteury, Mmrsdes ohrit., LXUI, et Dise. sur I'Hist. eeel, p. 88.
LA MJSfeRE. 401
savour ou, comrae pouss^s par le vent de la colore
divine. Demi-nus sur les places publiques, ils se frap-
paient avec des fouets armds de pointes de fer, chan-
tant des cantiques qu'on n'avait jamais en tend us, et
yivant d'aumdnes ou de gueuseries. A Noel 1349, on
n'en comptait pas moins de huit cent mille, en France
seulement ' .
Avant eux &aieut venus les moines mendiants, con-
stitu&, pour la premiere fois, en ordre religieux, au
commencement du treizifeme si&cle, ordre de grugeurs
et de mangeurs qui ramassaient les miettes de la taille
et d6voraient le dernier morceau de pain du pauvre
^chapp^ a la voracite du fisc.
Avant eux aussi etaient venues ces bandes de paysans
arm^s qui, sous le nom de pastoureaux, avaient
desole la France pendant ia captivity de saint Louis,
et, sous pretexte de delivrer la terre sainte, mas-
sacre les Juifs et ravage leur propre pays. Les pas-
toureaux reparurent sous Philippe le Long, de 1316
k 1322.
D'autres pillards devastferent le royaume, en Tan
1356 et les annees suivantes. Ceux-ci etaient Anglais :
la France alors &ait livree a l'Angleterre.
D'autres pillards leur succederent aprfes la captivity
du roi Jean; ceux-ci etaient Fran$ais; c'etaient de no-
bles seigneurs, les vaincus de Poitiers qui, revenant sur
leurs terres pour y recueillir le prix de leur ran$on, ne
pouvaient y parvenir qu en ruinant le paysan. Par-
dessus arrivaient les soldats licences, volant, viol ant,
tuant; ils torturaient celui qui n'avait rien pour le for**
cer k donner encore.
1 Nichelety ub. sup., p. 345.
26
402 MOYEW AGE.
La plus grande mis&re de la France, k oette Ipoque,
6tait le brigandage des campagnes,
La premiere victime ^tait toujours le paysan.
« Les souffrances da paysan avaient passe la mesure ;
tous avaient frappe dessus comrae sur une hdte tombta
sons la charge : la b£te se releva enragle, et elle raor-
dit 1 .*
De 16, la Jacquerie.
Les Jacques payment a leors seigneurs un arri£r£ de
plusieurs sifecles; ce ful une vengeance de d&esper&,
de damn£s. II ne restait plus rien que dans les cha-
teaux j ils forcfcrent les chateaux et ^gorg&rent les no-
bles 1 .
Mais les nobles ne tardferent pas k prendre leur re-
vanche. Le roi Jean etant rentnS en France, il se fit
comme une croisade des nobles contre le peuple > les
nobles flrent partput main basse sur les paysans, sans
s'informer de la part qu'ils avaient prise k la jacquerie;
ils se mirent h tuer et k bruler tout dans les campagnes,
a tort ou a droit. « Ils firent tant de mal au pays, dit
un contemporain , qu'ii n'y avait pas besoiu que les
Anglais vinssent pour la destruction du royaume : ils
n'auraient jamais pu faire ce que firent les nobles de
France 2 . »
La France &ait devenue un desert; on ne cultivait
plus, on ne taillait plus les vignes. Le setier de ble, qui
se donnait ordinairement pour douze sous, se vendait
raaintenant {rente livres et plus. La cherts des vivres
amend la mauvaise nourriture, et celle-ci l'effroyable
mortality des artndes 1361 & 1363. Cette fois, le mal
* Michelet, ub. sup., 401 et406.
1 /&«*., p. 408, 410, 436.
LA MISfotE. 403
atteignit les hommes et les enfants, plut6t que les vieil-
lards et les femmes, frappant de preference la force et
Fespoir des generations * .
A ces frequentes ^pid&nies venait se joindre l'dpi-
d&nie du crime. Le quatorzteme sifecle, cette fere na-
tionale de la France, com me on l'appelle, fut celui des
accusations d'empoisonnement, d'adultferes, de faux,
de sorcellerie, — de sorcellerie surtout, — en m6me
temps que celui des supplices atroces, obsc&nes, les-
quels, &ant eux-mdmes des crimes, punissaient les
crimes et les provoquaient. Plus on brtilait, plus il en
venait \
Ce temps dtait comme le r&gne du diable 3 .
Le quinzieme siecle ne fut pas moins fertile en
crimes et en miscres. Les Armagnacs et les Bourgui-
gnons, les bouchers de Paris et les cabochiens, Jeanne
d'Arc et le bucher de Rouen, la praguerie et les eScor-
cheurs, etc., etc., sont autant de jalons qui marquent
les divers degr^s de souffrance par lesquels la France
a passe pendant cette triste p£riode de son histoire.
Toutes ces miseres, dont nous venons desquisser le
tableau, ont imprim£ au moyen &ge un caract&re par-
ticulier de tristesse poignante et profonde, — tristesse
telle que Timpression en est arriv^e jusqu'a nous, k
travers six sifecles j — telle, qu'il est encore impossible
de prononcer le nom du moyen Age sans r^veiller des
sentiments de terreur et de m&ancolie, ce dont on ne
peut trouver Implication que dans les catamites sans
pareilles que les dominations de cette Ipoque firent
peser sur le monde.
* Ibid., p. 425, 428, 435.
1 Ibid., p. 209 et 210.
26.
404 MOTEN AGE.
CHAPITRE H.
Remade* an mal*
Abolition do l'esclavage. — - Afflranchissement des communes. — Organisation
da travail. — Institutions repressive*. — Institutions do bienfaisance. —
llonasteres. — Groisades. — Resultats obtenua.
A tant de maux, le moyen Age chercha-t-il, trou-
va-t-il quelques temperaments, quelques adoucisse-
ments, quelques rem&des? II en essaya plusieurs qui,
s'ils n'atteignirent pas le but, en indiqu&rent du moins
la voie. £tudions-les dans leur origiue, dans leurs
dlveloppements, dans leurs effets.
I I.
Afcolltlon «• I'EseiATAtc.
Mission sociale du clerge*. — Charitl temperee par la prudence. — Affranchis-
eements graduels. — Serfs de corps, serfs de la glebe. — Leur condition en
droit! — Id. en fait. — Le servage substitue a l'esclavage. — Differences
oeces deux 6tats. — Ordonnances cllebres de Philippe le Bel et de Louis le
Hutin. — Les serfs refluent la liberti qui leur est offerte. — Pourquol.
Lorsque les Francs s'&ablirent dans les Gaules,
Tan 420, ce pays pouvait con ten ir de dix-sept k dix-
huit millions dhommes , sur lesquels cinq cent mille
chefs de famille tout au plus &aient de condition k
payer la capitation romaine *. Gela veut dire que les
deux tiers au moins des habitants &aienl de condition
servile ; cela veut dire que les Francs prirent ces deux
1 Chateaubriand, Etudes historiques, t. III.
ABOLITION DE l/ESCLAVAGE. 405
tiers comme esclaves d'origine, et asservirent l'autre
tiers comme esclaves par droit du plus fort ; c'etait le
droit des gens de ce temps-l&; droit aflreux! et qui
pourtant marque le premier pas des barbares vers la
civilisation ; car l'homme enticement sauvage tue et
mange ses prisonniers : ce n'est qu'en prenant une
id^e de l'ordre social qu'il leur laisse la vie, afin de
les employer k ses Iravaux ' .
Le christianisme declara tous les hommes £gaux,
Dfcs lors , la grande mission sociale du clerg4 fut Y6-
mancipation des classes esclaves. Mais, provoquer pr&-
matur&nent des affranchissements par masse, au sein
d'une soc&t^ si peu imbue encore des vertus du chris-
tianisme, c'eAt 6t6 appeler sur cette soci&d naissante
un mal plus grand que l'esclavage m£me *. Seul dis-
pensateur de Taction civilisatrice, a cette ^poque, le
clergd sut unir la charitd k la prudence. Acceptant
la part qui lui fut attribute dans la grande licitation
qui fut faite par la eonqudte des terres et des esclaves
du monde romain, il se r&erva d'am&iorer graduelle*-
ment le sort de ces hommes qui, sous la domination
plus douce et envi£e de T^glise, se consid&aient
comme appartenant k Jdsus-Cbrist. II s'&udia surtout
k leur preparer une carrifere d'utilit^ et de bien-dtre
par le dtfrichement des fordts qui couvraient les plus
belles contr^es de l'Europe. Lorsque ces d^frichements
Itaient op£r£s, les abbayes de moines remettaient aux
esclaves agriculteurs une portion de terre suffisante
pour les nourrir avec leur famille et payer une rede-
vance annuelle. (Test ce qu'on appelait une manse.
1 Jbid. y Voy. ci-dessus, t. 1, p. 240,
' Voy. ci-dessus, p. 144 et suir.
406 MOYEN AGE.
Cette esp&ce de bail , fait du raaitre k l'esclave 9 se
prolongeait plus on moins selon l'activite et la probity
du nouveau colon. Lorsque le colon avait ranaasse
uu p&ule suffisant, et si deja il n'avait&^ affrancbi
completement, il pouvait se racheter ainsi que sa fa-
mille. II eat facile d'apercevoir combien ee systfrme
tendait k censtituer, au sein de cette classe jusqu'alors
si infortunde, la famille, la propriety, l'iftteUigence,
l'industrie, et, enfiii, la liberty 1 .
L Emancipation cosmmen^a par l'esclavage domes-
tique. De'jk, sous les rois de la secende race, on ne
voyait plus de serfs de carps dans les maisons, il n'y
avait plus que des serfs de la glebe dans les cam-
pagnes.
Le carail&re particulier des moeurs germaines dut
<x>ptribuer plus que tout a 1'abolition de la servitude
domestique. II paralt qu'une secte d'orgueil , propre
Mix dominateurs du moyen Ige, et quon n'apergok
point chez ceux de l'aatiquitd, ne leur permetteit pas
4e se laisser approcher par des homines de condition
servile, et qu'ils ne consentaient k avoir auprfes d'eux
que des pefsonnes de leur condition. Accepter le ser-
vice de ifuelqu'ui), Tintroduire dans sa maison, dans sa
famille , ee n'^tait pas lhumilier, l'avilir, c'etait lui
. donner une marque.de consideration etde confiance*.
(( L'effet de cette disposition, observe M. de Montlo-
fiier, fut de renvoyer peu k peu a la profession des me-
tiers et k la culture des terres ces mis4rables que les
Gaulois faisaient servir, ainsi que les Romains, dans
l'iuterieur des maisons. Les Francs, ajoHte-t-il plus loin,
* De Villeneuve Bargemont, Hist, deftcon. poUt;i. 1, ch. THL
, s Ch. Dimoyer, Libert* du travail, liv. IV, ch. V.
ABOLITION DE L'ESCLAVAGE. 407
a'admirent, en s'&ablissant dans les Gaules, aucun es-
clave a leur service personnel. A mesure que les Gau-
lois ing&ius devinrent Francs, et adopterent les moeurs
franques, ils se d&irent de mdme de leurs esclaves, et,
a la fin, 1'esclavage tomba et s'abolit. II est constant,
dit M. de Montlosier, que, vers le douzi&me et le trei-
zifeme Steele, c'est-a-dire au temps ou les mOeurs fran-
ques ont 4t& pleinement itabltes, on n'a plus vu d'es-
claves en France. II y avait dep serfs de la gl&be, il y
avait des artisans dans la condition de sujets et tail—
tables a merci ; mais la servitude domestique avait
complement disparu. II est constant encore, poursuit
M. de Montlosier, 4ju'& cette dpoque aucun gentilhomme,
baron, ch&telain ou vavasseur, n'a adrais ce qu'on ap-
pelle un esclave a son service. II est constant qu'il n'y
a eu d'autres serviteuss parini les nobles que des pa-
rents ou des amis, et que, pour approcher, en g^ndral,
ces gentilshomnies, il lui a fallu Atre geniilhomme comme
lui. Le service personnel, le service qui faisait apprOr
cher habituellement de la personne dumattre, qui met-
tait avec lui dans un commerce particulier, dans una
familiarity intime, un tel service ne pouvait &re confix
qu'4 ce qu'il y avait pour lui de plus noble et de \Aw
cber. Ce fut, de la part dune femme de quality, une
faveur de permettre k d'autres femmes de partager
avec elle Jes soins domestiques ; ce fut ^galement une
faveur, de la part dun baut baron, de permettre k des
enfantsde ses parents etde ses amis de venir s'adjoha-
dre aux enfants de la maison pour rem pi ir, A-letir pUfie,
ou oonjointement avec ceux-ci , les fonctiofrs dont Hs
dlaient charges; les seigneurs envoyaient ainsi r£ci-
proquementles uns chezjes autres leurs enfants, pour
soigner les chevaux, servir k table, remplir les office
408 MOYEN AGE.
de pages et de valets. Ges moeurs, concen trees d'abord
dans un petit n ombre de families, se propagent insen-
siblement, envahissent tous les domaines, et descen-
dent de la demeure des rois, ou Ton avait pu les re-
marquer des 1'origine, jusqu'au cMteau du plus petit
seigneur 1 . »
Quant k 1'esclavage de la glfebe, le moyen Age lui vit
subir une transmutation non moins complete.
Quatid on consid&re, en effet, la condition des classes
asservies k 1'lpoque ou 1'esclavage a exists sur la terre
dans sa plus grande plenitude, au fort de la domination
romaine, k la fin de la r^publique et dans les premiers
temps de 1'empire, on trouve qu'alors les esclaves de
toutes les classes, ceux notamment qu'on employait a
la culture des champ?, et ceux par qui Yon faisait e*er-
cer les metiers, &aient pleinement possed^s, et pou-
vaient 6tre isol^ment vendus. Quand, au contraire, on
considfere les m£mes classes au moyen &ge, a l'^poque
du complet &ablissement du regime feodal 1 vers les
onzifeme et douzikne si&cles, on n'aper^oit plus d'es-
claves proprement dits. Les hommes qui exercent les
arts et metiers, dans l'int&ieur des vilies, sont encore
sujets a bien des violences, a bien des exactions, mais
ils ne sont la propria de personne. Ceux qu'on voit
r£pandus dans les champs se trouvent comme euchaf-
n& k la terre qu'ils cultivent ; ils en font, pour ainsi
dire partie; ils peuvent 6tre ^changes, donnas, vendus
avec elle; mais on ne peut plus les vendre comme indi-
vidus avec les autres bestiaux, j s'il ne leur est pas per-
mis de quitter la terre a laquelle ils sont attaches, on
1 De Montlosier, De la Monarchi$ francaise, etc., 1 1, p. 43 et 141
* M6,
ABOLITION DE L'ES€LAVAGE. 409
Me peuf pas nan plus les en distraire, et il y a quelques
limites k la domination exercee sur eux. D'un autre
c6t£, Fun des pouvoirs qui gouvernent la soci£t£ , le
pouvoir spirituel, se recrute en grande partie dans la
population serve, et, tandis qu'a Rome les esclaves et
les proletaires ne pouvaient faire partie de Farmde,
les serfs et les artisans du moyen kge forment la popu-
lation militaire des seigneurs 1 .
(Test done un fait Strange, mais certain, que la f£o~
dalit£ a puissammeut contribud k l'abolition de l'esela-
vage par l'£tablissement du servage.
Rien de plus remarquable k ce sujet que les termes
de l'ordonnance par laquelle Philippe le Bel confirme
1'aflranchissement des serfs du Valois : « Attendu que
toute creature, qui est formee a I'image de Nostre-
Seigneur, doibt geu^ralement estre tranche par droit
nature], et en aucuns pays de cette naturelle liberty ou
franchise, par le joug de ia servitude qui tant est hai-
neuse, soit si effaci^e et obscurcie, que les hommes
et les fames qui habitent fcs lieux et pays susditz, en
leur vivant sont reputes ainsi conmie morts, et k la fin
de leur douloureuse et ch&ive vie, si estroitement li&s
et demenes, que des biens que Dieu leur a presto en
ce si&cle, ils ne peuvent en leur derni&re volont^ dis-
poser ne ordenner 2 ... »
Louis le Hutin fut encore plus liberal dans les lettres
patentes qu'il donna, le 3 juillet 1365, pour Faffran-
chissement des serfs de ses domaines 3 . Mais ces lettres
1 Ch. Dunoyer,u6. sup.
• Ord., XII, 387. Ann. 4311.
• « Louis, par la grace de Dieu, etc. : Comme, selon le droit de na-
ture, chacun doit nattre franc, et par aventure, pour le meffet de
leurs pr&lecesseurs, moult de personnes de notre commun pueple
410 MOYEN AGS.
qui* de iiotre point 4® vue d'aqourd'hsri, eussent d&
aeulever dans )a population serve des eria d$ recon-
naissance et de liberty, la laiss&tept indifferante ef;
froide. Cast que le peyple n'y vit qu'un moyeu 4*
finauoes imaging par te toi tib^rateur, dans la but d'ob-
tenir, par le rachat du sewage, uu argeot dont il avail
besoin \ De sorte que lea serfs qui <M>nsentirept k sa
racheter se trouverent .en ai petit nombre , que h i$»
d^olare , dans una aeeeqde ordoqnanoe , que « plu-
sieurs n'ont paa ccpi#u la grandeur du bien&it q&
leur ^tait accord^, » et wdogroe, ea cons&ju$ace, qu'oa
lea tuoutraigae k payer de grosses aomrnes, c est-4-dire
qu'on les oblige k devejiir iibres.
Mats, de cette liberte-la les pauvneaawfe s'obatfag£r
retort a pe vouloir poiot. Qu etait-oe, -en «ffet, q*je c$He
libei)t£, sinon le deplacemeut au lieu de l'abftUtton 49
l'ltscLavage? L'esclavage avait pasa^ du serf affyaiiGhli
rbecume libre asservi, ep oe sens que lesbommes ftbrea*
devenus plus raalbeureux que les serfs, p'ayaiept pi up
k JQuir que dune liberie plus enchatnee que la servir
fade. Celt? libert£~la se subitj elle ne fi'acbfete paa.
soient encheues en lien de servitudes qui moult nous dgplalt, Nous,
considerant que notre royaume est dit et nojnml ie royaume das
Francs, et voulant que la chose en v6ril£ soil aficardanle,au nom,. v
par deliberation denotre grand conseil, avQnsordonug, et ordonpons
que, par tout nostre royaume, telles servitudes soient ramenies a from-
■ehises,eth tous ceux qui de ourine, ou aqeiennste, ou der&ouvel for
manage, ou par residence de lieux de serve condition, spat eqctaqs
ou pourraient escheoir en liens de servitudes, franchise soit donne* a
bonnes et convenables conditions (Ord., I, p. 583).
1 L'ordonnance precipe se termine par ce mandement amx cpllec-
teurs, sergents, etc.: « Vous commeltons et mandpns ppur traitei et
jaoeordez avec eus {serfs) de oertaines compositions par lesquellep suf-
fi*ante recompensation noqs soit faite des Emoluments qui des ditqs
AFFRANCHISSEMCNT DBS COMMUNES. 4lt
Origine et cause de cet affranchissement. — Son earactere. -*. Contulatum, Sir
gillum, Communhatem. — Noms divers que prennent lea communes aflran-
chies et leurs magistrate. ; — La royantS s'unit aux bourgeois. — Louis le
Gros. — Le cjerge* eatril favorable on hostile a I'affranchjsflemept rfes 4omr>
munes? — Novum ac ptwmum nomen. •— A vantages du self government
pour les communes. — Sea Inconveniente. — * Qu*y gagne le peuple ?
Les villages detenus bourgs, les bourgs devenus
villes, formaient, dans les premiers sifeeles de k France
ftodale, autant de communes, autant de eommunaut^s
d'habitants dont les membres, vassaux d'un m&ne sei-
gneur, £taient unis entre eux par la solidarity des jn6-
mes int£r6ts, par les liens du m&ne joug.
Plusieurs de ces communes, il est vrai, avaient db-
tenu de leurs seigneurs diverses franchises, diverses im-
munity quidevaient rendre eejougmoins lourd; mute,
toujours trop ch&rement payees, et racbet£es souvent
par de nouvelles et plus poignantes douleure, ces ina-
munit&, ces franchises, n'&aient presque jamais qu'ua
flaot depouilte de sa chose, et les oommtraes auxqueSIes
elles avaient 6t£ octroy&s n'etaient, en definitive,
ni plus libres, ni moms surcharges que cellos qtri
avaient gard£ leur joug primitif .
Toutefois, quelques communes avaient obtenu de
leurs seigneurs, soit par convention \ soit par insurrec-
tion arm£e% le triple privilege sur lequel reposait toute
1 Voj. exemples de ces concessions, Granier de Cassagnac, Classes
ouvrieres, p. 444 et 147.
* Dans le onzieme siecle, on Tit se former les premieres cornmu-
nautis qui se leverent en armes pour se d^fendre contre les exactions
de leurs seigneurs. Le Mans en donna le premier exempleconnu, en
413 MOYEN AGE.
commune affranchie : Conmlalum, Sigillum et Communi-
iatem, c'est-&-dire l'administration, la justice et le tr£-
sor public 1 . Mais le plus grand nombre restait sou mis,
sans garantie, a toutes les capricieuses et tyranniques
suctions du pouvoir f&odal.
C'est pourquoi ce cri terrible : Affranchissement des
communes ! retentit, avec tant d'uuanimit^ et tant d'e-
nergie, k la porte des donjons feodaux, au commence*
ment du douzi&me si&cle.
Ge cri, repoussd vigoureusement par les seigneurs,
fut vivement accueilli par la royaut^, aussi intifressle
que les communes k 1'abaissement du pouvoir des ba-
rons.
La royaut£ ne pouvait rien toute seule contre cette
nu^e de seigneurs retrenches dans leurs donjons, et qui
exploitaient pour leur compte personnel les ressources
de la France. Les communes ne pouvaient p^s davan-
tage sans l'appui des rois. II y eut done entre elles et
eux une veritable alliance offensive et defensive, qui n'a
pas peu contribud a fonder l'independance et l'unitl
nationales.
Louis le Gros (de 1108 k 1137) est le premier roi qui
ait recouru k l'appui des bourgeois pour r&ister aux
usurpations de la noblesse. C'est aussi le premier roi
qui ait, non pas, comme on Fa dit k tort % £tabli les
communes en France % mais accord^ les premieres
4070 (Desmichels, Pric. de Vhist. du moyen dge, p. 239. Voy. autres
exemples, Granier, ub. sup., p. 453).
s Voy. a ce sujet Granier, ub, sup., p. Hi.
1 Voy. le preambule de la cbarte de 4814, et la dissertation de M. A.
Thierry k ce sujet dans ses Lettres sur I'histoire de France.
• « II y avait des communes libres, et des communes insurgees
avant que Louis le Gros leur octroyat des chartes. Mais c'est k partir
AFFRANCHISSftMEHT DBS COMMUNES. 413
ehartes d'affiranchissement aux communes qui y
existaient depuis la formation des bourgs ou des vil-
les % et cela pour les soustraire k la tyrannie des sei-
gneurs *.
On compte deux cent trente-six actes de gouverne-
ment relatifs aux communes dans le cours des dou-
zi&me et treizi&me si&cles ' . Les rois n'&ant pas les seuls
qui donnassent des ehartes et qui interviqssent dans
les affaires communales, il est facile de concevoir l'£-
nergie du mouvement gln&al des esprits, et l'impor-
tance du changement qui s'&ait op&£ dans la condition
des peuples k cette fyoque.
Ge mouvement, ce changement ne furent pas pro-
pres k la France* Nous voyons, en effet, s'&ablir pres-
que simultan&nent les communes dans toute rEurope,
en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre.
G6nes, Florence, Venise, Barcelone, Br&ne, Lubeck,
Hambourg, Bruges, Londres, Bristol, Paris, Lyon,
Marseille, semblent un moment regies par les m&nes
lois*.
Quels que fussent les noms divers que prissent les
de son rfegne que les affranchissements se multiplient, tant par
la couronne que par les seigneurs » (Ch&teaub., Etudes hist., Ill,
292).
1 Voy. dSveloppement k ce sujet dans YHist. des classes ouvrieres
de If. Granier de Gassagoac, p. 146 et suiv.
' On lit dans le prgambule d'uoe charte communale accordge aux
habitants de Dourlens, a que cette charte est conc£d£e k cause des in*
jnstices et des vexations exerc&s par les puissants contre les bour-
geois de la dile ville. » Philippe-Auguste disait, en octroyant une
charte k la ville de Saint-Jean-d'Ang61y, qu'il y adh&ait de grand
coeur afin que les habitants pussent mieux dlfendre et garder tant
leurs droits que les siens.
* Guizot, Cours d'hist. mod., t. V, p. 432.
4 Voy. Blanqui, Hist. deVicon. polit., 1. 1, p. 209.
414 MOYEM A£«.
communes affranehies ' et tears, magistral**, la sdret&
des personnes et des propriety la garantie sottdaira
de chacun des membres de l'association, Election des
magistrats municipaux et leur juridiction parlieuUer©
etaient les bases de krate eharte d'ineorporaiion com-
raunale \
Un Iconomtste saoderoe a r&uitte en ces termes les
resultats de eette grande innovation : « La riehesso
mobili&re s'&ablit fi&rement, dans les communes affran-
ehies, a c6i6 de la propriety fonc&re et y revendiqoe
ses droits. La terre, incapable desormais de suffire seule
aux besoins de la societe nouvelle, commence k perdre
de son prestige, et voit passer aux mains des artisans
une part du pouvoir des proprietaires. La democratic
apparaf t, forte de l'esprit dissociation et de toutes les
ressouroes du travail organise et discipline. Le tiers-*
&at se constitue; la classe moyenne, rdvee jadis par
Aristote, de? ient un corps d^liberant, accorde ou refuse
des subsides, se joge, se garde, se regit elle-m6me. La
population s'accroi t avec les moyens de subsistance ;
les industries se perfeclionnent, le commerce donne le
signal du rapprochement general des nations, et les
ch&teaux forts deviennent tributaires des manufac-
tures 4 . »
1 Ces noms variaient selofi les locality : Communio, Communia,
Communitas, Franchisia, Consuetudines, Libert as, Burgesia, etc.
(Vojr. textes a ce sujet dans VHist. des classes ouvrieres, p. 443).
* Touraai avait trente Jurats; P6ronne, vingt-deux Cossors; ChA-
leauneuf, en Touraine, dix Bourgeois. Les officiers de la commune de
Verdun s'appelaient li Communs de la ville; ceux de Boussac, Con*
iuls; ceux d'Issoudun, Gouverneurs; ceux de Nancy, Francs-Bour-
geois ; a la tfte de ces conseils se trouTai t un maire gleclif, appelg aussi
maXeur eiprevdt (La Thomasstere, Cout. loc. f ch. XIX).
* Desmichels, ub. sup., p. 239.
* Voy. Blanqui, ub. sup., p. 240.
AFFRANCHISSEMBNT DES COMMUNES. 4 15
Pourq&oi done le clergl, si favorable a F&ttan-
eipalforr progressir 6 des esclares , se monf *&-t4l g£-
n&alement si 6ppos6 k I'affrafi6hissem6tit des eton-*
munes 1 ? (Test que cet affranchissement ouvrAit la
porte k la r^volte en m6me temps qu'k la liberie,
et que, parall&lement k ce fait, s'en produisait uu
autre non moins inqui&ant pour Ffiglise, savoir :
l'affranchissement de la raison, s'insurgeant contre
le priucipe mdrae de l'autorit6 2 . Le clerg£, cepen-
dant, ne fut pas le dernier a comprendre le besom
de eette dpoque; et si Ion vit plusieurs princes de
rfiglise r&ister courageusement aux exigences in-*
tempestives, et comprimer une liberty qui d^g6n&aH
en violence % on en vit d'autres aller au devant des
yoeux du peuple, pr£sider eux-mdmes k l'organisa<*
tion des communes/ et leur octroyer des chartes et des
franchises 4 .
Au fond, les avantages du self-government, re-
vendiqu^s et conquis par les communes, n'ont-ils
pas 6t/6 contre-balancds pour elles par les charges -et
la responsabilitf nouvelles qui en ont 6t6 la con-*
sequence ndcessaire ? Ge qu'il jr a de certain , c'est
que les communes affrancbies, obligees de pourvoir
aux ddpenses municipales , cre&rent des taxes , des
1 a Novum ac pessimum nomen, » s'ecrie l'abbe* Guibert, chrOniqueur
du douziemesiecle; « nouveaulg d&estable qui r6duit les seigneurs a
ne pouvoir rien eiiger des gens laillables au-dela d'une rente annuelle
une fois payee, et qui affrahchit lfcs derfs ded leveed d'argent qu'on
avail coutume de faire sur eux » (Voy. Aug. Thierry, Lettres sur Vhist.
de France, p. 248 a 250).
* Voy. V Introduction d I' Hist, de saint Bernard^ par M. l'abbe* Ra-
usbonne, t. I, p. 73.
* Voy. Dunoyer, Libertt du travail, liv. IV, ch. V,
* Voy. l'abbe* Ratisbonne, ub. sup.
4 16 MOYEN AGE.
privileges, des monopoles, des barri&res, des douanes,
comme l'avaient fait les rois et les seigneurs; — ce qui
fit qu'il n'y eut gu&re de changl, pour le peuple, que
le nom du maitre*
§ in.
Organisation da TravafL
Corporations de m6tien on jurandes. — Reptibllques ouvrleres.
La terre &ant le patrimoiue exclusif des nobles
et des anoblis, le travail des mains et l'industrie
deviurent le patrimoine exclusif des serfs affran-
ehis et des bourgeois. Et comme ce patrimoine,
laiss£ sans defense, pouvait devenir la proie des sei-
gneurs fcodaux, les classes laborieuses du plus grand
nombre des villes et des bourgs mirent en faisceau
leurs intents individuels, et s'associerent en cor-
porations ou jurandes, poor les garantir, sous la
loi dune solidarity commune. D'autres, absorbant
la terre dans le travail, ^tablirent la propri&£ sur
le seul pivot de l'industrie, et convenient les gou-
vernements de leurs Etats en rdpubliques ouvrieres.
C'est sous ces deux aspects que nous allons en-
visager la question de I'organisation du travail au
moyen Age.
i . Corporations de metiers ou jurandes*
Origine des jurandes du moyen age. — Ont un triple caractere : religieux,
civil, militaire. — Different des jurandes romaines. — On est toujour* libra
d'en sortir. — Mais, maflres du sol ie sont aussi des metiers. — Glebe pour
1'atelier, comme glebe pour la culture des champs. — Hilrarchie feodale ap-
pliquie a I'exercice des metiers. — Despotisme de la boutique. — Philippe
JGRANDES* 417
Aoguste et saint Louis. — Livre des metiers d'Etienne Boilean. — Ordoa-
nance prgvdtale de 1258. — Sea resultats. — Trois classes de professions. —
Matures et appreotis. — Le chef-d'oeuvre. — A vantages et ineonveaients du
systeme des juraades. — Lear police, — Lean privileges. — Lear admi-
nislratioD.
De m6me que les communes romaines ne peri rent
pas d'une manure absolue, dans la Gaule conquise,
par suite de l'invasion des barbares du Nord, et que
plus d'une citd envahie continua a se gouverner selon
sesanciennes institutions municipales 1 , — dem£meles
j u ran des romaines ne furent pas toutes detruites abso-
lumentdaus ce grand bouleversement social, et plus
d'une corporation de metiers continua a fonctionner
selon ses anciens statuts industriels, sous la haute main
et par la tolerance du barbare victorieux f .
Ce qui disparut completement, ce furent les privi-
leges, les patrimoiues et dotations, les services admi-
nistratifs et officiels des corporations et jurandes*
Quant k la repartition m£me des arts et metiers en
communautes et confreries, elle ne s'est jamais effacee
en entier, m6me apr&s l'invasion des peuples du
Nord, m£me alors que le regime feodal eut envahi et
1 Voy. les travauxhistoriques de MM. de Savigny, Aug. Thierry, et
Renouard.
1 Plusieurs documents conslatent l'existence des corporations in-
dustrielles a une 6poque poslGrieure a la conquete, et de beaucoup
anterieure a I'origine officielle des premieres jurandes frangaises pen-
dant les onzieroe et douzieme siecles ; tels que : un capitulaire de
Dagobert, de Fan 630, coneernant 1 'organisation des boulangers; un
autre capitulaire de Charlemagne, de Tan 802, relatif a la meme or-
ganisation dans les provinces; des letlres palenles, delivrSes au Louvre
en 4061, coneernant les regraltiers et les huiliers, etc. (Voy. ce que
rapporte Ducange de ^institution du roi des merciers, du roi des
arbal&riers, du roi des jongleurs, etc. Voy. aussi Lafarelle, Du pro-
gress social, liv. VI, ch. II, el Plan d'une reorganisation disciplinaire
industr telle, p. 37 et 209.)
27
4 18 MOYRfl AGE.
se fut assimill peu & peu tons les autres Elements
sociaux '
Seulement, ces anciennes associations, d^pouill&s
de tout caract&re politique, fonctionnferent industriel-
lement, confonduesavec les associations nouvelles, sous
le patronnage et la. complete domination des maltres
du sol, lesquels l'ltaient aussi des metiers, car terre
et bras relevaient dgalement du seigneur f£odal,
C'est pourquoi, pour avoir le droit d'exercer un
metier sur la terre qui relevait d'un seigneur, ou pour
obtenir de lui la consecration officielle des rfeglements
protecteurs que chaque corporation de metiers s'etait
donnas, ou qu'un loug usage avait &ablis, il fallait lui
payer une somme d'argent ou s'engager a lui servir
une redevance annuelle; il fallait lui acheter le mdtier,
comme Ton disait alors. Le roi exer$ait le m£me droit
sur les terres dont il etait le seigneur direct, ou dele-
guait ce droit, a titre de don, k tel ou tel de ses grands
officiers *.
La liberty ne peut aller plus vite que le temps. Nul
alors ne concevait le travail librft ; nul artisan ne
concevait qu'il pAt travailler autrement que pour un
maitre, comme le paysan pour un seigneur.
Done, il y avait des mat (res et des apprentis, comme
il y avait des seigneurs et des vassaux, et une glebe
pour l'atelier comme une gl&be pour l'agriculture.
Cetait la hi&archie feodale appliquee a l'exercice
des metiers. Cette hierarchie ne ftft pas moins s^vi-
rement maintenue que dans les rangs sup&ieurs de
la societe. Aussi, les seigneurs des donjons n'etaieut-
ils pas plus respectes de leurs vassaux que les maitres
1 Lafarelle, ub, sup.
JUR ANDES, 419
l'etaient de leurs apprentis. Malheure u semen t, les ha-
bitudes de domination passerent, en m6me temps, des
chateaux aux ateliers, et Ton vit bientdt s'elever, a
cdte du despotisme des manoirs, le despotisme de la
boutique * .
L'organisalion des jurandes du moyen Age prdsentait
un triple caractere, — religieux, civil, militaire. Comme
association religieuse, la jurande s'appelait confrerie,
se ehoisissait un patron dans le ciel, et le pla$ait sur
sa banniere. Comme association civile, elle avait nom
corps, etat ou metier; elle se votait un reglement, se
do tail, dune caisse de secours, faisait administrer ses
affaires communes par des chefs electifs, et entrait
en rapport, par leur intermediate, avec tous les autres
corps ou pouvoirs et rangers. Comme association mili-
taire, enfin, elle se transformait en compagnie, se don-
nait souveqt un capifaine, et combattait au besoin pour
ses devoirs et pour ses droits 2 .
C'est sous Philippe- Auguste que naquirent, ou plu-
tdt que se developperent, les jurandes franchises du
moyen Age; c'est a partir de saint Louis qu'elles s'or-
ganisferent.
Le premier titre ecrit et offlciel sur les jurandes date
de l'annee 1258, sous le regne de saint Louis. C'est
l'ordonnance d'Etienne Boileau , garde de la pr^vdte
de Paris, connue sous le nom de Regis ire ou Livre des
metiers et m&rchandises.
Dans ce registre, ouvert au Ch&telet par ordre du
roi, fitienne Boileau fit inscrire avec soin et en grand
detail les statuts de plus de cent communautes indus~r
1 Voy. Blanqui, Hist, de ricon.polit., I, ch. XIX.
1 Lafarelle, «6. sup,
VI.
420 MOYEN AGE.
trielles 4 . Ses successeurs a la prdvdtd de Paris con-
tinuerent de m£me d'enregistrer les r&glements et
statuts particuliers des associations ouvrieres prdexis-
tantes ou constitutes nouvellement. Mais trois si&cles
a'^eoul&rent sans qu'il fftt fait d'autre ordon nance gl-
n&ale sur la mature que l'ordonnance pr&vdtale de
1258, dont tout le syst&rae peut se r&umer dans ces
deux mots : • Ghacun fera son metier et rien que son
metier, afin de le bien faire et de ne tromper per-
sonne. »
II n'est pas inutile de remarquer que c'est au pr£v6t
de Paris, et non au pr^vdt des marchands, que Louis IX
confia le soin de mettre k execution la grande pens^e
qu'il avait con cue de donner k l'industrie et au com-
merce des r&glements protecteurs et une discipline ca-
pable d'en assurer la prosp&it^. Le prevAt des mar-
chands &aitun magistrat municipal; c'&ait le maire*.
Le prdvdt de Paris dtait un officier du roi *. C'est done
du pouvoir royal que les jurandes franchises re$urent
1 Voyez-en la nomenclature complete dans Blanqui, Hist, de Vtcon.
polity I, ch, XIX, et dans Granier de Cassagnac, Hist, des classes ou-
vrieres, ch. XIX.
1 La corporation de la marchandise de l'eau, qui fut la premiere
origine de la commune de Paris, 6tait la continuation pure et simple
de l'ancienne corporation des nautm parisiaci (Depping , Introd. au
registre des mitiers, d'£t. Boiieau). La commune de Paris eul done
cela de special, des son origine, qu'elle fut une association, une com-
mune de marchands, ce qui fit donner a 7 son premier magistrat le
nom de prevtit des marchands , au lieu du nom de maire, qui
6tail plus tiabiluel (Granier de Cassagnac, Hist, des classes ouvrieres,
ch. XIX).
* La ville de Paris ne renfermait pas seulement la seigneurie de la
commune, elle renfermait encore la seigneurie du roi. La seigneurie
du roi llait du tilre de vicomlg, et elle 6lait sous la garde d'un lieute-
nant du roi qui portail le nom de privdt de Paris (Ibid.).
JURANDES. . 421
leur institution, & limitation des juraudes romaines a
partir du r&gne de Trajan ' .
Sous l'empire de l'ordonnance prevdtale de 1258,
les professions exerc^es par les diverses corporations.
£taient divis^es en trois classes. — La premiere classe
comprenait les professions qui ne pouvaieut 6tre exer-
c6es qu'autant que Ton avoit aehett le mitier du roi ; c'e-
taient les professions closes ; — la seconde, celles qui
pouvaient 6tre pratiques par quiconque savoit le tnitier
et avoit de cot, k la seule condition de se soumettre Add-
lement aux statuts et coutumes de la corporation;
c^taient les professions libres; — la troisieme enfin,
celles qui etaient soumises a une concession ou autori-
sation pr£alable de la preydl^ des marcbands; c'&aienl
les professions qui conftraient une sorte de caract&re
municipal, telles que les professions dejur£s-crieurs, de
mesureurs-jaugeurs, etc*, etc. *.
Aux termes de la mdme ordonnance, les prescrip-
tions les plus minutieuses obligeaient les ouvriers de
se conformer, sous peine d'amende, a une foule de pra-
tiques tracdes a Tavance dans le Livre des mt tiers. Par
exemple, il etait dtfendu aux fxlandiers de mdler le fil
de chanvre a du fil de lin. Le boulanger, privitegie du
roi, pouvait vendre du poisson de mer, de la chair
cuite, des dattes, des raisins, et le coutelier n'avait pas
le droit de faire les manches de ses couteaux. Les £cuel-
liers et faiseurs d'auges n'auraient pas pu se permettre
de tourner une cuiller de bois. La seule profession de
chapelier comptait cinq metiers diflferents *.
1 Granier de Cassagnac, ub. sup.
* De Lafarelle, ub. sup.
• Blanqui, ub. sup,
422 MOYEN AGE.
Aflsur&nent, c'etatt Ik en t raver plut6t que favoriser
la liberty de l'industrie. Mais, avant tout, il fallait ra-
mener l'ordre par la discipline dans l'immense armee
ourritae; H fallait faire. gagner a rindustrie en puis-
sance et en vitalite ce qu'elle paraissait perdre en in-
dependence; il fallait assurer son perfectionnement
et garantir son progrea par la division du travail ; il
fallait accoutumer les travailleurs a la patience, a Inexac-
titude, a la perseverance ; il fallait faire naitre la se-
curity dans le commerce , en garantissant aux ache-
teurs des marchandises loyales ; il fallait faire que les
consommateurs, certains de n'£tre plus trompes sur la
qualite et sur la quantite des produits, Assent des de-
mandes plus considerables et procurassent par la des
moyens de subsistance plus etendus aux classes labo-
rieuses. Or, c'est la revolution industrielle qu'ottt
oper^e , en France , ces rfeglements disciplinaires qui
seraient, pour la plupart, insupportables de nos
jours 1 .
Com me, d'ailleurs, ces reglements avaient soigneu-
sement prevu tous les cas de fraude, et indique les
meilleurs procedes de travail, il se trouva que le Livre
des metiers devint un traite de fabrication et le module
d'aprfes lequel chacun devait diriger ses efforts; — de
la remulation qui s'etablit entre les artisans. Reunis
dans les monies quartiers, places sous les yeux les uns
des autres, et comme en regard des consommateurs
libres de choisir parmi eux les plus honn£tes et les plus
habiles, ils acquirentbientdt des qualites qui donnferent
a leurs ouvrages une perfection qu'ils n'avaient point
auparavant 1 .
1 Voy, Blanqui, t*6. sup.
JURANDES. 423
L'apprentissage £tait un autre 6Ument de perfec-
tion qui manquait aux jurandes antiques.
L'apprentissage £tait 1'dcole des maitres. Pour pas-
ser maitre, il fallait avoir ete apprenti pendant un
temps fix£ ; — quatre ans, six ans, buit ans, dix ans,
selon la nature du metier a apprendre. II fallait de plus,
une fois l'apprentissage fini, faire chef-d 'ctuvre devant
les gardes du metier * .
Plusieurs autres avantdges r£sultaient de cette orga-
nisation des jurandes; d'abord, e'en &ait un tr&s grand
que cette bi&arcbie sdvire qui faisait du maitre en in-
dustrie comme le cbef de famille de ses ouvriers, avec
des pouvoirs presque aussi £tendus que ceux du p&re
sur ses enfants. En second lieu, la limite fixee au nom-
bre des metiers maintenait la concurrence dans des
bornes, un peu Itroites sans doute, et par consequent
entach&s de monopole, mais elle s'opposait a ces en-
treprises inconsider&s qui trop souvent donnent aux
luttes industrielles de notre temps le caractfere d'une
guerre a mort oil le vaincu fait faillite, sans que le
vainqueur fasse fortune. Enfin , en retardant le ma-
nage des ouvriers sans capital et sans &at, la r&gle des
corporations pouvait passer* pour un bienfait, k une
Ipeque oil la paternitd ne semblait que le don de crder
des malheureux *.
A la difference des jurandes romaines, qui en chat-
naient fatalement, h&£ditairement et pour toujours,
le travailleur k son metier, les jurandes du moyen &ge
laissaient a chacun de leurs membres la liberty d'en
sortir k leur volontl, et quoique chaque profession pos-
1 Voy . Granier de Cassagnac, ti6. sup.
9 Blanqui, ub. tup.
424 MOYEN AGE.
s£d&t un foods commun et une caisse g£n£rale, le pa-
trimoine des associes demeurait completemeut libre et
invariablement distinct; il n'y avait d'exception que
pour les bouchers.
Toutefois, Tamour du privilege, qui paraft inherent
& I'esprit de corps, semble avoir pouss^ les jurandes
du moyen Age a ressusciter, sous ce rapport, le systeme
de transmission h^reditaire et forc^e des jurandes ro-
maines. Nous voyons, en effet, que chacune des corpo-
rations du moyen Age pretend ait constituer la branche
de commerce ou d'industrie qu'elle exergait en un mo-
nopole local, au profit exclusif de ses membres, voire
ni£me de ses descendants. Mais ceci tenait moins a
r esprit de corps qua I'esprit de l'lpoque. Tout, dans
Tordre social qui environnait les artisans et les bour-
geois du moyen &ge, et ou ils s' effort aient de se faire
faire place, n'etait-il pas privilege et monopole ? Toutes
les a utres fonctions ad an ses par le corps politique
n'avaient-elles pas pour premieres lois le principe de
Vh erudite et celui de l'exclusion ? En s'organisant sur
les mdrnes bases, la classe industrielle faisait done
comme tout le monde; elle se mettait tout simplement
h l'unisson des autres elements sociaux qui subsistaient
au-dessus et a cdte d'elle. D'aillcurs, ce droit exclusif
de travailler et de produire dans un cercle donne, com-
ment cbaque corporation ne s'en'serait~elle pas crue
bien legitimement proprietaire, lorsque ses membres
l'avaient presque toujours achetd du seigneur de la terre
ou du roi ' !
C'est pourquoi ces confr&ries, ces universites d'ouvriers
defendirent si ^nergiquement, dans la suite, ces privi-
1 De Lafarelle, ub. sup.
JURANDES. N 425
IcSges qu'on voulait leur ravir, et qu'on leur avait vendu
si cher. Elles se mirent sous la protection des saints,
adopterent des bannieres sacrees, vlritables etendards
de leur independence, et elles veng&rdnt avec perseve-
rance la moindre offense faite a Tun de leurs membres.
Elles eurent leurs syndics, leurs chambres de discipline,
leurs conseils, leurs defenseurs. L'horineur des di verses
corporations , ainsi placd sous la sauvegarde de tous
ceux qui en faisaient partie, eleva les classes laborieuses
au rang des puissances sociales, telles que le clerge, la
noblesse et la magistrature * .
C'elait le roi, par ses officiers, qui exergait la police des
principales jurandes. C'dtait pour euxune source de re-
venus annuels obtenus du monarque a titre d'octroi. C'est
ainsi quele grand chambrier avait la maJtrise supreme
des tailleurs, le grand panetier celle des talmeliers ou
boulangers, le grand ^chanson celle des marchands de
vin, le grand ^cuyer celle des forgerons et mardchaux
ferrants. La police des autres jurandes £tait exercee,
soit par des officiers particuliers, comme le roi des
merciers, dont l'origine remonte jusqu'& Charlemagne,
soit par de simples artisans attaches au service du pa-
lais, comme le charpentier du roi, lesquels etaient mat-
ires de leurs metiers. Sous leur direction et supreme
autorite, des prud'hommes, des juris (ainsi denommds
k cause du serment qu'ils Etaient tenus de pj*6ter sur
saincts), et choisis par les communautes, pourvoyaient
a la stricte observation des statuts, faisaient des visites
pour s'assurer de la bonne quality des matieres pre-
mieres etde celle de la main d'oeuvre, veillaient h la
Conservation des privileges du corps, et a ceque les di-
1 Blanqui, ub. sup.
426 MOYEN AGE.
vers droits de tonlieu, de maftrise ou autres , fussent
exactement et fid element acquittfc 1 *
Bien que toutes ces rfegles fussent splciales aux
jurandes de Paris, — comroe toutes les jurandes etaient
pour ainsi dire coulees dans le m6me moule, ou peut
dire que ce qui s'appliquait aux jurandes de Paris £taif
pareillement applicable a toutes les autres jurandes
du royaume.
On en peut dire autant des jurandes &rangires. Le
regime industriel, comme le regime communal, comme
le regime feodal lui-m6m£, s'&ant d£velopp^, dans
toute I'&endue de TEurope gothico-romaine, sur un
patron que Ton pourrait appeler commun, nous pen-
sons avoir suffisamment fait connaitre 1'organisation
des jurandes du moyen Age, a l'&ranger, par les d£~
yeloppements dans lesquels nous sommes entres sur
leur organisation en France. C'est pourquoi nous no
nous occuperons ici de l'organisation du travail dans
les autres fitats de l'Europe, a cette epoque, qu'en ce
qui touche 1'Italie, ou cette organisation a rev&u des
formes «t pris une extension inconnue ailleurs.
2. Hepubliques ouvrieres.
Republiquei tudustriettet de Flaudre. — Republiques agrieolea de Suisse. —
Republiques commercial©* anseatiqucs. — Republiques ouvrieres de l'ltalie*
— Le sceptre c'est 1'outil. — Aristocratie de la blouse. — Domination des vf-
laine et det manants. ~- La soaverainetA aux mains det marctanda* — No*
blesse de laine. — Theories eommerciales appliquees a la pratique du gou-
vernement. — Hagistrats pris dans les comptoirs et les echoppes. — Quid
« Qu'est-ce que le producteur? Rien. Que doit-il
Lafarelle, ub. tup.
RtiPUBLfQUES OUVRlfcRES, 427
dtre?Tout. » Get axiome paradoxal du plus fameux
de nos socialisteg modernes a trouvd, il y a cinq cents
ans, sa plus complete realisation dans les rdpubliques
italiennes da moyen Age.
Tandis, en effet, que les communes de Flandre
preparaient, dans leurs plaines, les rdpubliques indu-
strielles des Artevelle; — tandis que la rdpublique
agricole et guerri&re de Guillaume Tell se formait, en
1306, dans les montagnes de la Suisse; —tandis que
Br&ne, Hambourg, Lubeck, et quatre-vingts autres
villes libres de l'AUemagne se constituaient, en Fan
1541, en confederation ansdatique, dans FintdrAt de
leur commerce , — les rdpubliques aristocratiques de
l'ltalie se conrertissaient en republiques ouvrifcrcs,
ou Foutil de Fartisan tenait lieu de sceptre, ou Fin-
dust rie commerciale et manufacturifere ex en; ait le
monopole des emplois publics et de la souverainete
nationale.
Dfcs Fannie 1282, Findustrie dtait si puissante, k
Florence, que les citoyens de cette rdpublique s'etaient
donnd une magistrature exclusiyement cofnposde de
marchands, sous le nom de Prieurs des arts. Ces d6U*
guds du peuple, rdunis en un college supreme de six
membres, etaient inveslis du pouvoir exdeutif et log&
dans le palais de la nation. Leurs fonctions ne du-
raient que deux mois, mais ils pouvaient 6tre r66\u&
au bout de deux amides * .
A Sienne, on fit de m£me ; et les quinze seigneurs
qui gouvernaient cette petite rdpublique furent rem-
placds par neuf bourgeois, exclusivement d&ignds par
les march ands 1 .
1 Blanqui, Hist, de V6con. polity 1. 1, ch. XX- .__.. ^
428 MOYEN AGE.
A G6nes, les fortunes commerciales se substituerent
a l'aristocratie territoriale, ^t cr&rent un pouvoir plus
absolu que celui des barons fgodaux * .
II en fut de n)6me k Venise, rfyublique sans temtoire
dont la capitale Itait une flotte de navires amarr&
sur leurs ancres, et qui &ait obligee de demander au
commerce non pas la fortune, mais la vie s .
Dans aucune des rdpubliques italiennes, 1'aristocra-
tie ne pr£valait, au commencement du quatorzi&me
si&cle, sur les bourgeois de 1'industrie et du com-
merce*
Dans la plupart d' en Ire elles, il fallait, pour rester
citoyen et pour pouvoir aspirer au gouvernement de
1'Etat, exercer un artou un metier 1 , ou, commenous
dirions aujourd'hui, porter la blouse.
Et comme, en g£n£ral, les r£publicains aiment d'au-
taut plus passer pour nobles qu'ils affectent le plus de
se montrer indifflgreuts de ne l'dtre pas, les marchands
souverains des r^publiques italiennes se preteudirent
anoblis par leur profession radme, et placerent, k cdt£
de la nobleue de soxe, la noblesse de laine, laquelle, comme
de raison, se crut bientto en droit de m^priser 1' autre*.
Les r£publiques italiennes nous montrent le premier
exemple d'une large application des theories du com-
merce k la pratique du gouvernement. Ces r^publi-
ques, en effet, peuvent 6tre consid£r£es comme de
grandes maisons de commerce administrates avec ha-
biletd et dconomie *.
On prenait les magistral* dans les comptoirs, dans
1 Blanqui, ub. sup.
* Voy. Daru, Hist, de Venise, i. h p. 50$.
* Blanqui, ub. sup., p. 24S et2$l.
RtiPUBLIQCES OUVRlfeRES. 429
les Ichoppes; on tenail les nobles a distance et en res-
pect. Les fonctionnaires publics ne recevaient aucun
salaire 9 .
Dans le principe, tous les jeunes patriciens etaient
obliges de passer par les plus rudes dpreiives de la car-
rtere commerciale. On les envoyait sou vent, en qualite
de novices, a bord des vaisseaux de 1'Etat, tenter la
fortune avec une l^gfere pacotille, tant il entrait dans
les vues de l'adittinistration de diriger tons les citoyens
vers les professions laborieuses !
11 ne faut pas croire pourtant que ces gouvernements
de marchands fussent exclusivement occup^s du com-
merce ; ils faisaient aussi de la politique, et cette po-
litique, souvent, se montrait plus liberate que celle des
seigneurs, dont ils avaient pris la place. C'est ainsi
qu'ils accordaient aux beaux-arts des encouragements
de toute espfece, et qu'ils multipliferent les etablisse-
ments de bienfaisance, destruction et d'utilite publi-
que ! . C'est ainsi que, tandis que le reste de l'Europe se
couvrait de donjons et de chaumieres, l'ltalie Mtissait
des temples de marbre, et logeait ses marchands dans
des palais, dont leurs successeurs actuels ne peuvent
pas m6me entretenir le mobilier. L'ltalie armait des
navires charges des produits de ses manufactures ; elle
organisait le travail et appelait tous les citoyens, sans
distinction de caste, aux honneurs et a la fortune,
quand ils en etaient digues par leur savoir et leur ca-
pacity 8 .
De quelque e6t£ que Ton tourne ses regards, on est
frapp£ de I'activit6 ddvorante qui regne dans toutes
1 De Sismondi, Hist, des rtpubl. ital. du moyen dge, t. IV, p. 166.
1 Blanqui, ub. sup.
430 MOYEN AGE.
ces r^publiques, et de la sagacite avec laquelle chacune
d'elles a sa approprier ses institutions aux besoius de
Fiudustrie et du commerce. Nous leur devons la crea-
tion des premiers etablissements de credit public,
soit qu elles iuventent les banques, soit qu'elles ima-
ginent les emprunts; elles avaient d^ja mis de l'ordre
daus 1'industrie avant que saint Louis y ait fond^ les
corporations. La puissance de leurs gouvernements ne
semblait pas ayoir d 'autre mission que de prot£ger les
intents du travail; et, tandis que partout ailleurs
on rangonnait les manants et les viJains, — a Venise,
a G6nes, a Florence, a Pise, a Milan, ces m6mes vil-
lains, enrichis par le commerce et par l'industrie, dis-
posaient en maltres de la souverainete { .
Heureuses ces republiques, si la rivalite des no-
blesses nouvelles, et trop sou vent loppression du
peuple par les patriciens sortis de sop sein, n'eussent
ouvert la voie aux discordes civiles et les front&res a
l'etranger ' ! .
§IV.
*
Lois penales des barbares. — ■ Vengeance et composition. — Le fredum. —
L'instruclion judiciaire. — La prison. — Le gibet. — Le botirreau. — Lois
penales de la feodalit6. — Peines arbitraires. — Haute, basse et moyenne
justice. — Signes vUibles des justices. — Difference en tie gtbet et pilori. —
Squeleltes cliquetanU. — Mendiants et vagabonds pendus.
La repression des offenses commises consistait, chez
les peuples barbares, dans le droit de vengeance ac-
1 Blanqui, ub. sup.
INSTITUTIONS R^PKESSIVES. 431
cord£ par la loi ' k l'offens^, et dans le droit de com-
position accords & l'offenseur*
La liberty chez ces peuples, consist ait a ee que tout
horome libre pfit et osAt faire tout ee qu'il avart la
volont£ et la force d'accomplir, sans autre chance
contraire que d'etre vaincu par un plus fort que lui,
et sans avoir a craindre la repression immediate de
l'autorit^ 2 .
Tuer ou 6tre tu£ etait regard^ par les Francs comme
un droit nature]. Aussi ne connaissaient-ils que deux
crimes capitaux, la trahison et la l&chel£ : ils pen-
daient les trattres et noyaient les poltrons s . Pour les
autres crimes, ils ne concevaient pas qu'un 6tre abs-
trait f qu'une lot, pftt les contraindre a verser leur
sang autrement que les armes a la main 4 .
Le meurtre m$me d'un roi, le vol et toutes les
autres offenses, soit centre les pro prates, soit contre
les personnes, ne donnaient lieu contre le coupable
qu'a une indemnity au profit de l'offens£ ou de sa
famille 8 . « Qui a des poings peut frapper, qui a bien
et argent peut payer, » dit le proverbe frison. L'in*
demnit£ s'appelait composition.
1 Le Code des lois barbaresse compose : i°de la loisalique, r6di-
g6e au-dela du Rhin avant la conqu&e, et donl on altribue a Glovis
une seconde publicalioa en langue latine. Les texles que nous avons
sont ceux deDagoberlet de Cbarlemagne; 2° de la loi des Ripuaire$„
semblable a celle des Francs saliens; 3° de la loi des Bourguignons,
appelee aussi loi gombette, du nom du roi Gondebaud, son premier
auleur; 4° de la loi des Visigoths; 5° de la loi des Ostrogoths; 6* de
la loi des Lombards, de Tan 648 ; 7° enfin de la loi saxonne, r6dig£e
dans le neuvieine siecle par Alfred le Grand.
* Lherminief', Introd. d Vhist. du Droit, cli. II.
* Tacit., De moribus Germ., XU. — Montesquieu, Esprit des lots.,
ch. XIX.
* Cbateaubriand, Etudes hist., I. Ill, p. 148 et suiv.
1 Sisraondi, Hist, des Francais, t. 1 } p. 203,
432 MOYEN AGE.
Cat autre proverbe : II vaut son pesani d'or, fait allu-
/ sion k la forme primitive de la composition. Le raeur-
trier devait payer aux parents un poids egal a celui
du cadavre, en or, en argent, en grain, selon la qua-
lite du mort, ou bien encore ce poids etait donne en
cire a l'qglise pour 6tre brftle sur 1'autel ' •
« Si quelqu'un tue un ev6que, qu'on fasse une tuni-
que de plomb a sa taille, qu'il donne ensuite autant
dor quelle p&sera. S'il n'a pas d'or, qu'il donne toute
autre espece de monnaie, des esclaves, dcs terres, des
fermes; en un mot, tout ce qu'il aura jusqu'a ce qu'il
ait acquitte la dette. Et si entin il n'a pas assez, qu'il
se donne, lui, son Spouse et ses enfants, en servitude
k l'tiglise, jusqu'a ce qu'il puisse se racbeter '. »
« Le journalier aura pour composition une paire de
gants de laine et une fourcbe a fumier. Les enfants
de pr&res et les Mtards auront une charrette de foin
que deux bceufs d'un an puissent tirer. Les baladins et
toutes gens qui se font serfs n'auront que l'ombre d'un
horn me. Les duellistes a gage n'auront, eux et leurs
enfants, pour toute composition que le reflet d'un
bouclier au soleil. Deux balais, une paire de ciseaux
seront la composition de ceux qui s'adonnent au
vol f . »
Outre la composition qu'on devait payer k l'offens£
ou a ses parents, il fallait encore payer au juge 2 un
certain droit pecuniaire, qui consistait ordinairemeut
1 Voy. M. Michelet, Origines du droit francais, p. 365.
' Ce juge, appele* yraffion chez les Germains, due, comte t sigibaron
apres la conquele des Francs, ItaiL assists d'assesseurs 61us, appeles
raehimbourgs ou soabins, responsables de leur raal jug6 sur appel
devant le roi (Voy. Leber, Hist. crit. du pouv. municipal, el le Glos-
saire de Ducange).
INSTITUTIONS RtiPRESSIVES. 433
dans le tiers en sus de ce qu'on donnait pour la com-
position '. Ce droit, appele fredum dans les monu-
ments de la premiere race et bannum dans ceux de
la seconde race, n'etait autre chose que la recompense
de la protection accordee contre le droit de ven-
geance; car, dit Montesquieu, « chez ces nations vio-
lentes, rendre la justice n'&ait autre chose qu'accor-
der a celui qui avait fait une offense sa protection
contre la vengeance de celui qui l'avait re$ue, et obli-
ger ce dernier a recevoir la satisfaction qui lui &ait
due ; de sorte que, chez les Germains, a la difference
de tous les autres peuples, la justice se rendait pour
prot^ger le criminel contre celui qu'il avait offense". »
La preuve par le fer, par le feu, par le combat ju-
diciaire etait la plus fr&juemment admise, chez les
Francs, m6me apres leur conversion au christianisme.
Dans l'ordre des idfes de ces peuplades guerriferes,
Dieu devait prendre necessairement parti contre le
soldat poltrou qui se rendait coupable, par cela seul
qu'il ne savait pas comb ittre, et contre le soldat d£g£-
nere, dont les mains de femme n'avaient point appris
a se rire de l'eau bouillante , k rdsister au fer brik-
lant.
Avfec de pareilles lois, avec de pareilles mceurs, la
prison fut et dut 6 tie, entre les mains des premiers
rois francs, un instrument de penalite tout a fait inu-
tile. Aussi n'en est-il fait nulle mention dans leurs
codes. Ce n'est que dans les lois et dans les usages
de la seconde race que la prison commence a
poindre et a s'etablir. Ou lit, en effet, dans les Ca-
1 Lex Ripu., cap. LXXXIX.
* Montesquieu, ub. sup., ch. XX.
28
434 MOYEN AGE.
pitulaires, que ceux qui refusent d'tttifpiiescer au
jugement des scabins doivent 6tre enfermes dans
une prison, suivaut l'ancien usage (des Romains) :
Antiqua consuetudo servetur, id est in custodia re-
cludantur qui Hon judicio scabinorum adquiescere no-
lunt y etc. 1 .
Du reste, l'av&iement au trdne des rois de la se-
conde race ne revolutionna pas plus les moeurs et le
gouvernement des Francs, que ne 1'avait fait leur con-
version au christianisme. Ce fut toujours la societe g&u-
loise-romaine asservie par quelques brigands vain-
queurs, courbee sous le poids de coutumcs feroces, de
lois inhumaines, ou le crime se rachete aussi a prix
d'argent, lorsqu'il n'est pas expie par des cMliments
atroces 2 .
Des lors, la peine de mort s'introduisit dans notre
legislation 3 . Mais, dans la simplicite des moeurs an-
tiques, il n'y a pas debourreau. La soei&i elle-m6me
execute ses arrets, comme on le voit, plus tard en-
core, dans le supplice du soldat pass£ par les armes.
1 CapituL, an 805, ap. D. Bouquet.
* Voy. exemples de ces alrocit6s dans les Origines du droit fran-
cais, par Michelet.
• Voy. Pabbe* Dubos, Hist, critique, liv. VI, ch. IV, et Peyr6, Ira-
duct, de la Loi salique, note sur Fart. 1. — Le gibel 6lait l'instrument
de mort le plus ordinaire. Les synonymes du moi pendre sonl fort nom-
breux : pendre jusqu'a mort ; ravir h la lerre; conlier a Fair assez haul
pour qu'un cavalier, le casque en tele, puisse dessous passer a chevat.
On trouve encore: chevaucher en l'air; travailler le gibel; cbevau-
cher l'arbre sec. — Si quelqu'un est con damn 6 h 6tre pendu, qu'on ie
mene a un arbre vert, qu'on Faltache par le meilleur de son cou, de
sorte que le vent batte dessus et dessous, que, trois jours durant, le so-
leil et le jour 1'y voient ; qu'alors enfin on le d&ache el l'enlerre. — Le
roi ordonria que le voleur fut conduit au gibet, et qu'on attachat k ses
c6tes un loup vivant pour qu'il le d6chirat de mille inanieres. (Michelet,
ub. sup., p, 267).
INSTITUTIONS REPRESS1VES. 435
Souvent ce sont les coupables qui exdcutent la sen-
tence Tun sur l'autre. « Qu'ils se coupent le nez,
qu'ils se tondent Tun l'autre, » disent les Capitulaires.
Quelquefois, le bourreau c est Tun des juges, le plus
jeune des jurds, le plus jeune des homines mari£s de
l'endroit 1 .
N'publions pas de faire observer que les peines en
usage parmi les barbares ne furent appliquees, apres
linvasion, qu'a ceux que les lois de leur pays rendaient
passibles de ces peines; car les lois des Francs n'avaient
rien de territorial; elles etaient toutes personnel les et
n'engageaient que les Francs ; et de m6me qu'apres l'e-
tablissement des barbares, les Francs demeurerenl seuls
soumis aux lois salique et ripuaire qu'ils avaient appor-
lees de la Germanie ; de meme que les Bourguiguons
continuerent a 6tre juges selon leur loi gombette; de
m£me eufin que les Goths et les Visigoths resterent
soumis aux lois d'Alaric ; de m&ne aussi les Gaulois et
les peuples d'origine romaine conserverent le droit de
se faire juger suivant le Code theodosien, qui seul etait
en vigueur parmi eux depuis le milieu du cinquieme
siecle 3 . C'est dire que les lois penales des Romains,
temperees par 1'es'prit de charite du christianisme, fini-
rent par devenir le seul droit ecrit de la plupart des
provinces conquises.
Toutefois , le caractere des lois salique et ripuaire
se retrouve dans les pdnalit&s feodales. Le vol ^qui-
pollait Tassassinat ; la maison du coupable etait rasee,
ses bles etaient ravages, ses foins incendies, ses vi-
1 Michel et, ub. sup., p. 376.
* Voy. Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XXVIII, ch. II et XII ; et
Bleyer, Esprit, orig. et progr. des institute judiciaires, I. I, p. 285.
28.
436 MOYEN AGE.
gnes arrachees; on ne coupait pas ses arbres, on les
depouillait de leur foorce. Tuer un homme, ravir une
ferome, trahir son seigneur et son pays, ne constituait
pas un plus grand crime, aux yeux de la loi, que de voler
un cheval ou une jument. On arracliait les yeux aux
voleurs d'eglise et aux faux inonnayeurs. Le vice qui
fit la houte de l'antiquile requerait la mutilation en
premiere offense, la perte d'uu membre en recidive,
le feu au troisieme delit. La femme, convaincue du
mdme vice eii m£tne progression, perdait successive-
men t les deux levres, et arrivait au bftcher. En menues
chases, le vol postulait le relranchement d'une oreille
ou d'un pied. Le premier infanticide d'une mfcre im-
pet rait au renvoi de cette malheureuse devant le tri-
bunal de penitence; si elle le commettait une seconde
fois, on labrftlait morte. L'enfant coupable de meur-
tre subissait la peine capitale comme l'homme en
Age de raison; on lui accordait dispense d'age pour
mourir *.
Outre que les peines &aienl arbitraires, tout sei-
gneur qui possedait des propres avait droit de justice
pour les appliquer. L'axiome de l'ancien droit dtait :
« La justice est palrimoniale. » C'est qu'alors le patri-
moioe etait la propriete 2 .
11 y avait trois sortes de justices seigneuriales : la
haute, la basse, la moyenne; chacune d'clles ayant son
signe visible distinct.
Loyseau decrit ainsi qu'il suit les signes visibles des
justices ou seigneuries :
« Or, il y a deux marques et signes visibles de la
1 Chateaubriand, Etudes histor., Ill, 393.
• 76icf.,p.388.
INSTITUTIONS RgPHESSlVES. 437
possession publique des justices, k savoir le pilori, soit
tournant ou en simple pilier, auquel y aun carcan
attach^, ou bien une echelle, le tout selon la mode des
lieux ; signe qui est commun ^t uniforme a tous les
seigneurs subalternes quels qu'ils soient, jusques aux
hauls justiciers ; car les moyens et bas n'ont pas droit
d'avoir pilori ni echelle, qui est le sigoe de la haute
justice, et de la seigneurie publique du territoire, lequel
n'appartient ni aux moyens ni aux bas justiciers.
« Mais Pautre, qui est le gibet, est different, selon
la quality de chaciine seigneurie* Car ordinairement
celui du haut justicier est a deux piliers, celui du chd-
telain a trois, du baron a quatre, du comte a six, et
du due k huit...
« Tant y a que le pilori sert pour les. punitions
corporelles non capitales qui, de tout temps, out pu
6tre faites dans les villes ; e'est pourquoi il est tou-
jours mis au principal carrefour ou endroit de la ville,
bourg ou village de la seigneurie. Mais le gibet ne sert
que pour les supplices capitaux, dont autrefois les
executions n'&aient faites, sinon hors les villes; c est
pourquoi le gibet est toujours plants dans les champs 1 . »
Aprfes Loyseau, Chateaubriand a dit :
« A la porte de chaque chef-lieu des seigneuries,
s'&evait un gibet compose de quatre piliers d'ou pen-
daient des squelettes cliquetants *. »
Ces squelettes n'&aient pas que ceux des malfai-
teurs. C'&aient ceux aussi des vagabonds et des men-
diants qu'une ordonnance du roi Jean de Tan 1350
condamnait au fouet et au pilori, et, en cas de troi-
1 Loyseaa, Des Seigneuries, cb. IV, p. 36.
1 Chateaubriand, ub.su •• P. 395.
438 MOYEN AGE.
si&me rdcidive, k 6tre marqu£s au front d'un fer
rouge, et bannis.
En fait de mendicite, la legislation du moyen Age
s'occupa surtout de pu^ir. Nous verrons, dans le para-
graphs suivant , si elle s'est pareillement o ecu pee de
pr^venir.
§V.
Institutions de Bienfalsance.
Lois barbares sur lea pauvres. — Humanity de ces lois. — Systeme nouveau de
solidarity el de garantie mutuelle. — Le droit a 1' assistance passe des canons
dans les Capitulaires. — L'figHae est toujours la depositaire et la dispensa-
trice du bien des pauvres. — Mais, quand devient feodale, cesse de remplir
sa mission. — Alors les pauvres se font pr&res. — Les deux tiers de la for*
tune du clerg6 appartiennent a sa partie pl6b6ienne. — Consequences. —
L'hopital est la formule exclusive de la cbarit6. — Cinq especes (fltablisse-
menu publics de bienfaisance. — Grand nombre d'hdpitaux. — Ladreries et
maladreries* — Ordres hospilaliers. — Abolition du droit d'asile. — - Maxi-
mum. — Lois somptuaires. — L'usure et les monls-de-pUtf.
L'hospitalit£, au dire de Tacite et de Cesar 1 , dtait
une vertu particuli&rement en honneur chez les na-
tions germauiques : e'est pourquoi elles n'eurent point
de lois contre les vagabonds et les mendiants.
Cependant , dans i'&at barbare , dans la defiance
mutuelle des tribus guerrieres, l'etranger est un en-
nemi. L'ancien mot latin hostis signifiait d'abord Gran-
ger. Le sort de l'etranger, de l'homme qui erre sans feu
m lien, ne vaut guere mieux que celui du proscrit. Son
norn, dans les lois germaniques, est mrgangus, errant.
Les Anglais l'appellent wretch, \6 miserable *.
1 Tacit., De moribus Germ., cap. XXL— C«s., De bell. gall, liv. VI,
cap. XXIII.
1 Michelet, Origines du droit, p, 406.
INSTITUTIONS DE BIEWFAISANCE. 439
Mais, quel que soit r esprit de defiance des lots et
coutumes barbares a regard de 1'homme errant, de
I'&ranger, on Irouve, dans ceslois, plusieurs dispositions
hospitali&res, particuli&rement dans les coutumes alle-
mandes du pioyen Age.
Loi des Burgundes : « Si quelqu'un a refus£ le cou-
vert ou le foyer a un voyageur, qu'il soit frapp^ d'une
amende de trots solidi. Notre volenti est que, dans
toute 1'dtendue de notre royaume, ni riche ni pauvre
ne se perraette de refuser 1'hospitalit^ aux et rangers...
Que pergonne ne refuse le toit, le foyer et l'eau 1 . »
La loi des Wisigoths permet au voyageur d'allumer du
feu, de faire paitre son eheval et d'abattre des bran-
ches.
Les usages de la Marche* permettent au voyageur
iloigui de toute habitation de prendre de quoi se
nourrir, lui et son cbeval. — Le voyageur peut cueil-*-
lir trois pomipes & 1'arbre, se couper dans la main
trois ou quatre grappes de raisin, prendre des noix
plein le gaut. — On est d'avis encore que, s'il arrivait
un ctranger d'une distance de cent milles, et qu'il
voulftt p£cher, il aurait la faculte d'emprunter un ha^
rae^on a un homme de la Marche, puis d'aller pdcher
au ruisseau : il pourra faire du feu sur le bord, faire
cuire sa p£che et la manger. — Avienne le cas qu'un
homme traverse la fordt avee son chariot, il pourra
regarder autour, et, s'il aper^oit un tronc d'arhre qui
puisse venir en aide k son chariot, il pourra l'abattre
et Sparer son chariot; il mettra le vieux hois sur le
1 Capitul., ann. 802 et 803.
1 Le nom de marche signifie marque (marca, signum, terminus,
limes); tf&ait Yager du droit allemand, c'est-a-dire la terre indivise ap-
partesaat a 4a commune ( Voy. Miebelet, ub. sub., p. 86).
440 MOYEN AGE.
tronc qu'il a abattu. S'il tenait pourtant a garder ce
vieux bois et qu'il I'emport&t avec lui, il devra placer
sur la terre trois pfennings. — : Si un homme cbevauche *
par un chemin qui traverse au large la prairie, et qu'il
ait besoin de faire pattre son cheval, il faut qu'il ait
une corde de cinq aunes et une perche de six pieds et
demi; il plantera dans son chemin ce bois, auquel
tiendra la corde, moyennant quoi il pourra impimd-
ment faire paltre son cheval dans la prairie *.
Loi des Lombards. Si quelqu'un enleve plus de trois
grappes de raisin dans la vigne d'autrui, qu'il paye
une composition de six sous ; s'il en prend jusqu'a
trois seulement, cela ne lui sera pas impute 4 .
En Allemagne, un passant pouvait irnpunement ar-
racher trois raves dans le champ d'autrui. — Un homme
qui se trouve en route, et qui vient a chevaucher dans
la plaine, peut ramasser autant de gerbes qu'il pourra
en saisir au grand galop avec sa lance, mais pas autre-
ment 1 .
Avec ces moeurs si naives, et qui contrastent si
&rangement avec les faits atroces de la conqu6te, les
barbares durent avoir peu de pauvres chez eux, et ceux
qu'ils firent chez lesautres, apres l'invasion, nepurerit
qu'dtre entoures de toute la sollicitude de leurs legis*-
lateurs.
« Que personne n'ose d^pouiller le pauvre du peu
qui lui reste, ni le priver de sa liber te, » porte un capi-
tulaire de l'an 809.
« Les comtes prendront soin des pauvres, » dit un
autre capitulaire'.
1 Michelet, Origines, p. 411 et 412.
* Recueildes Capitulaire*, liv. U, cfa. VI> et liv. VI, eh. CCXLVIL
INSTITUTIONS DE BIENFAISANCE. 441
« La veuve, 1'orphelin, le faible sont places sous la
protection du prince comme ils sont sous celle de Dieu
m&ne ; ils doivent jouir de lapaix Ugale, et les causes
dans lesquelles ils sont int^resses doivent &re jugees
avecune equity etune diligence toutes particuliferes '. »
k De plus , des avocats doivent 6tre donnas aux
pauvres pour empdcher qu'ils ne soient tromp& et
opprim& par les riches 9 . »
Rien d'etonnaut, d'aprfes cela, que les premiers
monuments de la charity ehr&ienne aient survecu a
l'invasion des barbares, et se soient m6me multiplies
au milieu des calamity qu'elle entrafna.
On voit m6me, a c6te des institutions recueillies par
la nouvelle society qui se forme, comme un heritage
des si&cles antdrieurs, se produire, dans la legislation
s^culiere de l'Europe du moyen Age* un nouvel ordre
destitutions apport^es par les peuples conquerants,
et qui prdte un caractere nouveau k la bienfaisance
publique : c'est celui de la solidarity de la garantie
rautuelle. • *
- Le droit de l'indigent a 6tre assistd, la prohibition
de la mendicity oisive et vagabonde, l'obligation im-
pose a la communaut^, aux leudes, de secourir le
pauvre, sont formellement &ab1is par les lois des
Francs : « Que chaque cite nourrisse ses pauvres; qu'il
ne soit point permis aux mendiants d'errer dans le
pays; que personne ne donne l'aum6ne au pauvre qui
refuse de travailler de ses mains 8 .
De mdme, les capitulaires prescrivaient aux fiddles
1 Ibid.
* Capitul.de 805. Baluze, p. 427 el suiv. 4 vol. in-fol. Paris, 1677.
' Voy. De Glrando, De la Bienfaisance publique, t. IV, p. 480.
442 XOTf N AGE.
de r^primer le vagabondage et de pr^venir la mendi-
city par une assistance suffisante. Le pauvre doit 6t*e
recueilli et entretenu dans les x£nodechies; il doit
trouver partout un refuge assur£. Chacun doit iiour-
rir son pauvre. (Test une obligation attachee, pour le
fidele, a la jouissance du b£n£6ce et du domaine 1 .
Ainsi, le Qu&que civile sms pwperet alxto des conci~
les 3 devient 1'axiome legal des Capitulaires. Ainsi, le
droit k 1'assistance passe des prescriptions do l'Egtise
dans celles de la loi. Airoi, la taxe d*s pauvres se fait 16*
galeraeut obligatotre de oonseiencieusement volontaire
qu'elle diait.
Mais les malheurs du temps ne permirent pas a la
ch&ritf legale de fonctionner avec la rigueur fiscale de
son principe, et la cbarit^ chr£tienne n'eut, comma
par le passl, pour soulager ses pauvres , que les se~
cours de la bienfaisance privtfe, et les in^puisables
tr^&ors de l'aurodne,
L'figlise £tait topjours le grand reservoir et la grand*
dispensatrice des aumdnes. Les Capitulaires confient
au clergl la mission de veiller k la gestion du patri-
molne des pauvres. lis confondent mdme ce patrimoine
et n'en font qu un avec rfigjise. L'£g)ise est tenue de
nourrir les pauvres. Les prdtres sont obliges de te&ir
des tables auxquelles les pauvres sont adrais. Les 6?6~
ques doivent subvenir k Igurs besoios, etc- 3 -
Nous trouvougi dans un concile tenu en Angleterre f
au commencement du nenvifeme si&cle, un canon qm
porta qu$ la roort d'un ^v£que on donnpra aux ptu-
1 Recueil des Capitid,, liv. II, ch. X, XIV, XIX, XXX.
* Vpy. ci-dessus, p. 295.
8 Vojr. Ses Capikd. de 9*km.
INSTITUTIONS DE BrciWAISANCE. 44.1
vres la dixieme partie de sod bien, soit en h&ail, soit
en espfeces * .
Parmi les r&glements du concile d'Aix-la-Chapelle ,
tenu en 816, sous Louis le D^bonnaire , il y en a un
qui ordonne aux ev£ques d'etablir un hdpital prfes de
leur dglise cathedrale pour recevoir les pa u vres, et de
lui assignor un revemi suffisant aux ddpens de Y6-
glise. Les chanoines y donneront la dime de leurs re-
venus, ro6me des oblations * .
fin quelques endroits des Capitulaires, il est ordonn£
que, dans les <£glises les plus riches, les deux tiers ties
revenus appartiendront aux pauvres, et, dans les
dglises moins riches, la moitit settlement.
Ces prescriptions furent suivies aussi longtemps que
1'Egliae du moyen Age suivit les traditions et les vertus
de l'figlise primitive. Mais, du moment oft Fdvdque
cessa d'etre evdque pour devenir grand seigneur; du
moment ou ses richesses ne furent pour lui qu'un
moyen d'accumuler d'autres richesses ou de les di+
penser en vaines superfluity ou en debauches , l'fi-
glise, loin ddtre un soulagement, devint un fordeau
de plus pour le pauvre.
Heureusement qu'i cette ^poque rEglise avait un
autre moyen de nourru* les pauvres, c'&akde les appe*
ler dans son sein, c'dtait de les faire pr&res.
Nous avons vu que l'Eglise poss^dait a elle seule la
moifi£ des propria de la France. Eh bien ! les deux
tiers au moins de oes immenses richesses It&ient entro
les mains de la partie pleb&enne du clerg^ 2 .
Le supreme pontife 3tait trfcs souvent un h omme
1 Fleury, Hist, eccl, liv. XL VI, n os 23 et 28.
» CMteaubiiand, EtuUm histor., t. HI, p. 2*4.
444 MOYEN AGE.
sorti de la demise classe sociale : « Tribun dictateur
que le peuple envoyait pour mettre le pied sur le cou
de ces rois et de ces nobles oppresseurs de sa li-
berty*. »
(Test ce qui explique , remarquons-le en passant,
(v comment les pa pes, monarques sans sujets, rois
sans armies, fugitifs m£me et persdcut£s lorsqu'ils
Ian? aient leurs foudres , comment ces souverains, trop
sou vent sans mceurs, quelques-uns couverts de cri-
mes, quelques autres ne croyant pas au Dieu qu'ils
servaient , pouvaient alors d&rdner les rois avec un
mot, un signe, une id^e 4 • »
C'est ce qui explique encore la grande popularity
dont jouissaient les Ordres mendiants :
Les Ordres mendiants ayaient des relations de
gympathie, de famille, avec les classes infe'rieures ;
tous les trouvez partout k la tdte des insurrections
populaires.... « La milice de Saint-Francois se multi-
plia, parce que le peuple s'y enr61a en foule ; il troqua
sa chalne contre une corde, et re$ut de celle-ci l'in-
d^pendance que celle-l& lui dtait. Le capuchon affran-
chissait encore plus vite que le heaume. Le peuple-
moine put ainsi braver les puissants de la terre, aller
avec un Mton, une barbe sale, des pieds crott& et
nus, faire k ces terribles ch&telains d'outrageantes
legons 2 . »
L'hdpital continua , avant comme depuis Charle-
magne, k 6tre la forme sous laquelle la charity admi-
nistra ses secours aux malheureux \ Les mceurs du
1 Ibid., p. 287.
* Ibid., p. 283.
* Le premier hApilal dont l'histoke signale l'&ection, en Fntace,
INSTITUTIONS DE BIENFA1SANCE. 445
clerg£ d'alors ne lui permettaieat pas de songer a
raviver l'institution eteiute des diaconies *. Le pape
Adrien, que Charlemagne estimait si fort , est le seul
qui Fait tente 2 , et Charlemagne lui-m£me , qui n'a
fonde aucun hdpital et qui abolit le droit d'asile % pa-
rait avoir donne ses preferences au mode de secours
a domicile 4 . Mais le mode de secours en commun,
dans un etablissement public special, pr&ralut, et,
sous Charlemagne et ses successeurs, on trouve cinq
especes differentes d'etablissements de charite , quel-
quefois separe§, quelquefois reunis, pour les pauvres
valides, pour les malades, pour les orphelius, pour les
vieillards, pour les enfants 5 .
apres rinvasion des barbares, est celui de Lyon, fonde* par Childeberl.
Les hopitaux d'Aulun et de Reims le suivirent de pres. — En 800,
saint Landry, 6veque de Paris, 6rigea, a ses frais, TH6lel~Dicu pres
de la caihgdrale, a 1'endroit m£me, dit-on, oft nous le voyons encore
aujourd'hui (Voyez pour les autres hopitaux 6rig6s au moyen age dans
les autres fitats de l'Europe, Fleury, Hist. eccl).
1 Voy. ei-dessus, p. 211 et suiv.
1 Fleury, Hist, eccl., liv. XLV, n° 4.
3 Le droit d'asile, ce myslere des temps antiques, s'est perpeHue*
sous le ehristianisme, avec des abus nouveaux. Les Iglises, les cou-
venls, les cimetieres, les maisons des 6veques gtaicnt autant de lieux
sacrgs qui soustrayaient les coupables a la vindicle publique. Charle-
magne, le premier, a rem6di£ aux effets dlsaslreux de ce privilege
institu6 dans I'inlgr&l du crime. En dgfeudant, sous les peines les plus
rigoureuscs, de porler des aliments aux condamn£s r£fugi6s dans les
gglises, etc , il a pris Tabus par la famine, et Tabus s'est rendu faute
de vivres (Voy. Gautier de Sibert, Variations de la monarchic /rang.,
t. II, p. 55).
* On lit dans un des Capilulaires de Charlemagne : « Nous youlons
que chacun de nos fideles nourrisse ses pauvres soil sur son benefice,
soil dans l'inte>ieur de sa maison. »
8 Voy. De Gtfrando, De la Bienfaisance publique, I. IV, p. 282. —
C'est a Milan que fut fond£, vers la fin du huitieme siecle, par les
soins d'un vertueux prfllre, Da! lieu s, le premier asile ouvert a l'enfance
deMaisste. Dans lc onzieme siecle, Montpellier vil s'clever un hospice
446 MOYEN AGE.
Les deux cruelles maladies qui ravagerent la chre-
tient^, a la fin du dixieme et au commencement du on-
zifeme sifccle, — *le feu Sainl-Antoine, et la lepre importee
d'Orieot par les croises , — augment&rent considera-
blement le nombre des hdpitaux. On ne les appela
plus, des lors, que Uproseries ou maladreries l . Leur nom-
bre s'accrut a un tel point qu'il depassa bient6t dix-
neuf milie dans toute la chr&ient^, et qu'il y en eut
plus de deux mille dans le royaume de France sen?
lement 2 .
Pour soulager de tels maux, la charity chretienne
dut se multiplier et donner a l'exercice de son zele une
forme et une extension qu'elle u'avait pas encore prises
jusque-la. C'est de cette epoque, en effet, que datent
les Ordres hospitallers que les onzieme, douzi&me et
treizieme siecles virent serepandre dans toute 1 'Europe 3 .
Tous les secours donnes, tous les h6pitaux ouverts
etant impuissants k pourvoir a toutes les n^cessites de
la inisere, les gouvernements songerent a y ajouter
d'autres moyens. C'est dans ce but et pour remddier
aux maux provenant de Fusure, du haut prix des grains,
et de 1'envahissement du luxe, que Charlemagne, et,
apres lui, les rois de la troisieme race, rendirent plu-
sieurs ordonnances pour la fixation du taux de 1'inte-
pour lesenfants abandons. Marseille, en 1188, fondait un hospice
serablable. Bordeaux, Aix, Toulon, imitfcrent bientdt Marseille. Plus
tard, en 1523, Lyon ouvrail son H6tel-Dieu aux enfanls abandonnls.
Ge fut le dernier asile qui leur fut consacrl pendant lejmoyen age.
1 Les Upreux etaient appelcs ladres, du nom de saint Lazare, pa-
tron des pauvres et des malades, que le vulgaire appelait saint Ladre.
1 Voy. Daniel, Hist, de France, t. IV, p. 274.
8 L'ordre de Saint-Jean~de Jerusalem, l'ordre des Chevaliers Teuto-
niques, l'ordre de La TriniU, l'ordre de La Merci (Voy. YAbrtgi hist or.
des hdpitaux, par l'abb6 Recalde).
INSTITUTIONS Dfi BIENFAISANCE. 447
r£t de l'argent, pour la determination d'un maximum
de prix dans les ventes des denrees n&essaires k la
subsistance des pauvres ', enfm pour la fuglemen tation,
par voia de lois somptu aires, des d^penses de table et
d'habiliement \
Mats ccs deux derni&res mesures furent sans r£sul-
tat, et presqtie aussitdt rapportees que prises 3 .
Quant a la premiere, on ne put la rendre un moment
efficace qu'en faisant concuiTence aux juifs usuriers,
au moyen de banques de prdt sur nantissement, dont
la premiere fut etablie a Perouse, en Italie, Tan 1450,
sous le nom de monle di pieta, par les soins d'un obscur
et pauvre moine, Barnabe de Terni \
En moins d'un siecle la contagion de Texemple gagna
les principales villes d'ltalie, et des mouts-de-pi^te s'e-
tablirent de toutes parts, a Orviete, k Viterbe, a Bolo-
gne, k Mantoue, etc., etc. \
1 Voyez notammenl ordonn. de Philippe le Bel, de mars 1304.
* Une ordonnance de 1294 porle : « Nous voulons que toute ma-
niere de gens qui n'ont six millo livres de rente tournois n'usent el ne
puissent user de vaissellement d'or et d'argent, ni pour boire ni pour
manger, ni pour autre usage, et que nul, sous peine de corps et de
biens, n'y fasse faute. » — Une autre ordonnance de la rn6me annle
porte ; « Nul bourgeois ni bourgeoise ne portera vert, ni gris, ni her-
mines, ni or, ni pierres pr&ieuses, ni couronnes d'or ou d'argent. Les
dues, les comtes, les barons de six mitle livres de terres ou plus pour-
ronl faire quatre robes par an, et non plus, et les femmes aulant. Nul
ne donnera au grand manger que deux mets et un potage au lard, sans
fraude; et s'il est jedne, il pourra donner deux potages aux harengs
et deux mels. II est ordonne* que nul pr£lat ou baron ne puisse avoir
robe pour son corps de plus de vingt*cinq sous tournois l'aune de
Paris. »
8 Voy. details inle>essants a ce sujetdans YHist. de rtcon.polit. de
M. Blanqui, 1. 1, p. 219 et suiv.
4 Voy. la notice que M. de Watteville a inse>ee sur les monts-de-
pttte dans VAnnuaire de I'economie politique pour 1848, p. 192.
8 A Orviete en 1463 j Vilerbe, 1471 ; Bologae, 1473; Savone, 1479 j
448 MOYEN AGE.
Dans le principe, tout &ait gratuit dans les monts-de-
piet£; les sommes pr£t£es l'&aieut sans interdt, tandis
que les juifs prelevaieut quelquefois de trente a qua-
rante pour cent. De la leur succes prodigieux. « Mais
les Chretiens charges de les diriger ne tarderent pas a
surpasser les exactions usuraires les plus audacteuses
de leurs rivaux, et, apr&s moins de dix ans d'existence,
les monts-de-piete etaient devenus, ce qu'ils sont au-
jourd'hui, des abimes on verts sous les pas du malheur
plutdt que des asiles pour y echapper * . »
§ VI.
Monasterea.
Desordres dans les monasterea da moyen age. — La char i 16 n'y est plus que
la maratre des paovres. — Rtformes. — A quoi abouttesent. — Miihode
dor pour corriger les reguliers. — Prison penitentiaire de saint Jean Cli-
maque. — Domus semola, — Vade in pace.
L'alliance monstrueuse du beau et du hideux, qui
se produit sur le fronton de nos vieilles cathedrales ou
Ton voit, dans un m6me groupe, des monstres gro-
tesques et les anges du ciel, des vierges gracieuses et
des figures iufernales ou obscenes, nous offre Tern-
bl&medes monastferes du moyen &ge.
Les ordres monastiqnes , qui civiliserent le moiide
moderne, offraieut alors, en effet, dans les Elements
qui les composaient , « le melange de tout ce que la
societe reufermait de plus brillant et de plus hideux,
Mantoue et Parme, 4488; Cescne, 1489; Podoue, 1491; Florence,
1492; Milan, 1496; Turin, 1519; Rome, 1539; Vicence el Naples,
1534 [Ibid.).
1 Bfanqui, ub. sup., p. 184 el 185.
monasteres. 449
de plus pur et de plus ignoble. Les couvents dtaient
les asiles sacr^s, les cit^s de refuge ou se retiraient
eeux que le monde repoussait, aussi bien que ceux
qui repoussaient le monde. En outre, les ordres mo-
nastiques offraient le contraste choquant des passions
les plus opposes a leur vocation, professant la pau-
vrete et accumulant des triors, renongant au monde
et suivant le train du siecle, faisant voeu d'ob&ssance
et secouant toute espece de joug i . »
Malgr^ ces deviations funestes aux rfegles primitives
de leurs saints instituteurs, les monasteres n'en etaient
pas moins encore, au milieu de la societe fractionnee
de cette ^poque, un centre commun et fecond de res-
sources morales et materielles, tant pour les defriche-
ments et pour l'agriculture dont leurs m&airies furent
les premieres fermes-modeles, que pour les arts utiles,
les sciences, les inventions et decouvertes, et tous les
genres de travaux dont 1'esprit civilisateur se r^pau-
dait sur les populations qui s'agglomeraient successi-
vement autour d'eux comme autour de foyers d'ou
jaillissaient la lumifere et 1'abondance.
Nous avons vu quelles ri chesses immenses posse-
daient les monasteres du moyen Age 2 . Longtemps ces
rich esses servirent a alimenter les classes pauvres.
L'abb£ du monastere de Saint-Ricquier, dont nous
avons parle f , partageait, chaque jour, aux mendiants,
cinq sols d'or, et nourrissait irois cents pauvres, cent
cinquante veuves et soixante clercs *. L'ordre de Cluny,
fonde au commencement du dixieme siecle, exergait,
1 I/abb6 Ratisbonne, Vie de saint Bernard, 1. 1, p. 249. — Id., In-
trod., p. 68.
1 Voy. ci-dessus, p. 274.
* Chateaubriand, Etudes histor., Ill, p. 271.
29
450 MOYEN AGE.
tous leg jours , des ceuvres de mis^rieoude en faveur
des pauvres. Outre les aum6oes ordiqaires qui et^ient
de la charge de l'aiimdqier, le chambrier faisait celie
de Fentree du cardme, qvi etait accampaguee d ? une
distribution de lard ou d' autre viande. On voyait par-
fois a cette distribution jusqu'a dix~$ept mille pau-
vres *• Saint Bernard, abb£ de Clairvaux, avait fait de
son couvent qomme le greiiier d'abondance de toute
la Bourgogne. Pendant une disetle, il adopts jusqu'a
tiois mille pauvres qu'il roarqua dun signe particn~
Her, et qu'il nourrit aussi longtemps que dura la fa-
mine 3 .
Ces traits de bienfaisance etaient frequents dans
tous les monasteres; — ce qui fait dire k un ecrivain
religieux de notre temps : « La religion admipistrait la
fortune publique durant la minorite des. peuples; elle
rendait en usufruit ce qu'elle stabilisait en capitaux ;
elle recevait le superflu du ricbe pour satisfaire aux
besoins du pauvre; et ainsi, gi&ce aux institutions
roonastiques, la plaie de la mendicity n' etait pas, dans
les temps de foi et de ferveur, ce qu'elle est deveuue
de nos jours 8 . »
Mais, dans les temps ou la foi fut etouffee sous le
tas de desordres de toute nature que les vices du
moyen Age amoncelereqt dans l'Eglise % la cbarile
monastique cessa d'etre la mere des pauvres pour en
devenir la maratre ; et les mendiants qu'elle oontinua
k recevoir a sa porte ne furent plus pour elle qu'un
1 Fleury, Hist, eccl, liv. LXIII, n° 60.
* Voy. Vie d$ saint Bernard^ par l'abbg Ratisboime, U I, p. 84CL
8 L'abb6 Ratisbonne, ub. sup., p. 247.
4 Voy. ci-dessus, p. 374, et dans la Vie de saint Bernard, ci-defsus
citee, les p. 269, 271 et suiv.
MONAST^RES. 451
moyen de dissimuler, par dhypocrites aumdnes, sa
fastueuse cupiditd.
Alors, la misere en haillons devint le cortege oblige
de 1 ? opulence monacale, et la pauvret^ perdit sa di-
gnite chretienne.
Toutefois, les reformes introduces par saint Bernard
dans les regies des couvents, au douzi&me &ifecle, re-
donn&rent aux institutions tnonastiques un peu de leur
lustre des premiers temps. Mais ce ne fut qu'un lustre,
et tout ce qui reluit n'est pas or !
Toutes les reformes des novateurs aboutirent a
instituer, dans les monasteres, un systfeme de pe-
nality assez £nergique pour reprimer, par des cM-
timents severes, des ecarts que la foi religieuse n'e-
tait plus de force & empdcher, tout en faisant de ces
cMtiments un instrument de moralisation et de repen-
tance*
Les ordres religieux eurent done aussi leur code
des delits et des peines; code que plusieurs de leurs
canonistes ont entrepris de generalise!*, aprfes en avoir
.forme un tout complet et methodique. l/un d'eux, le
pere Octavien Spatharius, ancien provincial des mi*
nimes, s'est livre, dans ce but, a un travail minu-
tieux, et sa Methode d'Ot pour corriger les Riguliers
n'est pas qu'un livre curieux a consulter.
Apres avoir commence par etablir que les religieux
sont exempts, par le droit divin, de la juridiction secu-
liere, quels que soient leurs crimes, Spatharius &ablit
qu'on doit, en toute cause, 1° appeler des temoins,
nonobstant toute coutume confraire; 2° donner un
ddfenseur k 1' accuse; 5° ne jamais le condamner sans
1'avoir entendu.
'Quant aux peines, leur infliction est basee sur ce
29.
452 MOYEN AGE.
principe, « qu'on ch&tie le corps uniquement dans la
vue de sauver Y&me. »
Partant de la, la prison temporaire ou perp&uelle
est la peine introduite, a divers degr£s, pour le cM-
timent de 1'offense, selon la gravity des cas.
II ne paraft pas que saint Benott ait enfermd dans
une prison les religieux qui &aieut un objet de scan-
dale pour leurs freres : du moins, il ne parle nulle-
ment de prison dans sa regie, quoique, dans le cha-
pitre XXVIII, il fasse un d^nombrement exact de toutes
les precautions et de tous les degr^s de penitence qu'il
veut que Ton garde avant de chasser les incorrigibles
hors des mon as teres.
La peine principale d£cern£e par saint Benoft contre
les religieux qui sont tombds dans de graves f antes,
est qu'ils soient exclus et retrenches de la commu-
naut^, a l'eglise, a la table et au travail (chapitre XXV).
II parle, au chapitre XXVII, du soin que les sup£rieurs
doivent avoir de ces religieux qu'il appelle excommu-
nits, et ordonne qu'on leur envoie sous main, de temps
en temps, quelques religieux sages et vertueux pour,
les consoler, et rendre leur penitence fructueuse.
Mais on ne demeura pas longtemps dans un si juste
temperament, et la duret^ de quelques abbds alia
jusqu'a mutiler les membres et crever quelquefois les
yeux de ceux des religieux qui s'etaient rendus cou-
pables de quelque lourde faute ' .
C'est pour mettre un terme a ces rigueurs et aux
plaintes n ombre uses qui en r&ultaient, que saint Jean
Climaque, k la fin du sixieme sifecle % proposa et fit
1 Voy. Capitul. de Charlemagne de Tan 780.
« Voy. Scala Parodist-, Trad. iat. 5* *dit. in-fol., 1633,
MOMA8T&RB3. 453
adopter, en quelques lieux, une prison ptnilentiaire, la
premiere qui ait 6t6 Mtie dans le monde chretieu. Gettc
prison tant vantie, comme 1'appelle le Pererlftabillon,
<§tait construite d'apres le systfeme cellulaire des char-
treux. Deux penitents pouvaient, selonque le jugeaient
les sup£rieurs, 6tre enfermes dans une m£me cellule.
Les cellules etaient saines et claires. Les reclusy dtaient
occupes k divers travaux manuels et recevaient de
fr&juentes visites du supdrieur special prdpos^ k leur
garde et a leur instruction. Du reste, on y etait con-
damn^ pour toujours, et on n'y recevait, pour toute
nourriture, que du pain et des legumes crus, avec de
Feau simple pour boisson 1 .
A d&aut de la prison p&iitentiaire de saint Jean
Climaque, tous les abbes de 1'ordre de saint Benoft,
r^unis k Aix-la-Chapelle, en 817, avaient ordonnd
l'&ection, dans chaque monastere, d'un quartier sd-
par£, Domus semota, pour y enfermer les coupables,
chacun dans une charabre a feu avec une antichambre
pour le travail * .
Mais bientdt, et sous le pr&exte du salut des Ames,
dit Loysel, on inventa une prison nouvelle ou Ton ne
voyait point le jour, et dont un capitulaire fait la des-
cription en ces termes : Horribilem rigorem monachi
exercebant adversus monachos graviter peccantes, eos conji-
ciendo in carcerem perpetuum, tenebrosum et obscurum quern
Vade in pace voeitant 2 .
Malgrd les ordonnances de plusieurs de nos rois et un
arr6t du parlement de 1350, le Vade in pace continua
k d^vorer silencieusement ses victimes, dans tous les
1 Voy. CEuvres posthumes da P. Mabillon, t. II, p. 323.
1 Voy. Institutes de Loysel, t, II, p. 361.
454 M0YEN AGE.
monast&res du raoyen Age, sans qu'aucune voix, assez
forte pour 6tre entendue, s'elev&t pour faire crouler
les vo&tes de ses cachots.
§ VII.
Creltttfw.
▲vantages des croisades pour le commerce, l'industrie, 1'exUnction de la men-
dicity et le bien-6tre des populations.
Peut-6tre paraltra-t-il etrange de nous voir classer,
parmi les divers moyens que le moyen Age oi$anisa
pour rem&iier a la misere, les croisades, ces excentri-
ques et aventureuses expeditions qui, pour conquerir
un tombean, creus$rent tant de milliers de toxnbes et
valurent aux crois^s la lepre, la peste et rindigence.
Cependant, ce n'est pas sans raison que, malgr^ tout
ce qu'elles ont entrain^ de desastres apr&s elles, nous
mentionnons ici la guerre sainte des croisades comme
une guerre feconde en elements de civilisation , de
soulagement et de prospdrite pour les classes souf-
frantes*
Le premier avantage que le peuple retira de cette
fifcvre de guerre &raogfere qui s'empara tout a coup
des seigneurs fdodaux, k la fin du onzi&me siecle \ ce
fut d'etre delivre, pour des annees emigres, pour
toujqurs souveijt , du joug tyrannique de ses oppres-
seurs. Pendant tout le temps que les tyrans des chA-
1 La premiere croisade eat lieu de 10% a 1100; la seconde, de
1147 a 1149; la troisifeme de 1189 a 1193; la quatrifeme, de 1202 a
1204; la cinquitme, de 1217 a 1221 ; la sixteme, de 1S28 a 1829; la
septifcme, de 1248 a 1254; la hmiiim f* denude, eo 1270.
CROISADES. 455
teaux guerroyaient en terre sainte, la paix r^gnait
dans les campagnes. C'&ait alors seulement que s'ac-
complfesait en r^alit^ la Trive de Dieu.
Le second avantage que le peuple retira des guerres
saintes fut de se trouver affrauchi d'une autre tyran-
nic, non moins harcelante pour lui que celle du don-
jon , — la tyrannie du hail Ion , des mendiants , des
pillards, des vagabonds, des oisifs, des gens sans aveu,
de la racaille enfin, pour me servir de l'expression de
Loyseau, dont les manants des villes el les paysans
des campagnes, paisibles et laborieux, dtaient obs^des,
cernSs, &*ras&; — car, tout ce monde-la, hommes,
females, enfants, s'enrdla dans les croisades 1 , et ce
fut une haute pensfo politique des rois et de l'Eglise
de les y encouraged par I'app&t de Tor * et des indul-
gences *, auquel vint s'ajouter l'attrait de la banque-
route et des exemptions d'impdts*.
II est vrai que cette tourbe comprorait, plus d'une
« Vojr. Michaud, Hist, des Croisades, t. VI, p. 43.
s A tous les gueux, k tous les affamGs, k tous les sans le sou, on re*
prlsentait rOrient comme un Eldorado, comme une Californie, oil il
H'y avait qu'k se baisser pour ramasser Tor en barre. Du moins, ce fut
moins l'amour du saint sgpulcre que l'amour de Tor et de l'argent,
amor auri et argenti qui, au dire des chroniqueurs du temps, arma
le bras de plus d'un crois6 ; et non-seulement l'amour de Tor, mais
Pespoir de posslder les plus belles femmes du monde, et pulcherri-
marum fwminarum voluptas (Voy. Ibid.).
• Indulgence pl£nifere, c'est-k-dire remission gSnSrale de toutes les
peines oanoniques, Stall accords It quiconque ferait le voyage et le
service de Dieu, aiilsi se nommait cette guerre. C'est de Ik que date le
relachement de la penitence. (Fietory, Moturs des chrit., LXIT).
* Les premiers crois& ftaient exempts de la taille, et furent dispen-
ses de payer leurs dettes. — La troisieme croisade donna lieu a la
dime sAlftdine, tfest-a-dite k 1« dime de tous les Mens meubles et da
Wtt8 les mentis dont les non croises furent exclusivement charges
{Yoj. A*t., « Blanqui, Hiih de VScoii. polity I, p. 162 et 464, et
notes).
456 MOYEN ACE.
fois, le salut de 1'armee par ses desordres et par la
mis&re qu'elle semait sur ses pas. Mais, du point de
yue exclusif de l'exoneration de la mere patrie auquel
nous nous pla$ons, le r&ultat ^tait le m6me, que ee
flit la famine ou le fer qui la decharge&t de son far-
deau.
Un autre avautage des croisades fut celui-ci : les
barons et les seigneurs &ant forces de se debarrasser
de leurs domaines, la bourgeoisie sedentaire s'enrichit
peu a peu des domaines vendus a bas prix par la no-
blesse vagabonde, et le pouvoir passa ainsi avec les
terres aux mains de nouveaux possesseurs \
D'aulres avantages encore, et de plus grands % fu-
rent le resultat des croisades. Nous n'eii rappellerons
plus qu'un : celui-ci coucerne l'industrie. On sait que
les croisds enrdlaient de preference les hommes qui
avaient un metier ou qui exer$aient une profession
m^caiiique. Or, ces industrieux pterins ne faisaient
pas toujours un voyage inutile pour leur pays : ils ap-
prenaient, dans Damas, a travailler avec succ&s les
metaux et les tissus ; ils trou vaient en Orient des ma-
nufactures de camelot, dont les echantillons exciterent
l'admiration de la reine Marguerite; beaucoup de villes
1 Blanqui, ub. sup., p. 163.
* L'agriculture re^ut des crois£s le murier, le mais, la canne a sucre
et diverses especes de fruits et de llgumes prfcicux. Le commerce
s'enrichit de perfectionnements apportls dans la navigation, del'usage
plus mgthodique et plus 6lendu de la boussole, des relations plus mul-
tipliers des peuples chreHiens entre eux, sous les auspices de la reli-
gion, du droit des gens et des intlre'ts rtoiproques; la servitude y
trouva de nouveaux 616menls de liberty, la commune de nouvelles
franchises, la royaute* des coud6es plus franches, la France l'espoir
prochain de l'unite* centraie dans son gouvernement, etc., etc. (Voy.
sur tout cela HUU des Croisades de M. Michaud.)
R&SULTATS OBTENUS. 457
grecques entretenaient des metiers de soie qui don-
nerent naissahce a la culture du mArier en Italie et
en France, et, par la suite, une extension immense k
ses gracieux produits; les verreries de Tyr aid&rent
au perfectionnement des belles fabriques de Venise,
si justement renomme'es au moyen Age; il n'est pas
jusqu'aux moulins a vent dont l'introduction en Eu-
rope ne soit due aux voyages des crois&s * .
Ainsi, tandis que leurs compagnons marchaient k
la conqudte des lieux saints, les gens de metier et de
profession marchaient k la croisade de 1'industrie, et
dfrobaient aux Sarrasins et aux Grecs des proc£d& et
des secrets plus pr&ieux que des victoires 2 .
§ vin.
Resoltat* obtenos •
Chaos eoonomique du moyen age. — Population. — Inventions et deoowrertes,
— Monuments. — Vices de la feodalitf enfantent ses vertus. — Resultat final
du ehristianisme. — Le mysticisme envahit la charity. — Infidelity de sea
ministres. — Beghards et Franciscains. — Paurret6 absolue, misere absolue*
— Solution du problem* de la misere reste cachee dans le mystere de la
croix.
Dans les diverses phases, politiques et £conomiques,
qu'eut k traverser le moyen Age, les divers princlpes
constitutifs des fitats et des socie'le's, faisant effort de
tous cdt& pour se d^velopper librement, rencon-
tr&rent n£cessaireraent de vives resistances, et ne
purent se faire jour qu'au travers des d^combres et
des rubies. Les rois, les grands et les peuples d'alors
1 Blanqui, u&. *t*p., p. 169.
* Michaud, ub. sup. t p. 346.
*
458 MOTEN AGE.
etaient en goerres incessantes pour s'emparer chactm
de la place et da rang tpxe rintertt de la chr£tierit£
et de la civilisation etaiit qiiHls occupassent , et qtTils
gardasserit dans le gouvernement du monde. Aucun
plan r^gulier d'ameKorations sociales ne pouvkit donfc
se former au milieu de ces luttes intestines. Le sys-
thme des impdts publics, celui qui touche toujours de
plus prfes au biefi-6tre des peoples, ne fut qu 9 un6
imitation bizarre et infttme des taxes diverses en
usage chez les Grecs et ehez les Romaitfs. Dee droits
multiplies et arbitraires feur les personnes et sut lei
choses; des traitants et des colle6teurs avides; des
abus et des exactions de toute espece, que favorisait
l'absence de tout coutrdle et de toute comptabilite r£-
guli&re ; la fr&piente alteration des monnaies; la con-
fiscation ; le monopole ; des privileges sans nombre ;
le regime des substitutions et de la mainmorte; des
douanes ; des peages k l'entrle de cbaque province, de
cbaque ville, et par consequent des entraves de toute
espece apport&s au commerce interieur, etc., etc*; tel
est, en abrege, le systfeme economique qui fut prati-
que dans la plus grande partie du moyen &ge '.
Cependant, nous avons vu que d'immenses progr&s
se manifest&rent au sein de la societe humaine a cdtte
epoque. C'eat que le r&ultat final du christianisme fut
de rdunir et de couler, pour ainsi dire, en un seul bloc
les qualites demises des Romains depraves et les
forces brutes des barbaresj c'est que, r£parateur des
vices que la vieillesse des soci&e& am&na, educateur
des hordes nouvelles sorties des antres du Gaucase dt
1 Voy. de Vilieneuve-Bargemont, Mist <U FMon. pOUt., t. I,
ch. VIII.
RtiSULTATS OBTENUS. 459
des bois de la Germanie, le christianisme couvrit FEu-
rope ensanglant^e d'un voile de bienfaisance protec-
trice ' . Aux plaisirs sensuels des uns, le christianisme
opposait le spirituali&me; aux rapines sanguinaires des
autres , le dogme de la fraternity universelle. Que si
le sacerdoce ne demeutit que trop souvent, par le
scandale de ses exemples, ces sublimes le$ons, ce scan-
dale ne fit que manifester plus clansmen t leur celeste
origine, puisque l'figlise.en triompha.
Ainsi, de mdme que dun caillou brut jaitlissent des
6tincelles, et d'un bois pourri des hieurs qui percent
l'obscurite, de mdme des t&>£bres du moyen ftge se
d^gagerent de brillantes clart^s, et, de son chaos, de
puissants elements d'ordre et de population *.
On peut dire m&ne que des vices organiques du
moyen &ge sont sorties ses plus virtuelles produc-
tions.
Ainsi, chaque seigneurie, laique ou ecclesiastique,
&ait un petit £tat qui gravitait dans son orbit e. A dix
lieues de distance, les coutumes ne se ressemblaient
plus. Eh bien! cet ordre de choses, si nuisible k la
civilisation g&i&ale, imprima k r esprit particulier un
mouvement si extraordinaire, que toutes les grandes
decouvertes qui constituent la superiorite de la civi-
lisation moderne appartiennent h cette ^poque : les
glaces, la boussole, les cheminees, le papier, le caf£,
le verre, la soie, le telescope, les lunettes, les postes,
les cartes marines, la poudre k canon, l'eau-forte, la
* Phil. Chasfos, Etudes but U moyen Age, p. 421.
* La population du moyen Age n'glait guere au-dessous du chfffre
de la population d'aujourd'hui. La surface du sol fran^ais, tel qu'il
eaiftte raaioteaant , pou?ait Gtre couverte par vingt-einq millions
d'kommes (Chateaubriand, Etudes hislor., HI, p. 444).
460 MOYEN AGE.
gravure, lea tapis, les orgues, les lettres de change,
les liqueurs spiritueuses, la peinture a 1'huile, la fres-
que, la d&rempe, la connaissance des antipodes,
1'alambic, l'imprimerie, etc., etc. *.
Ainsi, les jurandes du raoyen Age enserraient Tin-
dustrie et les arts dans un cercle tStroit de privileges
et de formalins g&iantes. Eh bien, c'est cette compres-
sion qui servit pr£cis£ment k leur imprimer plus de
puissance et plus d'essor ; et c'est aux corporations de
metiers le plus sev&rement soumises k ces entraves que
sont dues les productions les plus merveilleuses et les
plus utiles. Pour ne parler que des contraries de tail*
leurs de pierre, a la vue des innombrables et gigan-
tesques monuments sortis de leurs mains, et dont la
plupart, encore debout, vous saisissent le coeur d'ad-
miration et d'effroi comme « l'infini rendu palpable, »
qui de nous peut esp^rer devoir jamais nos temps de li-
berty sterile laisser de leur passage des t&noins aussi
multiplies, aussi prodigieux, que les temps de servitude
f&onde de nos p&res 2 ?
1 Voy. Phil. Chasles, Etudes sur le moyen dge, p. 220.
* Veut-on savoir a quel point la France feodale 6tait couverte de
monuments? Quinze cents abbayes ou fondations monastiques; trente
mille quatre cent dix-neuf cures; dix-huit mille cinq cent trente-sept
chapelles ; quatre cent vingt chapitres ayant Iglises ; deux mille fauit
cent soixante-douze prieures; neuf cent trente et une maladreriea,
Yoilk ce qui se trouve dans les treize volumes de la Gallia Christiana,
et 1'ouvrage est incomplet. — Jacques Coeur comptait dix-sept cent
mille clochers en France. Ce n'est pas trop de donner un chateau,
chastel ou chastillon par douze clochers. Tout seigneur qui poss^dait
trois chatellenies et une ville close avait droit de justice. Or, on
comptait en France soixante-dix mille fiefs ou arriere-fiefe, dont trois
mille 6laient titr£s. Une moyenne proportionnelle fournit, sur ces
soixante-dix mille fiefs, sept mille justices, hautes ou basses, et suppose
par consequent sept mille villes closes ou fortifiers. — Somme total*
approximative des monuments, tant gglises que chapelles, villes, chA-
RtiSULTATS OBTENUS. 46*
Le probl&me de la mis&re cut pu recevoir, de ce
grand mouvement intellectuel et industriel du moyen
Age, une solution plus fayorable aux classes souffrantes,
si, independamment des autres causes qui en paraly-
s&rent Faction, la charity eAt eu ses contraries aussi
fortement, aussi universellement organises que l'd-
taient les jurandes, Mais, outre qu'elle fut trahie dans
ses oeuvres par ses propres ministres 1 , la charitd du
moyen Age, qui avait commence par se petrifier dans
un hdpital 3 , finit, au quatorzieme si&cle, par s'ideali-
ser dans le mysticisme au point de n'avoir plus rien a
donner k la r^alite.
II est vrai que, dans la Ltgende dorte, l'ouvrage le
plus populaire de ce temps, il est dit qu'un saint ayant
donne tout ce qu'il possedait, sa chemise m&ne, et
n'ayant garde que son Evangile, un autre pauvre etaut
survenu, le saint donna Vfivangile...; ce qui prouve
que la religion devait 6tre immolee aux oeuvres, la foi
a la charite 3 .
Et, de fait, Fordre mystique des Beghards et des Fran-
ciscains spirituels, ad me tt ait qu'une oeuvre de miseri-
k corde plaisait plus a Dieu que le sacrifice de l'aute], et
teaux, etc., un million huit cent soixante-douze mi He neuf cent vingt-
six, — sans parler des basiliques, des monasleres renfermgs dans les
cit6s, des palais royaux et 6piscopaux, des h6lels de ville, des balles
publiques, des ponts, des fontaines, des amphitheatres, aqueducs et
temples romains encore exislant dans le midi de la France. (Chateau-
briand, ub. sup., 439 et 440).
1 En 4312, les clercs auxquels 6tait confiee la gestion des revenus des
hftpitaux, en ayant abuse* au point d'employer ces revenus a leur pro-
fit, le concile de Yienne defendit de conffcrer les hftpitaux k titre de
benefice a des clercs seculiers, et ordonna de n'en confier la gestion
qu'k des laiqnes, sous l'inspection des ordinaires.
* Voy. ci dessus, p. 236.
* Voy. llichelet, Hist, de France, t. Ill, p. 194 et suir.
40g MOYEN AGE.
que la passion du Christ &ait plus representee dans
1'aumdne que dans le sacrifice du Christ ; et leur vie
elait conforme k leur doctrine, la pauvrete absolue
constituant pour ces mystiques la divine perfection.
Mais, faire de la pauvrete absolue la loi de l'homme
sur la terre, n'etait-ce pas condamner la terre a une
rnisfere absolue, contrairement k la loi du Christ?
N'etait-ce pas, d'ailleurs, condamner la propriete,
precis&nent comme, k la mdme epoque, les doctrines
de fraternity id£ale et d'amour sans borne annulaient
le mariage, cette autre base de la soci&e civile ?
Cest pour cela que l'feglise, protectrice de la societe
et aussi du sens comraun, condamna la th^orie pra-
tique de ia charity de la pauvrete absolhes.
Et, depuis lors, comme avant, la solution du pro-
bl&me de la misfere resta cachde dans le myst&re de la
Croix.
FIN DU DECXlfcMK VOLUME.
TABLE DES MATURES.
mm—mf
PREMIERE PART1E.
PRIMITIVE &2LISE.
Pages.
CHAP1TRE I". — DE LA MISERE GHBZ LBS ISRAELITES, BT DBS W-
stitctions db moisb pour t rbmedibr. — ChrisUanisme et mo-
saYsme. — L'un procede de l'autre. — Pourquoi, avant d'etudier la
misere chez les premiers Chretiens, nous commencons par examiner ce
qu'etaient: — Les riches et les pauvres; — Le travail ; — Le sabbat; —
Les prfcts gratuits et la remise des detles; — L'annSe jubilaire; — La li-
beration pe>iodique des esclaves; — L'hospitalite; — L'aumdne volon-
taire et l'aumdne forcee; — Enfin, la communaute de vieet de biens
— ehez le peuple h6breu 1
§ I. r— Riches et pauvres. — Richesses au temps des patriarches. —
Quand naquit et s'acerut la misere. — Causes. — Polygamic et con-
cubinage legal. — Exces de population et exposition d'enfanls, etc.
— Details sur la vie privce des Israelites. — Pauperes, egeni, vagi,
mendici, leprosi,eic. — Les cinq doigts de la main de la misere.
— Mauvais riches — Portraits. — Antagonisme et parallele du riche
et du pauvre. — Exemples. — Causes. — Probleme de la misere
pose" et r&olu par MoKse. — « II y aura tou jours des pauvres, mais
il peut, mais il doit n'y avoir ni indigents ni mendiants parmi vous. »
— Distinction des livres saints entre pauvreti et misere. — Moyens
proposes par Noise pour adoucir Tune et eteindre l'autre. — Le De-
calogue 3
$ II. — Travail. — In sudore vultus tui vesceris pane. — Conse-
quences de cette condamnation. — Applicable a tous les hommes,
a totites les conditions. — Formes di verses du travail, suivant la
diversity des temps et des besoms. — Hebreux, pasteurs et agricul-
teurs; — Tous retaient, rois et sujets. — Exemples. — Travaux
des femmes. — Industrie domestique et de manage. — Vente de leurs
denreea, seul negoce qu'ils Assent. — La Porte. — Deviennent in-
dustries et commercants quand deviennent Juifs. — Alors le tra-
vail professionnel se developpe et se generalise. — Mais il y avait
des longtemps des artisans et des artistes. — Exemples. — Travail
manuel en honneur. — - Toutefois, rendait impropre a certaines
charges. — But du travail : est-ce pour devenir riche?— * A vantages
du travail. — Dangers de roisivete. — Proverbes de Salomon contre
les faineants. — Salaire ; sa legitimite. — Vertus de L'ouvrier. —
L'cpargne 13
464 TABLE DES MATI&RES.
Pages.
$ III. — Lb sabbat. — Ce que ctttait que le sabbat on jour du re-
pot. — Gommande bous peine de mort. — Travaux permis et de-
fendas. — Exagerations dee Juifs a ce sujet. — Raison de la perio-
dlcite fixe et reguliere qui coupe a intervalles egaux la succession
del ceuvres et des jours. — Origine physiologique de la semafne.
— Sabbat de lhomme et sabbat de la terre. — Ce que c'etait que le
sabbatum terra. — La terre se reposait tous les sept ans. — Com-
ment vivre, pendant l'annee sabbatique, en l'absence de toute re-
col te? 30
§ IV. — Pests gratuits. — Remiss des dettes. — Outre l'annee sab-
batique de la terre, MoYse avalt institu^ l'annee sabbatique des de-
bitenrs. — Remise ou banqueroute generate des dettes, tous les sept
ant . — Prohibition de l'usure. — £change et prfets gratoits seuls
autorises. — Mauvaise foi des dlbiteurs n'en etait pas moins con-
damnee. — Mais peu de preteurs consentaient a dormer ou a perdre
meme leur superflu. — Peu ou point de preteurs des lore ; — Et, des
Iors aussi, point d'emprunts. — C'est tout ce que voulait Molse. . . 37
§ V. — Amiss jubilaibe. — Jubil6 agraire ; institution roagistrale de
Molse. — Toutes les rentes a reme>6. — Au bout de cinquante ans
toutes les terres alienees rentrent aux mains de leurs premiers pos-
aesseurs. — Distinction entre les fonds de terre et les maisons. —
Partage primitif des terres entre les douze tribus d' Israel — Conse-
quences du systeme agraire de MoYse 42
$ YI. — Liberation p4riodique des esclaves. — Les esclaves avaieot
aussi leur annee sabbatique. — Distinction A ce sujet entre les es-
claves strangers et les esclaves hebreux. — Sort et condition do-
mestique des uns et des autres 47
$ VII. — Hospitality. — Vertu chere anx Hebreux primitife. — Mais
moins chere aux Israelites. — Ceux-ci , ma)gr6 les prescriptions de
Molse, avaient en horreur lea gen tilt, et ne se montraient hospita-
llers qu'envers les leurs, ou euver* les proselytes. — Encore n'elait-
ce pas sans restrictions 51
§ VIII. — Aumone. — Deux sortes : volontaire et forcee. — En quoi
consistait et qui s'imposait l'aumdne volontaire. — Preceptes des
livres saints A son sujet. — Admirable* paroles de Job, de Salomon,
de Tobie, de l'auteur de VEccltsiastique, des prophetes. — En quoi
consistait l'aumftne forcee ; — Droit a I'assistance et taxe des pau-
vres institues par Molse ; — Dime triennale ; — Fruits spontanea de
l'annee sabbatique ; — Glanage legal ; — Sanction penale. ..... 53
$ IX. — GommunautS* de biens. — Individuality excentriques sont de
tous les temps. — Secte des pharisfens. — Secte des esseniens. —
En quoi differaient. — Les esseniens vivaient en communaute. —
Leur nombre, leurs habitations, leurs mmurs, leur regime, etc. —
Celibat. — Comment se recrutaient. — Les therapeules. — Repas
egalitaires. — Resultats de cet essai de communisme 63
$ X. — Resoltats obtenus. — La solution du probleme de la misere
TABLE DES MATURES. 465
Pages.
tot qu*tt aVait U& pose" par Motse est-efle sortie de ses institutions P
— Nod* — Pourquoi ? 68
CHAP1TRE II. — DE ?L4 MISERE CHEZ LES CHRETIENS DE LA PRIMI-
TIVE EGLISE, BT DBS MOYBNS PRATIQUES POUR T RBMEDIBR. —
£tat des Juifs a la venue du Messie. — Loi du Jubil6 et aulres Institu-
tions de MoYse abolies. — Misere juive, misere universelle. — Memo
probleme a resoudre. — Moyens de solution : — Des riches et des pau-
vres au temps de Jesus ; — Transmutation de la richecse en pauvrete 1 j —
Transmutation de l'esclavage paten en servitude chrelienne. — Du tra-
vail et de son organisation. — De la Charite" et de ses ceuvres : au-
mdne; prels gratuits; hospitality. — De r administration de la Charity :
diaconies ; hdpitaux. — Cbmmunaute de biens ; — Droit a l'assistanee ;
taxe des pauvres. — Lois contre ia mendicity etc — Peines et prisons
penilentiaires. — Resultals obtenus . 71
$ I. — Des riches et des pauvres, An temts de jesus. — InegalH6 des
. fortunes et des conditions selon le christianisme ; — Doctrine de
aaint Paul a ce sujet. — Pourquoi Jesus, qui pouvait se faire noble
. et riche, s'est fait pauvre et artisan. — Memes egards dus aux pauvres
qn'aux riches. — Malediction de Jesus contre les riches. — Dfetiftc-
. tion du bon et du mauvais riche. — Legendes de Zachee et de La-
fare. — Autres exemples de mauvais riches. — Tourments qui leur
. sonV reserves. — Le La&thenes des Martyrs. — Bons et mauvais pau-
vres. — Exemples des una et des autres. — Les bons seuls sont appe-
16s heureux. — Semper pauperes habetis vobticum.— Masse de pau-
vres qui suivaicnt et obsedaient Jesus.— >Mofsson abondante, mais
moissonneurs peu nombreux ! — Multiplication des pains. — Moyen
pour nous de renouveler ce miracle. 73
§ U. — Transmutation de la richesse en pauvrete\ — Pauvrete
■ chretienne, milieu egalitaire ou misere et richesse doivent se con-
fondre desormais. — J6sus repousse les riches, et appelle a lui les
pauvres. — Est le pain de vie; — Son joug est doux a porter. — La
porte large et la porte Itroite. — S'amasser des bourses que le temps
» n'use point. — Se faire des trlsors dans le cicl. — A quoi bon les
. tresors de la terre, et pourquoi se tourmenter du lend e main ! — -
Dieu ne pourvoit-il pas a tous nos besoius ? — Explication de ces pa-
roles. — Exemples de pauvrete pratique donnes par Jesus, ses disci-
ples et les clercs de la primitive Eglise. — Differences, a ce sujet,
avec la pauvrete des palens. — Tout cela est plus qu'une doctrine,
e'est une revolution. — Ses disciples ne la cbmprennent pas d'abord.
— N'ltait-ce pas, en effet, re n verse r la loi de MoTse, que Jesus di-
. sait Gtre venu completer? — Parabole du jeune homme riche qui
veut devenir parfaiu — Vendez tout, quittez tout, et suivez-moi 1 —
- Comparaieon du chameau et du Irou d'alguille. — Qui done alors
pourra etre sauve { — Explication de cette parabole. — Plusieure y
out vu l'abolition de la propriety individuelle et de la famille. — R6^
futation de cette double erreur. — Dures vertus de l'apostolat. — La
30
466 TABLE DBS MAT I fe RES.
Paget,
vie chrttlenne ordinaire ne lea comporte pea. — Cflibat. — Origene
et ses imitateurs. — Onpeut enirer dans la vie et ne pen tout donner
aux pauvres. — Doctrine contraire des Peres de l'Eglise. — Textes.
— Dissertation sur la compatibility des richesses avec la doctrine
evangelique. — On peat etre bon chr&ien et rester riche. — Mais,
A quelle condition P — Heureux les pauvres d'esprit. — Heureux les
grands qui se font petits. — Les docteurs de la loi appclaient cela
folle : — Folie de la croix ! — C'elait sagesse. — G'est a cette trans-
mutation de Tor en plomb, da superflu en necessaire, qu'aboutit
toute la doctrine du Christ. — Mode, difficulty, consequences de
cette transmutation.— S'est operee sous les apotres. — Peut s*o-
perer de meme, chez nous, par la charity "...... 86
$ HI. — Transmutation de l'esclavage paien en servitude chr£-
tienne. — Libert*, jraterniti, 4galii6, trois mots qui eussent boule-
versd le monde sans cet autre : Servitude commune en Jisus-Christ.
— Jesus-Christ n'a point aboli l'esclavage. *- Pourqooi ? — ~Mais
il l'a transform^. — Comment ? — Opinion des Peres de l'Eglise.
— Transform^ en principe, l'esclavage reste, en fait, avec ses vices
et ses monstruosites d'autrefois. — Yains efforts des empereurs Chre-
tiens. — Cependant, des affrancbissements nombreux ont lieu, mats
pas si nombreux qu'on le dit. — Condition de l'esclave preferable A
celle du pauvre. — Pea d'esclaves done desiraient devenlr libres.
— L'esclavage, d'ailleurs, n'avait-il pas 6U divinis6 par Jesus? —
Le premier exemple d'affranchissement purement Chretien ne date
que de la fin du sixieme siecle. — L'Eglise avait pourvu, du reste,
A ce que les affranchis pussent vivas affranchis. — Deux sources leur
elaient ouvertes: travail et charity 130
S IV. — Du travail, et de son organisation. — Rehabilitation da
travail. — Condamnation de 1'oiaivete. — Qui non vult laborare ne
manducet. — La sanction de l'exemple se joint a la lecon du precepte.
— J6sus, saint Paul, les apdtres travaillaient de leurs mains ; — Idem,
6v$qties, pretres et clercs de la primitive Eglise. — Idem, commu-
nautes religieuses. — Ce n'etait pas seulement pour vivre, jnais pour
pouvoir faire vivre les malheureux. — Occupations qui rapprocjuiient
de la perfection chreTienne, occupations qui en gloignaient. — Les
vendeurs du temple. — Institution du dimanche. — ProprieUda tra-
vail.— Tout travail merite salaire. — Regie pour la fixation -du taux
des sal aires : — A chacun selon sa capacity, a chacun selon ses csu-
vres ; — Sauf conventions des parties. — Parabole du pere de famille,
et des ouvriers envoyesasa vigne, a differentes heu.res. ■*- Travail indi-
viduel et travail societaire. — Leur mode d'organisation. — De via-
geres et libres, les corporations de metiers deviennent obligatoires,
perp&uelles, he>6ditaires, depuis Constantin. -— Ce fut alors que cha-
cun porta sa croix. — Mains lourde, toutefois, que la liberty d'aujour-
d'hui. — Finit par n'elre plus supportable. — Mesures prises contre
les ouvriers deserteurs. ■— Les jurandes romainesmeurejuj de, la mort
de l'empire ; — Renaissent plus tard en jurandes du moyen age* • 147
TABLE DBS MATlftllE*. 467
Pages.
§ V. — De LA CHARITY BT DE SES OEUTRES J — ACMONK f — PRETS GRA-
tcitsj — Hospitality , . . 165
1. De la charite*. — Definition et caracteres de la charitl. —
Qu'est-ce qu'aimer son prochain commesoi-mSmeP — Qu'est-ce
queleprochain?— Nos ennemis, lea mediants, sont-ils notre-
prochain P — jSgoTte" fraternelle substitute a l'egolsme indivi-
duel. — Competle intrare. — Dea acles et non dea paroles. — La
foi de aaiot Jacques. — Explication du mystere de l'in6galit£
dea conditions. — Aumdne, prfits gratuits, hospitality en decou-
lent. . , 166
2. De l'aumone. — Definition et caractere de l'aumdne. — C'est
T une delte. — Obligation de l'acquilter. — Fruits spirituels et
temporels de l'aumftne. — Objet de l'aumdne. — Quels pauvres
doit-on soulager ? — Quantum de l'aumdne. — Faut-il tout don-
iner aux pauvres? — L'fivangile et les Peres en discord sur ee
point. — Les Peres font la regie de l'exception admise par J6-
sus. — Toutefois, distinguent entre le necessaire et le superflu.
' — Notre superflu est le necessaire du pauvre. — C'est son bien.
— Ne pas le lui donner, c'est le voler v — Mais qu'est-ce que le
necessaire, et qu'est-ce que le superflu, d'aprea les Peres de l'£-
glise ? — Leur doctrine a cet £gard taxee d'exageration revol-
tfinte. — Cette exageralion tenait aux mceurs du temps. —
Exemples. — Finit par se rcndre a la raisoo. — Da secundum
vires turn. — Aumdnes des premiers Chretiens. — - Jalousie qu'en
ressent JuUen 1'ApoBtat.— Plus de mendiants ! . . . ." 176
9. Do fret gratuit. — Deux sortes : k fonds perdu, a fonds rem-
• • • • boursable. •— ■ Jesus encourage le premier. — Diner qu'on ne
rend pas. — Dettes. — Remise volontaire. — Quid, quand pas
payees? — Conirainte par corps. — Loi romaine applique* en
. Judee. — Dea lore, pr&s a interftt permis. — Lea Peres et lea
conciles sont d'un avis contraire. — Unanimes eontre l'usure.
.— -Textes qu'ils invoquenL — Textes que nous leur opposons.
— Parabole du talent et de la mine d'argent 197
4. De l*hospitalite\ — Differences et similitudes entre l'hoapi-
talite* dea palens et celle dea chrGtiens.— Les premiers semblent
avoir l'avantage. — Pourquoi les Chretiens pas aussi faciles a
accueillir tout le monde. — Pourquoi l'hospitalite' a cesse* pen
'* a peii d'etre prattquee depths le christianisme? 208
S* yl» — Administration de la charit£. — Deux modes d'exercice :
~ Diaconies ; — H&pitaux. . % 210
" 1 . DlAfcoNnrf. — t Qu*elait-ce ? — Par qui administrees. — Les sept
diacreB de'KomeV— -Origine de leur institution. — fiveques, ad-
minKtriteurs supremes du tresor des pauvres. — Diaconesses.
~ QtfaliteVet ^tactions des deques, des diacres et des dlaco-
nesset^Bfa^ettfcs poavafent&lles rTvre avec les diacres P—
Let agaptoes ious^miroduites. — Abas reprhnl. — En quoi eon-
- - *T
468 TABLE DBS MATURES*
Pages,
sistait le treaor* des pauvres. — Diverse* sources i — Auntae* ;
— Troncs publics et troncs privet ; — Oblations, comment et par
qui recueillies ; — Collectes; — Dimes; — Biens de l'£glise; ri-
v chesses immenses ; d'ou provenaient. — Part revenanl aux pau-
vres dans les biens de l'figlise. — A qui 6tait applique 1 le tr&of
des pauvres. — Distinctions a ce sujet. — Comment et sous
quelles formes etait dlstrlbnt. — Stalistique dea pau?res secon-
rus. — Fratres sporiulanus. — La communion. — L'agape. —
Altare componere. — Minislrare mentis. — Secours a domicile.
— Superlorflft de ce mode de distribution. — Quand cessa. —
' Le diacre Laurent. — Voila nos perles et nos vases d'or,! . . . .211
2. Hospices et hopitaux. — Naissent, quand la charite roeurt :
— Avec fere du luxe et de la richesse. — tipoque et causes
de cette transformation. — Le coociie de Nicee. — Mainteoant
qu'il faut des palais aux Iveques, fautdes Hdleh-Dieu aux pau-
vres. — Jenodochia; — Nosoeomia; — Orphanolrophia, etc, etc.
— Un hospiiium pour chaque genre de misere. — Leur multi-
plied depassee par la croissante multiplicity des pauvres. —
Un pauvre sur deux habitants. — Appeles Gymnasts des pau-
vres. — Gymnasts, en effet! — La pauvrete* s'y exerce a de-
venir pauperisme. — U hospiiium entretient la misere et ne la
guerit pas. — Bien plus, il la fomente. — V hospiiium est a la
charite* ce que la manufacture est a I'industrie. — Pour tarir
la misere, faut en disperser les sources, non les conceptrer. . 235
J VI I. — CoMMUNAtrrti de biens. — Communisme pratique des saints
de Jerusalem. — Communisme theorique des Peres de I'ljglise. —
Communisme religieux des cenobites 245
1. COMMUJUSME PRATIQUE DES SAINTS DE L'eGUSE DE JERUSALEM. —
Secies mosalques dominantes, en Judee. — A laquelle de ces
sectes appartenait Jesus? — Jesus vecut en communaute avec
sea apotres. — Idem, les apotres avee leurs disciples, -~£glise
de J6rusalem.— Nombre de fldeles qui la composaient. — Ce
n'ltait pQint entre tous lea fidelet, mais entre les disciples, entre
les saints seulement, que erani omnia communia. — Preuves.
— - Legende d'Ananias et de Saphira. — Communaute de
biens, non de vie. — Heme, plutot communication .que com-
munaute. — Pas d'indigentBt d'abord, — Bienlot* indigents
abondent. — La communaute ne se soutient plus qu'.a 1'aide
d'aumOnes. — Ce resultat 6tait forced — L'Eglise de Jeru-
salem seule adopte le systeme communautaire et meurt. —
Toutes les autres le rejettent et vivent . . « . 245
2. Gommunisme theorique pes peres de l'eglise, — Textes de
saint Clement, de saint Ambroise, de sain* Grggoire,, de saint
Jerdme, de saint Auguslin, etc. — Ces textes son! cluirs ; —
Tous pvofessent le dogma de la communaute de vie et de biens.
— BUison* Oe cette doctrine, — N> rteft^lfUMmp^ -r- f& &6
TABLE DES MATURES. 409
Pages,
le rftre do toutes les tans ardeatea a Unites let epoques.— Ce fut
eelui da beoabb* Fleury.— Et de 1'abbl Laeoidaire. — 'Theerle
de ce Pere de 1'tiglise moderoe, -• Differences et similitudes
eaire la cofftcauoaut* eVasgeliqoe et le communisme egalitaire. 263
3. Communisme religieux des cenobites. — Impossible dans la
vie civile ordinaire, la communaut6 de vie et de biens est sett-
lement praticable dans la vie religieuse. — Pourqooi, — Origine
des communautes monastiques. — Leur dlveloppement. —
Nombre des premiers monies. — bemocralie da desert. —
Y*e eremitique ou solitaire. — Vie cenobitique ou conventuelle.
— Antoine, Pacdme, Basile, Bernard. — Leurs regies. — Toutes
ont pour base : la chasteti, la pauvretd, Yobfhsance; — Pour
modes d'action : la cellule, le travail, Vabnigation ; — Pour
instrument de conservation , d'expiation , de penitence ,: la
jmert, le silence, les maceyations corporelles. — Polemique
en Ire les docteurs au sujet du system* cellutaire. — Le sys-
teme de la vie en commun prevaot. — Classification par /a-
milles. — Idem, par moratites. — Monasteres, refuges detous
les pauvre*. — Probleme de rextfnetion de \« misere par la pau-
Yrete* resolu 216
£ VIII. — Droit a L'A8ftj*TAW3K. t Taxb. des kmthmw..— Pourquoi
lea empereure chrftiens n'ent rien dit du droit a t'assfctaiKe. — Poor-
quoi lea eoueUe* seals ont coasacri ee droit. — Qumqtu eivitas euos
> pauper es aliw. — D'oii derive eette obligation. .-» lfaeuri» des Peres
de 1'EglUe, de l'archevfcque de Paris, de l*abb6 Lacordaire en? le
droit a rassistance: — La terre est le patrtmome do gear e humain.
— Les pauvres y out dcoit comme les riches^,— Lea aiehee ne,sottt
que depositaires des biens qu'iU possedent. — Dieu en est seal pro-
priltaire. — Les riches sont les admuustrateurs et lea economes de
sa providence. — Dieu n'a donne" one plus giande. part lie ibiea&aux
una que sous la condition d'en faire jouir les autre*..-- 11 nejajeur
a donnee, d'aUleurs, qu'en consideration de la plus gsande somme
de leurs besoins. — La ou expire, le hesoin. legitime, la. expire
l'usage legitime.de la propriety -r Ao dela (»inci«nce la> propria
du pauvre. — Le superflu du rich© est son biea. — L'enpraver,. e'est
le priver de. sa propre chose; — * C'est, le voter. -— L'assiatance nJest
done pas on don ; e'est une dette. — Quand. la, geuHre la reclame,
ce nest pas le v&tre qu'il demande, e'est le sien. — Sua non tua.
— Mais eette dette, si le riohe oe la paye pas, le pauvre est-il en
droit de l'exiger? — Non^. — Car ce n'eat point aux pauvres person-
nellement, mais a Dieu, dans la personne des pauvres, que la
ereaace. apparent. —Ce e'est done point da pamrre, mate de Dieu
qulon, eat debileur. — . C'est done affaire de conscience a ue^er avee
Dieu, non affaire by<#>Ugatfon legale a Teller avec la justice. —
G'esJt aiasi que les doetrjnas let plus hardies, do andsttanftiaie pov
te^*a,f^^U^vJ»w feeiJk e^tottr eo^tre-poid«. . .......... 293
470 TABLE DBS MATI&RB8.
foges.
$ IX. — Repressioh m la «Em>icm!, ETC. — Est-11 vrai que la men-
: . 4idt6 ne dale que da christianisme^ — Preuves dft contraire. —
Est-il vrai que le cbristianisme favorlse la mendicity et la fainean-
tiseP— Doctrine de Jesus, de saint Paul, de saint Basile et de saint
. Ambroise contre les mendiants et l'oisivetl. — Autre doctrine plus
indulgente pour la mendicity — Ne. sommes^nous, pas. nou$-memes
fes mendiants he Di'eu? — Scandales donnes par les faux mendiants.
' — Lois des empereurs Chretiens contre les mendiants. — Id. contre
la prostitution. — Vains efforts. — Saint Augustin defenseur des
lupanars • 305
§ X. — Peines et prisons penitbntiaires. — Adoucissement intro-
. duit dans les lois penales depots Gonstantin; — Prmcipalement dans
(( les prisons. — Parallel^ du sort du detenu sous I}ome pstfenae •*
sous Rome chretienne. — Regime disciplinaire. — Classidcations. —
Femmes deienues. — Visites des magistrats et des eveques dans les
% , .prisons. — Liberte* individuelle. — Graces jet indulgences. — Dia-
cres et diaconesses. — Procurators pauperam. — A la difference du
droit civil, le droit canonique admet la prison comme peine. —
Peines civiies et peines canoniques. — Celles-cl ne remettent point
les premieres. — Canons penitentiaux. — En quoi consistaient les
penitences. — Quatre degres d'epreu ves ; quatre ordres de penitents :
Pleuranli; audiieurs ; prostentfs ; consis tarns. — Lapti et recfdivistes.
- — ^communication ; interdit; suspense; monitoire. — Couvents
et monasteres. — Prisons penitentiaires proprement dites. — Re-
pentir efface le pechfe; a quelles conditions : — Pain de douleur et
. eau d'angoisse. — Expiation* repentir, intimidation, pierretrian-
. gulaire du systeme penitentiaire de I'&glise. . .... 813
S'XI. rescxtats ob'tehus.— Mosalsme e( christianisme.— Mondeprf-
* sent et moride futur. ~ Amour des richesses cbes Tun ; mepris'des
ricbesses cbes I'autre. — Tous deux se rapprochent en un point :
— Faut s'enricbir, comme s'appauvrir, pour les autres. — • Mais si
cbristianisme regno, paganisme gouverne. — Exemples. — Charit6
est de doctrine. — Pratique, d'exception. — Nombre et condition
des pawns, des necessiteux, des mendiants. — Vices de Rome
ehrltienne.— -Misere, cause et effet.— Depopulation des campagnes.
— Le fisc. — Les Bagaudes. — Vains efforts lies empereurs. — Im-
puissance du christianismel — A" foi nouvelle, peuple nouveau. —
•• Viennent les Bartrares. ...;......,........,.,. 332
DEUXlfiME PARTIE. ' ' '
MOtEN AGE.
GHAPITRE I«. —*T AT DBS PBRSORHES BT bBS CfcOSfcS AlT MOtBH
age. — Les barbares. — La feodaliu. — L'&glise. — Le peuple. — La
misere 845
$ L Lbs barbares. — Invasion des barbares.— leufr rarages';— Lehrs
crimes. — Le cbristianisme impuissant a adoucir leurs maun feroces.
TABLE DBS MATURES. 471
N Pages.
— Les rols francs. — Les leodes. — Misri dominici. — Portage dea
terras conquises. — Preludes du tysleme f Social 345
§ II. La feodalit£. — Deux aortas de propriltes : beneHciales et allo-
diales. — AUeux et frane-alleux. — Fiefs et arriere-flefa. — - Deux
aortas de personnes : nobles et roturiers. — Vilains et vassaux. —
Mceurs feodales. — Ignorance. — Guerre et pillage. La treve de Dieu.
— Bandits grands seigneurs. — Plus de suretl nnlle part. — Pas
plus dans les Titles que dans les campagnes. — Impudicites.- — Regies
mereiricet. — Bordeaux on Claplers. — Pratiques devotieuses. —
C*cst Urate la religion de ces temps-la 353
§ HI. L'eglise. — En faisant les barbares chr&iens, le clerge* devient
barbare. — Comment et Pourquoi. — Toute-puissance de l'£glise.
— Sa hierarchie. — Son ubiquity. — Ses immense* richesses. — Fait
argent de toot. — Simonie. — Oblations. — Banque du pape. —
Cupidite* et oppression. — Ignorance et depravation de mcsurs. —
I«e royaume de Satan. — Ces desordres sont-ils la regie ou l'excep-
tion , ♦ . . . 367
$ IV. Lb peuple. — Quand commence a naltre. — Gomprend les di-
verses classes de travailleurs. — Glasses asservies : serfs, Vilains,
eagots, juife, lepreux. — Glasses roturieres libres : bourgeois, ma-
nants, gens de negoce et de m6tier, gens de bras et de labour,
paysans, condUionales, tributarily etc. — Gent taillable et corveable
A merci 377
8 V. — La misers. — Misere a£freuse partout apres l'invasion. — Se
transforms, sans s'eteindre, sous Charlemagne et ses successeurs. —
Servitude et servage. — Prix enorme des Dies. —Exposition dee en-
fants, mise a mort des vieillards. — Famines et pestilences. — Le
mal d'enfer. — La fin du monde. — Recrudescence de misere sous
la feodallte. — Les loops de mer. — Nouvelles famines. — La paste
noire. — Nourrlture, demeures et v&tements du peuple. — Le peuple
aeul est malheureux. — Alteration des monnaies. — Exactions du
fisc. — La maltote. — Obnoxiations. — M endiants. — Pelerins.
— Flagellants. — Pastouraux. — Pillards anglais. — Brigands gen-
tilshommes. — Le paysan aflame se revolte. — La jacquerie. —
Terrible revanche des nobles. — Devastation des campagnes. —
Cherts des vjvres, — Mortality. — £pid6mie du crime. — Les tou-
chers de Paris et les eabochiens. — La praguerie et les ecorcheurs,
etc., etc. — Regne du diable. ..,...., 388
CHAP1TRE If. — EEMEDBS au mal.— Abolition de l'esclavage. — Af-
franchissement des communes. — Organisation du travail. — Institu-
tions repressive*. — Institutions de bienfaisance. — Monasteres. — Croi-
sades. — Resultats obtenus 404
§ I. — Abolition de l'esclavage. — Mission sociale du clerge\ —
Charity temple par la prudence. — Affranchissements graduels.
— Serfs de corps, serfs de la glebe. — Leur condition en droit. —
Id. en fait. — Le servage substitue a l'esclavage. — Differences
472 TABLE DES MAtlfeRES.
Pages,
de ee* deux Matt. — Ordonnances eeiebres; de Pbfttppe ie Btel et de
Louis le Rutin, — Lea serfs refusent la liberty qut lenr eat offerte.
— Pourquoi •....•••» 404
$ II. — Affrahciissemiht dbs cowroftts. — Ortfcme et cause deeet
afliranehiasfNnent. — Son earaetere. — Contutamm, Sigillwn, Om-
• munitatem. — Noma divers que prennent les eoirnnones affranehfes
et lean magistrals.— La royautti s ? onit aux bovrgeois. — Louis
leGros. — Le cterge* «st-il favorable oil hostile a Taffranchis«ement
- dea communes? — Novum ac yessimum nomen, — Avantages da
self government pour les commcmes. — Ses Inconvenieats. — Qa'y
• gagne le peupie? , . . . • < 41 1
$ HI. — OaGAmsATiow du travail. — Corporations de metiers oa ju-
randes. — Republiques ouvrieres , . 416
1 . Corporations de motors od jcrandes. — Orlgtae dear ju-
randes du moyen age. — Ont un triple earaetere : religteux,
civil, militaire. —-Different dea Jurandes romaioes. — Oa est
toujour* Hbre d'en soKir. — • Mais, mattrea du sol le sont aussi
dea metiers. — Glebe poor Patelier, eomme gldbe pour la oul-
L ture des champs. — Hlerarchie feodale appliquee a l'exereice
des metiers. — Despotisme de la boutique. — Philippe Au-
guate et saint Loots. — Livre dea metiers d'Etienne Boileau.
— Ordowiance prevotale de 1368. — Ses - resaltate. — Trois
classes .de professions. — Mattrea et apprenlis. — Le chef-
d'oeuvre. — Avantages et iaeonveuients cUi sysleme des ju-
randes. — Leiir police. — Laura privileges. — Leur admi-
nistration ., - . . . . 416
2. Republiques ouvrieres. — Republiques industrielles de Flan-
dre. — Republiques agricoles de Suisse. — Republiques com-
merciales ansealiques. — Republiques ouvrieres. de 1'lUiie. —
Le sceptre e'est l'outil. — Arislocratie de la. blouse. — Domina-
tion des vilains et des mananU. — La souveraiuete aux mains
des marchands. — Noblesse de laine. — Theories commerciales
appliquees a la pratique du gouvernement. — Magistrals pris
dans les comploirs et les cchoppes. — Quid indh ? 426
§. IV. — Institutions repressive*. — Lois penalcs dea barbares. —
Vengeance et composition. — La fredum. — L'instruction judi-
ciaire. — La prison. — Le gibet. — Le bourreau. — Lois petiales
de la feodalite. — Pcines arbitruires. — Hauie, basse et moye/me
justice. — Signes visibles des justices. — Difference entre gibet et
pilori. — Squeleltes cliquetauts. — MendiauU et vagabonds pendus. 430
8 V. — Institutions de bienfaisance. — Lois barbares sur les pau-
vres. — Humanite de ces lois. — Sysleme. nouveau de solidarity et de
garaulie mutuelle. — Le droit A I'assistance passe des canons dans
les Capitulaires. — L'figlise est toujour* la depositaire et la dispensa-
' trice du bicn des pauvres. — Mais, quand devieul ieodale, cease de
remplii sa mission. — Aiors les pauvres se font preires. — Les deux
TABLE BES MATURES. 473
Pages,
tiers de la fortune da clergl appartiennent k sa parlle pllbeienne. —
Consequences. — L'hdpital est la formule exclusive de la charitl. —
Cinq especes d*eiablissements publics de bienfaisance. — Grand
nombred'hftpitaux. — Ladreries et maladreries.—Ordres hospital iers.
— Abolition da droit d'asile. — Maximum. — Lois somptuaires. —
L'usure et les monls-de-piiU 438
§ VI. — Monasteres. — Desordres dans les monasteres du moyen
age. — La charite* n'y est plus que la maratre des pauvres. — Rc-
formes. — A quoi aboutissent. — Milhode dor pour corriger les
reguliero. — Prison pinitentiaire de saint Jean Climaque. — Domus
semota. — Vade in "pace 448
§ VI 1. Croisades. — A vantages des croisades pour le commerce, In-
dustrie, l'exlinction de la mendicity et le bien-£tre des populations. 454
§ V11I. — R^sultats obtenus. •— Chaos economique du moyen age. —
Population. — Inventions et decouvertes. — Monuments. — Vices de
la feodalil£ enfantent ses vertus. — Resullat final du christianisme.
— Le mysticisme envahit la charity. — Infidelity de ses minislres.
— Beghards et Franciscains. — ^"PauvreW absolue, misere absolue.
— Solution du probleme de la misere reste cachee dans le raystere
de la croix 4&7
FIN DE LA TABLE DU TOME DEUX1EME
ivpmuerie de GU STAVE GRATIOT, II, rue de la monnaie.
» ..» - . -»■ .n
filOTaSSOM?^
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